Dans son numéro 2022 – 2, la revue Perspective souhaite poser la question des relations entre narration, art et histoire de l’art. Qu’il s’agisse des récits sur lesquels se fondent les images et les objets d’art, de ceux que (se) constituent ses regardeurs, ou des « mises en récits » opérées par les historiens et les historiennes de l’art, ce numéro entend s’emparer de l’acte de raconter comme d’un outil heuristique aussi fécond que déstabilisant. L’image et l’objet d’art racontent, même en l’absence de contenu diégétique figuré, ne serait-ce qu’en tant que témoins d’une époque ou de pratiques – ne serait-ce qu’en tant que vecteurs de narrativité. Les récits visuels ainsi déployés ne cessent de générer d’autres récits – fictions ou légendes, articles scientifiques ou divagations rêveuses ; dialogues d’œuvres entre elles ou soliloques des regardeurs. Récits de l’histoire de l’art, également, tant les historiens et les historiennes de l’art ne cessent de raconter ce processus tout en le constituant de manière performative, dans ses multiples emboîtements et ses allers-retours, évoluant dans ces zones mouvantes entre fait et fiction, expression et narration, description, analyse et projection.
L’appartenance de la terminologie du récit au champ des études littéraires invite par ailleurs d’emblée à questionner la relation entre une narrativité en images et ses éventuelles sources écrites. Figurer une histoire en images revient-il à imiter la narration textuelle, ou à en reproduire pour l’œil l’exacte dramaturgie ? Quels sont les potentiels d’une narrativité visuelle par rapport à ceux du langage verbal ? Ce que la figuration doit à sa source a appelé de multiples réponses de la part de la recherche en histoire de l’art, postulant parfois une forme de primauté de l’écrit sur le visuel. La notion de pensée figurative (Pierre Francastel, La figure et le lieu : l’ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1967) permet aussi de distinguer deux domaines de valeur conceptuelle égale, où chaque médium de narration recèle sa propre logique. L’approche de cette dialectique reliant l’image narrative à son environnement culturel peut enfin admettre de multiples interactions et reformulations, passant notamment par l’oralité et un dialogue entre l’imaginaire collectif, l’imaginaire individuel et la culture visuelle (Hans Belting, Pour une anthropologie des images [2001], Paris, Gallimard, 2004). Sur le plan des méthodes, l’émergence, dans les années 1970, de la narratologie dans le champ de la théorie littéraire (Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972) a fourni un ensemble d’outils conceptuels renouvelant l’étude des mécanismes internes du récit littéraire, distinguant histoire, récit et narration. On pourra s’interroger sur la réception, ou non, de cette approche par les cadres théoriques mobilisés en histoire de l’art pour analyser ce que l’œuvre et l’image recèlent de narratif. On pourra également se pencher sur les liens entre études visuelles, linguistiques et sémiotiques.
Le récit figuré en appelle à une multitude de modalités plastiques permettant la mise en forme et en espace d’une narration par l’image fixe, filmique ou numérique, l’architecture, la mode ou l’objet d’art. Monument, robe, tableau, sculpture, film, livre, interface numérique ou objet d’art : à chaque fois est engagée l’adéquation du récit en images avec son support, ses dimensions, son volume, façonnant son efficacité visuelle et sa réception, condensant ou dilatant le récit. Les mises en images des récits sont également pour le visuel autant de façons de modeler et de raconter leur temps. Il s’agira ainsi d’envisager toutes les dimensions, les spécificités et les potentialités narratives des objets et des œuvres d’art, et d’interroger la (ou les) manière(s) dont la narrativité du visuel s’ancre dans un processus de légitimation et d’autonomisation au long cours.
Mais si l’image et l’objet d’art racontent, les historiens et les historiennes de l’art ne cessent, à leur tour, et de façon dialogique, de raconter cette relation protéiforme – constituant elle-même un récit dans le récit. Enracinée dans les travaux de Giorgio Vasari et de Karel van Mander, qu’elle considère comme ses modernes fondateurs, l’histoire de l’art est, depuis l’Antiquité, fondée sur un exercice narratif, de l’ekphrasis aux grands récits de l’autonomie moderniste, en passant par l’anecdote ou la légende biographique. La manière dont les historiens et les historiennes de l’art ont façonné leur discipline, s’extrayant d’une pratique littéraire, volontiers mythique, pour embrasser, forger et discuter peu à peu des méthodes « scientifiques », témoigne d’un rapport complexe au récit, à la narration – à la fiction en quelque sorte. Certains développements récents de l’historiographie se sont penchés sur cette question des liaisons entre l’écriture de l’histoire et celle de la fiction : Mark Ledbury, dans l’ouvrage collectif Fictions of Art History (Williamstown, Mass., Sterling and Francine Clark Art Institute / Yale University Press, 2013), Ivan Jablonka avec L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (Paris, Éditions du Seuil, 2014) ou, plus récemment, Myriam Métayer et Adriana Sotropa en dirigeant Le récit de l’histoire de l’art. Mots et rhétoriques d’une discipline (Le Kremlin-Bicêtre, Éditions Esthétique du divers, 2017) ont, par exemple, ouvert des pistes fécondes. Peut-on écrire l’histoire sans raconter d’histoires ? Que l’on se place du côté des images et des objets d’art, ou bien de celui des regardeurs, peut-on – doit-on – s’extraire de tout processus narratif ? Peut-on communiquer sans (se) raconter ? Si tel n’est pas le cas, quelles conséquences épistémologiques pourrait-on en tirer concernant la façon dont nous envisageons notre pratique – notre écriture – de l’histoire de l’art ? À l’heure des « faits alternatifs » et du storytelling, et alors que la question de la relativité des récits constitue tout à la fois un risque considérable et une chance, poser les questions de la mise en récit, de la façon dont l’art et l’histoire de l’art (se) racontent, implique finalement d’interroger à nouveau les téléologies – ce qui possède, donne ou crée du sens.
