Appel à communication : « La célébration des Illustres en Europe (1580-1750) : vers un nouveau paradigme ? »

Journée d’étude organisée dans le cadre de la Conférence universitaire de Suisse occidentale

Université de Lausanne, 25-26 novembre 2021

Dans l’avertissement du second volume de ses Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel (1696-1700), Charles Perrault se trouva contraint de justifier l’un des choix que lui et son protecteur, Michel Bégon, avaient défendus. On lui reprochait en effet « d’avoir meslé des artisans avec des princes et des cardinaux », c’est-à-dire d’avoir accordé la même gloire à des hommes de conditions très diverses. Cette critique – et la réponse de l’auteur, qui convoque les exemples canoniques d’Apelle et de Phidias, dont les noms « mis après celuy d’Alexandre mesme, ne font point de honte ny à Alexandre ny à son siècle » – permet de situer l’ouvrage de Perrault à contrepied de la tradition encomiastique qui se développa au XVIe siècle, dans le sillage des Vies parallèles de Plutarque. Selon cette tradition, seule la célébration des princes et des grands serviteurs de l’État était justifiée, dans une perspective politique, laquelle conduisait à écarter les lettrés, les savants et les artistes. Les entreprises picturales – telles que la galerie des Illustres du château de Beauregard, décorée de 327 portraits à partir de 1620, ou celle du palais Cardinal à Paris commandée en 1632 par Richelieu – s’inscrivent ainsi encore dans cette tradition. Il en est de même des recueils gravés, tels la série des portraits de Thomas de Leu, ou encore des biographies de femmes illustres, comme Les Harangues héroïques de Madeleine de Scudéry (1642-1644) ou la Gallerie des femmes fortes du jésuite Pierre Le Moyne (1647), toutes deux exclusivement consacrées aux dirigeantes et aux grandes héroïnes de l’histoire ancienne.

Les lettrés et les artistes pouvaient bien sûr faire l’objet de vies autonomes ou incluses au sein de séries leur étant exclusivement consacrées. Ainsi, au XVIIe siècle, à la suite des Vite de Vasari, les artistes furent représentés dans diverses « galeries » réelles ou fictives, allant de la collection d’autoportraits d’artistes de Léopold de Médicis poursuivie par le grand-duc de Toscane Cosme III, aux recueils biographiques comme le Gulden Cabinet van de Vry Schilder-Const de Cornelis de Bie (1662). Cependant, si de telles entreprises témoignent bien de l’élévation du statut des peintres et des sculpteurs, elles demeurent en grande partie distinctes des pratiques de célébration des grands hommes d’État. Aussi une hiérarchie implicite subsiste-t-elle clairement, comme en témoignent encore les critiques formulées à l’encontre du projet de Perrault.

Or, au siècle suivant, un Voltaire pouvait au contraire affirmer que ceux qui “ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable”, c’est-à-dire précisément les savants et les artistes, constituaient les véritables exempla virtutis : ils étaient alors susceptibles de surpasser en mérite les héros militaires, pour compter parmi les premiers des grands hommes. Comment s’est opéré ce changement de paradigme, dont l’ouvrage de Perrault constituerait alors l’un des rouages les plus connus, entre 1580 et 1750 ? La France de Louis XIV apparaît a priori comme un catalyseur par le renouvellement des modes de célébration de la gloire royale et surtout par l’institutionnalisation des mondes des arts, des sciences et des lettres sous le ministère de Colbert, phénomènes qui donnèrent lieu à l’élaboration de nouveaux corps sociaux structurés, assortis de nouveaux types de discours visant à soutenir leur légitimité. Cependant, à l’instar des Vrais pourtraits et vies des hommes illustres d’André Thevet (1584) ou des Icones Principum Virorum de Van Dyck (1645), certaines entreprises antérieures à l’ouvrage de Perrault réunissaient déjà savants, artistes et hommes d’État sur un même plan. Ces quelques exemples doivent alors nous conduire à nuancer le rôle de pivot jusqu’alors attribué au règne de Louis XIV, pour tâcher de retracer plus finement l’évolution des conditions sociales et intellectuelles qui ont permis l’émergence de nouveaux types de discours sur les Illustres.

Jusqu’à présent, l’historiographie s’est essentiellement attachée à explorer les enjeux de la biographie dans le contexte humaniste du XVIe siècle, largement marqué par le modèle de Plutarque (Dubois, 2001 ; Eichel-Lojkine, 2001), ou à l’inverse, au développement du culte des grands hommes après 1750 (Bonnet, 1998 ; Gaehtgens et Wedekind, dir., 2009). Cette journée d’étude se propose donc de revenir sur l’ensemble des productions biographiques d’une période jusqu’alors peu étudiée sous cet angle, afin de mieux comprendre comment se transformèrent, entre 1580 et 1750, les modes de célébration de la gloire des illustres, tant par l’écrit que par l’image, en tenant compte de l’ensemble des médiums que constituent le livre, l’estampe, la peinture, la sculpture ou encore la médaille.

