La recherche en sciences sociales s’accorde à dire que les identités modernes sont multiples. L’individualisation implique en effet la reconnaissance de l’acteur au-delà des rôles qu’il joue, en tant qu’être unique aux multiples facettes. Dans un texte sur les usages du temps libre depuis l’apparition des congés payés en 1936 jusqu’à nos jours, l’historien André Rauch remarque que « Ces oppositions ne signent pas le crépuscule des masses, tout au plus celui des temps solidaires. Après le temps collectif du calendrier, on se met au rythme de l’agenda et des durées personnalisées »[1]. La fluidité des identités créée de nouvelles exigences en matière de construction identitaire[2] qui favorisent l’investissement dans des pratiques culturelles de plus en plus variées et éloignées de l’activité professionnelle, qui perd la place centrale qu’elle pouvait occuper dans la définition du soi. « Les lois sur les 35 heures ont ouvert une ère nouvelle de l’identification sociale. Le moment est venu de ne plus se reconnaître selon sa profession, mais selon l’usage de ses temps de liberté »[3]. La morale, qui jouait jusqu’aux années 60 le rôle du tiers fondateur permettant de se constituer en tant que sujet, a peu à peu cédé la place aux passions individuelles, ainsi que le supposait déjà Georg Simmel : « l’essence même de la modernité, c’est le psychologisme, la tendance à vivre et à interpréter le monde selon nos réactions intérieures, à en faire littéralement un monde intérieur »[4].
Les enquêtes sur les pratiques culturelles des français réalisées par le ministère de la culture[5] montrent que les pratiques artistiques en amateur enregistrent une hausse significative de leurs adhérents depuis les années 1980, alors que la récession économique et le retour du chômage imposent le retour de contraintes en contradiction avec les valeurs d’hédonisme développées par la génération des 30 glorieuses. L’investissement dans des pratiques extra-professionnelles, outre le fait de produire du lien et de fournir des appuis sur lesquels construire son soi profond, sont également l’occasion de s’investir dans une activité plus en adéquation avec les centres d’intérêts personnels, face à une situation professionnelle qui peut être vécue comme non-satisfaisante, voire aliénante. Pour Rauch : « La crise économique des années 80 (…) fait du loisir un temps de récupération identitaire, au cours duquel sont collectés des symboles qui font défaut le reste de l’année »[6]. Ces questions ont pris davantage d’importance dans les années 2000. En effet, le numérique a contribué à démocratiser les moyens de production, les rendant accessibles au plus grand nombre, quand Internet offre un espace de diffusion et d’échanges pour les pratiquants amateurs qui peuvent partager leurs connaissances afin de surmonter les difficultés qu’ils peuvent rencontrer lors de la réalisation de leur projet. C’est bien ce qui fait dire à Patrice Flichy que « De même que nous avons vécu depuis deux siècles une double démocratisation, à la fois politique et scolaire, de même nous entrons dans une nouvelle ère de démocratisation, celle des compétences »[7].
Il nous semble que ces formes d’investissement, qui bien souvent coûtent plus qu’elles ne rapportent à leurs auteurs (investissement de temps, parfois financier, qui ne sont que très rarement rémunérées), sont indissociables du débat sur la place qu’occupe aujourd’hui l’activité professionnelle dans la construction identitaire des individus, et plus généralement dans leur quotidien. Le monde productif du XXe siècle a ceci de particulier qu’il a vu s’accroître le décalage entre structures productives et sociales. Selon l’économiste Daniel Cohen : « Le décalage entre l’économie et la société se fait sentir de plus en plus pesamment. L’heure de la « rectification » devient inéluctable. Mai 68 peut s’interpréter comme le moment où se casse la branche sociale sur laquelle est assis le monde industriel des « temps modernes »[8]. L’ère de l’informatisation représente l’exact opposé de l’appareil productif du XXe siècle : à l’exigence de tout standardiser succède l’exigence inverse, puisqu’on attend désormais des travailleurs qu’ils soient polyvalents. Certaines fonctions disparaissent, la coordination des tâches est devenue une nouvelle tâche productive et ne peut être spécialisée, tandis que les employés sont moins soumis au contrôle de leurs chefs qu’à la régulation exercée par l’outil informatique. « On assiste à un retour de « l’auteur ».Le travailleur doit désormais prendre des décisions, parler à la clientèle ou à ses collègues.[9]».
Pourtant, ces injonctions à l’autonomie sont rarement suivies d’effets réels : la portée de tels changements n’a rien d’évident. Ce qui explique l’attrait exercé par les professions artistiques, supposées permettre aux individus de s’exprimer, qui attirent de nouveaux prétendants toujours plus nombreux[10]. Tellement nombreux que beaucoup ne parviennent pas à les intégrer durablement, à tel point que Pierre-Michel Menger évoque un « gâchis de compétences ». En effet, l’investissement de ces personnes dans la sphère artistique les prive souvent d’une possible réussite professionnelle dans un autre domaine. La tension entre travail utilitaire et travail comme expression de soi n’est pas encore résolue, malgré les intentions affichées.
