Appel à communication : Arts contemporains et indigénéités

Journée d’étude « Arts contemporains et indigénéités », 26 mars 2020, École normale supérieure, Département ARTS

Cette journée d’étude a pour objectif d’interroger la place des pratiques et des identités « indigènes » ou « autochtones » au sein des mondes de l’art contemporain. Ces deux qualificatifs, qui désignent en premier lieu une personne « originaire du lieu où elle vit », en sont venus à qualifier les peuples minorisés sur leurs propres territoires suite à la colonisation, notamment depuis le développement au milieu des années 1970 des « luttes indigènes » dans les Amériques et en Océanie, aboutissant notamment en 2007 à l’adoption par l’ONU de la Déclaration des Droits des Peuples Autochtones.

Les débats sur l’autochtonie se sont développés dans des espaces où l’occupation et la conquête des territoires ont pris des formes radicales : celle de la destruction des formes de vie et des structures sociales et politiques autochtones et la relégation des populations survivantes dans des réserves. Les espaces où le concept d’autochtonie est aujourd’hui la plus revendiqué (le Canada, les États-Unis, l’Amérique du Sud, l’Australie…) sont des espaces où les populations indigènes ont été décimées et constituent désormais une minorité ethnique et culturelle. Sa définition est difficile à cerner, entre traditions ancestrales et solidarités nouvellement nouées dans l’opposition à l’exploitation de la terre, des sols comme des sous-sols. L’autochtonie offre aujourd’hui des modèles alternatifs au productivisme extractiviste, à la monoculture intensive, à l’idéologie de la croissance et à la religion du progrès. En Australie, l’identification des jeunes générations comme « aborigènes » alors même que ces jeunes ont grandi dans des centres urbains et sont le fruit d’unions métis (mêlant origines indigènes et euro-australien·nes), s’explique en partie par la conscience aiguë de la crise écologique mondiale.

Cette journée d’étude commence avec le constat de la place de plus en plus importante des appellations « autochtone » et « indigène » dans les mondes de l’art contemporain international. Au Canada, les musées réservent des sections entières aux artistes désigné·es comme « autochtones », spécifiant celle des « premières nations » dont l’artiste est issu·e. En Australie les cartels d’expositions mentionnent « artistes aborigènes » non seulement pour les peintures de « rêve » traditionnelles mais également pour des installations telles qu’on en trouve dans les biennales internationales d’art contemporain. L’artiste Kent Monkman, d’ascendance amérindienne et irlandaise, dont l’œuvre met à la fois l’histoire de la peinture moderne et les récits coloniaux canadiens cul par-dessus tête, jouit d’un immense succès, au point d’être le premier artiste canadien à s’être vu passer commande en 2019 de deux peintures monumentales pour orner le hall principal du Metropolitan Museum à New York. Si les rapports entre « premières nations » et colons européens sont la thématique centrale de l’œuvre de Monkman, cette dernière ne relève en rien de pratiques traditionnelles. Est-ce l’œuvre d’un artiste autochtone ? Est-ce une œuvre sur l’identité autochtone ? Est-ce une œuvre s’expliquant par l’identité autochtone de son auteur ? Est-ce une œuvre sur les rapports entre autochtonie et colonisation ? Un commentaire caustique sur l’histoire de l’art occidental ? Tout cela à la fois ? Voilà quelques-unes des questions que nous souhaitons poser.

 

Comprendre l’engouement

L’engouement conceptuel et militant pour l’indigénéité et les luttes autochtones s’inscrit dans un double mouvement : d’une part la recherche de modes de vie alternatifs respectueux de l’ensemble des écosystèmes et des vivants qui les habitent, luttant contre les différentes formes d’exploitation et les impératifs de rentabilités et de compétitivité du marché, et d’autre part un désir d’ailleurs et d’archaïsme fantasmés : l’indigénéité est un néo-primitivisme, l’autre de l’occidentalité urbaine et cultivée. Le besoin de reconnexion à une indigénéité fantasmée (l’orientalisme du XXIe siècle ?), peut être lu comme le signe du malaise croissant de la modernité technologique virtuelle et hyper connectée, un « reality show global » peuplé, selon Suely Rolnik, de zombies hyperactifs. Ce qui fascine dans l’indigénéité, c’est également la possibilité d’engager un rapport à la Terre dégagé des impératifs de rentabilité, une possibilité de sortie vécue et incarnée (et non spéculative) de la dichotomie nature/culture : une possibilité de penser un continuum entre les humains et les non-humains, entre le visible et l’invisible.

La question autochtone dans les arts contemporains peut donc être abordée selon une multiplicité de points de vue, selon qu’on aborde un engouement sur fond de recherche néo-primitiviste d’authenticité, un rattrapage institutionnel, la culpabilité coloniale, ou les luttes de populations colonisées et de groupes culturels minoritaires pour la préservation de leur culture (croyances, pratiques, savoirs).

 

Des modèles alternatifs aux politiques de l’identité ?