Outre les travaux portant sur des cas spécifiques, les propositions transversales sont encouragées, en particulier lorsqu’elles peuvent s’inscrire dans un ou plusieurs des thèmes suivants, qui n’épuisent pas le champ des possibles :

  • Les visées idéologiques, politiques ou sociales de la constitution de « galeries » des hommes et femmes illustres.
  • Les critères permettant d’élever l’individu au rang d’illustre.
  • Les modes de conception de projets de séries peintes, sculptées ou gravées d’hommes et de femmes illustres, et leurs acteurs (commanditaires, artistes, dédicataires).
  • Les pratiques de consommation des différents types de séries biographiques.
  • La place des femmes entre « galeries des illustres » et « galeries des beautés ».
  • Les critères de valeur employés par les biographes pour justifier l’écriture de l’éloge des catégories peu représentées avant le xviie siècle, en particulier les artistes, artisans ou savants.
  • L’impact des transformations socio-épistémiques des pratiques scientifiques sur l’écriture des biographies de savants.

 

Les communications pourront être présentées en français ou en anglais. Chaque communication durera 30 minutes au maximum, et sera suivie de 15 minutes d’échange. Les propositions de communication de 300 mots, accompagnées d’un bref curriculum vitae et d’une liste de publications, sont à envoyer avant le 31 mai 2021 à Antoine Gallay (antoine.gallay@unige.ch). Selon l’évolution de la situation sanitaire, la journée d’étude est susceptible de se dérouler, en partie ou dans son intégralité, en ligne.

 

Organisateurs :

 

Antoine Gallay (Université de Genève, Université Paris-Nanterre)

Carla Julie (Université de Lausanne)

Matthieu Lett (Université de Bourgogne/LIR3S)

 

Comité scientifique :

 

Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art de la période moderne (Université de Genève)

Estelle Doudet, professeure de littérature française (Université de Lausanne)

Christian Michel, professeur d’histoire de l’art de la période moderne (Université de Lausanne)

Frédéric Tinguely, professeur de littérature française (Université de Genève)

 

Celebrating the Illustrious in Europe (1580-1750) : Towards a New Paradigm ?

Study day organized with the support of the Conférence universitaire de Suisse occidentale, University of Lausanne, 25-26 November 2021

 

In the preface to the second volume of his Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel (1696-1700), Charles Perrault was compelled to justify one of the choices that he and his protector, Michel Bégon, had made. He was indeed criticized for « having mixed artisans with princes and cardinals, » that is, for having given the same glory to men of very different conditions. This criticism – and the author’s response, which invokes the canonical examples of Apelles and Phidias, whose names « placed after that of Alexander himself, do not bring shame to either Alexander or his century » – suggests that Perrault’s work departed from the encomiastic tradition which developed during the sixteenth century, in the wake of Plutarch’s Parallel Lives. According to this tradition, only the princes and the main servants of the state would deserve to be celebrated, and such a perspective naturally led to the exclusion of scholars, scientists and artists. Pictorial enterprises such as the Gallery of the Illustrious in the Château de Beauregard, decorated with 327 portraits around 1620, or the one in the Cardinal Palace in Paris commissioned in 1632 by Richelieu, were still part of this tradition. The same is true for engraved collections, such as the series of portraits by Thomas de Leu, or biographies of illustrious women, such as Les Harangues héroïques by Madeleine de Scudéry (1642-1644) or the Gallerie des femmes fortes by the Jesuit Pierre Le Moyne (1647), both being exclusively devoted to the leaders and great heroines of ancient history.

Scholars and artists could, of course, be the subject of autonomous lives or included in series devoted exclusively to them. Thus, in the seventeenth century, following Vasari’s Vite, artists were represented in various real or fictitious « galleries, » ranging from Leopold de Medici’s collection of artists’ self-portraits continued by the Grand Duke of Tuscany, Cosimo III, to biographical collections such as Cornelis de Bie’s Gulden Cabinet van de Vry Schilder-Const (1662). However, while such undertakins do testify the elevation of the status of painters and sculptors, they remain largely distinct from the practices of celebrating great statesmen. Thus, an implicit hierarchy clearly remained strong, as the criticism of Perrault’s project suggests.

However, in the following century, Voltaire could, on the contrary, affirm that those who « excelled in the useful or the pleasant », that is to say the scholars and the artists, were the true exempla virtutis : they were then likely to surpass in merit the military heroes, and to count among the first of the great men. How did this paradigm shift – in which Perrault’s work seems central – take place between 1580 and 1750? The France of Louis XIV a priori appears as a catalyst, because of the renewal of the modes of celebration of the royal glory and, above all, because of the institutionalization of the worlds of the arts, sciences and letters under the ministry of Colbert, a phenomenon that gave rise to the elaboration of new structured social bodies, accompanied by new types of discourses which aimed to support their legitimacy. However, like André Thevet’s Vrais pourtraits et vies des hommes illustres (1584) or Van Dyck’s Icones Principum Virorum (1645), some undertakings prior to Perrault’s work were already bringing together scholars, artists and statesmen on the same level. These few examples should lead us to reconsider the pivotal role hitherto attributed to the reign of Louis XIV, in order to try to retrace in greater detail the evolution of the social and intellectual conditions that allowed the emergence of new types of discourse on the Illustrious.