– Quelle est aujourd’hui la place de l’activité professionnelle dans la construction du soi ?
– L’exigence de polyvalence n’est-elle qu’illusion, de sorte que les deux formes de travail précédemment citée seraient irréconciliables ?
– Peut-on penser l’activité professionnelle d’une majorité comme condamnée à rester insatisfaisante, en contradiction avec l’utopie introduite par l’importance des diplômes sur le marché du travail ?
– Si c’est le cas, quelles lectures les sciences sociales peuvent-elles proposer du phénomène ?
– Comment peut-on lier l’insatisfaction professionnelle avec l’investissement dans des activités culturelles et artistiques et quels effets peut-on observer ?
Ces questions nous semblent non seulement d’actualité mais à même de proposer un nouveau regard sur le phénomène des pratiques artistiques en amateur et de la fictionnalisation de l’identité, et peuvent concerner aussi bien historiens que sociologues, économistes ou anthropologues.
Thèmes suggérés (la liste n’est bien sûr pas exhaustive et les propositions sont les bienvenues) :
– Identité et construction du soi
– Identité imaginaire et fictive
– Expression du soi
– Le rôle des médias
– L’activité professionnelle
– Postmodernisme
Calendrier et modalités pratiques :
Les propositions ne devront pas excéder 400 mots et sont à transmettre avant le 31 juillet 2012 à l’adresse suivante :
La durée prévue pour les communications est de 40 minutes. La date exacte de la journée d’études sera communiquée ultérieurement. Elle aura lieu à l’adresse suivante :
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Centre de la vieille charité
2 rue de la charité
13002 Marseille
Site du Centre Norbert Elias : http://centre-norbert-elias.ehess.fr/
Références bibliographiques
Caron F., Les Deux révolutions industrielles du XXe siécle, Paris, Albin Michel, 1997
Chauvel L., Les Classes moyennes à la dérive, Paris, La République des idées, Seuil, 2006
Cohen D., Nos Temps modernes, Paris, Flammarion, 1999
Donnat O., Les Pratiques culturelles des français à l’ère numérique, Paris, La découverte, Ministère de la culture et de la Communication, 2009
Dufour D-R, L’Art de réduire les têtes, Paris, Denoël, 2003
Ehrenberg A., Le Culte de la performance, Paris, Hachette littérature, 2003
Flichy P., Le Sacre de l’amateur, Paris, Seuil, 2010
Ion J., La Fin des militants, Paris, Editions de l’atelier, 1997
Keen A., Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture, Paris, Scali, 2008
Maffesoli M., Le temps des tribus, Paris, La table ronde, 1988
Mendras H., La seconde révolution française, Paris, Gallimard, 1988
Menger P.M., Les Intermittents du spectacle, sociologie d’une exception, Paris, éditions de l’école des hautes études en sciences sociales, 2005
Rauch A., Les Usages du temps libre, in Rioux J-P., Sirinelli J-F. (sous la direction de) La Culture de masse, en France de la belle époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002
Ribac F., Ce que les usagers et Internet font à la prescription culturelle publique et à ses lieux : l’exemple de la musique en Ile de France, rapport de recherche commandé par le programme « Culture et territoires en Ile de France », Ministère de la culture et Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2010
Singly F. de, Les Uns avec les autres, Paris, Armand colin, 2003
Von Hippel E., Democratizing innovation, Cambridge, The MIT Press, 2005
[1] Rauch A., Les Usages du temps libre, p. 407, in Rioux J-P., Sirinelli J-F. (sous la direction de) La Culture de masse, en France de la belle époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002.
[2] Singly F. de, Les Uns avec les autres, Paris, Armand colin, 2003, pp. 75-125.
[3] Rauch A., Ibid, p. 404.
[4] Simmel G., L’art de Rodin et la question du mouvement dans la sculpture, p. 97, in Esthétique sociologique, Québec, Presse université Laval, pp.91-100.
[5] Donnat O., Les Pratiques culturelles des français, enquête 1988-1989, Les amateurs, enquête sur les activités artistiques des français, 1996, Les Pratiques culturelles des français à l’ère numérique, Paris, La Découverte, Ministère de la Culture et de la Communication, 2009
[6] Rauch A., Ibid, p. 390.
[7] Flichy P., Le Sacre de l’amateur, p.7, Paris, Seuil, 2010.
[8] Cohen D., Nos Temps modernes, p. 38, Paris, Flammarion, 1999.
[9] Cohen D., Ibid, p. 89.
[10] Menger P.M., Les Intermittents du spectacle, sociologie d’une exception, Paris, éditions de l’école des hautes études en sciences sociales, 2005.
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