Quelle théorie culturelle de l’autochtonie peut-on aujourd’hui proposer, et depuis quelle situation ? L’indigénéité pourrait-elle être un outil permettant de déjouer les pièges de l’identité, dans lesquels la création contemporaine est de plus en plus fréquemment prise ? Cette perspective est tout à la fois stimulante et paradoxale. Kent Monkman, encore lui, fournit un bon exemple de la manière dont l’autochtonie peut jouer à troubler les identités, plutôt qu’à les renforcer : identifié comme Cree et irlandais, il peint dans la plus pure tradition européenne ; identifié comme homme, il se donne une alter ego, Miss Chief Eagle Testickle, qui déjoue les binarités de genre. Monkman nous rappelle ainsi que ce qui caractérise l’identité « autochtone », c’est d’être plurielle. Les Aborigènes d’Australie « conjugue[nt] des identités multiples » et « joue[nt] ainsi avec l’intersubjectivité non seulement entre les hommes mais encore avec tous les éléments de l’environnement », selon l’anthropologue Barbara Glowczewski, qui écrit encore que l’indigénéité « rejette l’identité comme essence fixe et exclusive ».

Il s’agira donc d’interroger également ce qui se joue dans des œuvres qui à la fois déjouent les pièges de l’identité fixe et risquent de se prendre au piège des racines. Cette journée d’étude entend déplacer la focale des questions institutionnelles vers celles des processus créatifs, des identités assignées vers les pratiques par lesquelles l’individu s’auto-désigne, voire se désidentifie.

 

Et l’histoire de l’art dans tout ça ?

L’anthropologie regarde depuis plusieurs années les pratiques de résistance culturelle et pense les questions d’autochtonie et d’indigénéité en contexte globalisé. L’histoire de l’art peut-elle apporter un éclairage différent ? En mai 2013, le colloque « art contemporain et identité autochtone. Une contre-écriture de la mondialisation » à l’INHA proposait un premier état des lieux en France, en écho à l’importante exposition Sakahàn. Art indigène international au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa. Son sous-titre l’inscrivait à la fois dans la continuité et en décalage avec l’accrochage « Modernités plurielles » proposé au même moment au Centre Pompidou.

Cette journée pourra être l’occasion d’interroger la place que l’histoire de l’art peut occuper dans les débats sur l’identité culturelle – entre revendication d’autochtonie, d’ethnicité et de race, et hybridation des pratiques et des expériences. Peut-elle encore, à l’heure où elle semble prête à être digérée par les visual studies, apporter une contribution originale ? Se distingue-t-elle à cet égard des cultural studies dans ce qu’elle peut nous apprendre à penser des indigénéités ?

Suggestions (non exhaustive) d’axes de communication :

  • Les identités culturelles, leur place dans la création contemporaine, leur revendication, leur agencéité
  • Indigénéité et désidentification
  • Auto-définition / redéfinition identitaire / reconstruction identitaire
  • Rattrapage institutionnel et culpabilité (post)coloniale
  • Représenter les luttes autochtones
  • Tropicalité et indigénéité
  • Être « natif » : pratiques locales, traditions ancestrales, savoirs vernaculaires.
  • Études monographiques portant sur des artistes issu·es des minorités autochtones des Amériques, de Polynésie, de Mélanésie, etc.
  • En écho à la proposition précédente, interroger la pertinence d’étendre les problématiques d’indigénéité aux métropoles des anciennes puissances coloniales européennes, à la manière dont y invitent des mouvements comme « Décoloniser les arts » et les Indigènes de la République.
  • Ou encore, toujours en écho aux propositions précédentes, interroger la pertinence d’aborder au prisme de l’indigénéité des pratiques créatives de revendications ethnico-culturelles minoritaires quelle que soit la géographie, interrogeant à nouveaux frais la proposition de Guattari de penser, à la fin des années 1980, un Cinquième-Monde « nationalitaire » qui irait des Corses aux Ouïgours en passant par les Indiens et les Tziganes, sur fond de résistances locales à la globalisation.

 

Cette journée est organisée par Morgan Labar (ENS, département ARTS / SACRe EA7410, PSL) avec le cours des étudiant·es du séminaire « Autochtonie, hybridité, anthropophagie » (Albert Constant-Piot, Camille Copin, Hélène Desy, Elise Gérardin et Auriane Landon), entamé en 2020 et amené à se poursuivre en 2021-2022 (ENS, département des ARTS). Elle vise à un éclairage multifocal des questions d’identité autochtone, et plus généralement d’identité culturelle, dans le champ de l’art contemporain – au risque, assumé, de l’éclatement des points de vue et de la dispersion. Avec le séminaire, cette journée constitue les prémices à la formation d’un groupe de recherche pérenne sur ces questions.

Responsabilité scientifique : Morgan Labar

Les propositions de communication (30 minutes) de 350 mots au maximum, accompagnées d’une courte notice biographique, sont à envoyer avant le 15 décembre à : morgan.labar@ens.psl.eu

 

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