Until now, the historiography has mainly focused on the issues of biography in the humanist context of the sixteenth century, which largely relied on the model of Plutarch (Dubois, 2001; Eichel-Lojkine, 2001), or conversely, on the development of the cult of great men after 1750 (Bonnet, 1998; Gaehtgens and Wedekind, dir., 2009). The aim of this study day is therefore to review all the biographical productions of a period that has been little considered until now, in order to better understand how the modes of celebrating the glory of illustrious men were transformed between 1580 and 1750, both in writing and in images, by taking into account various media such as books, prints, paintings, sculptures and even medals.

 

In addition to case studies, transversal proposals are encouraged, especially when they can be inscribed in one or more of the following themes, which do not exhaust the field of possibilities :

  • The ideological, political or social aims of the constitution of « galleries » of illustrious men and women.
  • The criteria for elevating the individual to the rank of an illustrious man or woman.
  • The modes of conception of projects of painted, sculpted or engraved series of illustrious men and women and their actors (sponsors, artists, dedicatees).
  • The practices of consumption of the different types of biographical series.
  • The place of women between « galleries of illustrious » and « galleries of beauties ».
  • The criteria used by biographers to justify the writing of the eulogy of categories that were little represented before the seventeenth century, in particular artists, craftsmen or scholars.
  • The impact of socio-epistemic transformations of scientific practices on the writing of biographies of natural philosophers and scholars.

 

Papers may be presented in French or in English. Each paper will last a maximum of 30 minutes, and will be followed by 15 minutes of discussion. Proposals of 300 words, accompanied by a brief curriculum vitae and a list of publications, should be sent before 31 May 2021 to Antoine Gallay (antoine.gallay@unige.ch). Depending on the evolution of the health situation, the study day may be held, in part or entirely, online.

 

Organizers :

 

Antoine Gallay (University of Geneva, Paris-Nanterre University)

Carla Julie (University of Lausanne)

Matthieu Lett (University of Burgundy/LIR3S)

 

Scientific Committee :

 

Prof. Jan Blanc (University of Geneva)

Prof. Estelle Doudet (University of Lausanne)

Prof. Christian Michel (University of Lausanne)

Prof. Frédéric Tinguely (University of Geneva)

 

 

Selected bibliography/Bibliographie sélective :

 

Barbe, Jean-Paul et Pigeaud, Jackie, Le culte des grands hommes au XVIIIe siècle, Nantes, 1998.

Bell, David A., The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge (Mass.), 2003.

Bonnet, Jean-Claude, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.

Chaigne-Legouy, Marion et Salamon, Anne, « Les hommes illustres : introduction », Questes. Revue pluridisciplinaire d’études médiévales, no 17, 2009, p. 5-23.

Civil, Pierre, « Culture et histoire : galerie de portraits et “hommes illustres” dans l’Espagne de la deuxième moitié du XVIe siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, vol. 26, no 2, 1990, p. 5-32.

Costamagna, Philippe, « La constitution de la collection de portraits d’hommes illustres de Paolo Giovio et l’invention de la galerie historique », in Mœnch, Esther, Primitifs italiens : le vrai, le faux, la fortune critique, Milan, 2012, p. 167-175.

Culpin, David J., « Introduction » in Perrault, Charles, Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle : avec leurs portraits au naturel, Tübingen, 2003.

Denk Claudia, Artiste, citoyen et philosophe :  der Künstler und sein Bildnis im Zeitalter der französischen Aufklärung, Munich, 1998.

Dubois, Claude-Gilbert, « L’individu comme moteur historiographique : formes de la biographie dans la période 1560-1600 », Nouvelle Revue du XVIe Siècle, vol. 19, no 1, 2001, p. 83-105.

Eichel-Lojkine, Patricia, Le Siècle des Grands Hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIe siècle, Louvain, 2001.

Gaukroger, Stephen, « The Académie des Sciences and the Republic of Letters : Fontenelle’s Role in the Shaping of a New Natural‐Philosophical Persona, 1699–1734 », Intellectual History Review, vol. 18, no 3, 2008, p. 385-402.

Gaehtgens, Thomas W. et Wedekind, Gregor [dir.], Le culte des grands hommes, 1750-1850, Paris, 2009.

Lhopiteau, Simon, « Les Tableaux Historiques (1652) de Pierre Daret, une entreprise audacieuse de célébration des grands hommes », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 2009, p. 29-43.

Michel, Christian, « Des Vite de Bellori à l’Abrégé de la vie des Peintres de Roger de Piles : un changement de perspective », Studiolo, vol. 5, 2007, p. 193-201.

Miller, Peter N., « The “man of learning” defended: seventeenth-century biographies of scholars and an early modern ideal of excellence », in Coleman, Patrick J. [et al.], Representations of the self from the Renaissance to Romanticism, Cambridge, 2000, p. 39-62.

 

 

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