Là où apparaît une image, qu’elle soit figurative, aniconique, matérielle ou mentale, surgit une histoire et une manière d’en agencer le récit. Mais l’absence de figuration signifie-t-elle pour autant l’absence de récit ? Car, de la même façon, là où s’exprime un désir de raconter surgit de l’image, qu’elle soit matérielle ou mentale, figurative ou aniconique. Que l’image et la mise en récit marchent main dans la main, nul ne le contestera : l’antériorité de l’une sur l’autre, en revanche, est à jamais objet de débats, de même que les phénomènes de relais ou d’enchâssement dont elles semblent procéder, du paragone au discours moderniste ne cessant de raconter la fin des œuvres qui racontent. Ces séries d’oppositions et ces phénomènes complexes de transmission pourront être abordés sous différents angles, pourvu que la réflexion soit toujours ancrée dans une perspective historiographique – des processus de narration à l’œuvre dans la création et la réception en art, des origines à nos jours, des expressions symboliques paléolithiques au cinéma. En ce sens, les études de cas ciblées portant sur des analyses iconographiques ne seront pas acceptées si elles ne sont l’occasion d’aborder des questions critiques de portée plus générale.
Les propositions de publication pourront en particulier s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants :
- Les artistes racontant des histoires ;
- les artistes racontant leur propre histoire (récits autorisés, etc) ;
- les historiens ou les historiennes racontant la vie de l’artiste (de Giorgio Vasari à Ernst Kriz et Otto Kurz) ;
- les historiens ou les historiennes faisant le récit des récits visuels (iconographie, iconologie, interprétation, etc) ;
- la mise en récit de l’histoire de l’art de façon synchronique (les « grands » mouvements, les « grands » récits) ;
- les contre-récits et les remises en récit des récits de l’histoire de l’art (historiographie, fictionnalisation) ;
- la place et la possibilité d’un récit collectif et/ou participatif dans le champ de la discipline ;
- les impacts et résonances socio-politiques des récits et contre-récits de l’histoire de l’art (enjeux militants, débats sociétaux).
Perspective : actualité en histoire de l’art
Publiée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis 2006, Perspective est une revue semestrielle dont l’ambition est d’exposer l’actualité plurielle d’une recherche en histoire de l’art qui soit toujours située et dynamique, explicitement consciente de son historicité et de ses articulations. Elle témoigne des débats historiographiques de la discipline sans cesser de se confronter aux œuvres et aux images, d’en renouveler la lecture, et de nourrir ainsi une réflexion globale, intra- et interdisciplinaire. La revue publie des textes scientifiques offrant une perspective inédite autour d’un thème donné. Ceux-ci situent leur propos dans un champ large, sans perdre de vue l’objet qu’ils se donnent : ils se projettent au-delà de l’étude de cas précise, et interrogent la discipline, ses moyens, son histoire et ses limites, en inscrivant leurs interrogations dans l’actualité – celle de la recherche en histoire de l’art, celle des disciplines voisines, celle enfin qui nous interpelle toutes et tous en tant que citoyens.
Perspective invite ses contributeurs à actualiser le matériel historiographique et le questionnement théorique à partir duquel ils élaborent leurs travaux, c’est-à-dire à penser, à partir et autour d’une question précise, un bilan qui sera envisagé comme un outil épistémologique. Ainsi, chaque article veillera à actualiser sa réflexion en tissant autant que possible des liens avec les grands débats sociétaux et intellectuels de notre temps.
La revue Perspective est pensée comme un carrefour disciplinaire ayant vocation à favoriser les dialogues entre l’histoire de l’art et d’autres domaines de recherche, des sciences humaines notamment, en mettant en acte le concept du « bon voisinage » développé par Aby Warburg.
Toutes les aires géographiques, toutes les périodes et tous les médiums sont susceptibles d’y figurer.
Raconter, no 2022 – 2
Rédaction en chef : Marine Kisiel (INHA) et Matthieu Léglise (INHA)
Numéro coordonné avec Anne-Orange Poilpré (université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne)
Voir la composition du comité de rédaction.
Prière de faire parvenir vos propositions (un résumé de 2 000 à 3 000 signes, un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet, et une biographie de quelques lignes) à l’adresse de la rédaction (revue-perspective@inha.fr) avant le 1er juillet 2021.
Perspective prenant en charge les traductions, les projets seront examinés par le comité de rédaction quelle que soit la langue. Les auteurs des propositions retenues seront informés de la décision du comité de rédaction à la fin du mois de juillet 2021, tandis que les articles seront à remettre pour le 15 décembre 2021.
Les articles soumis, d’une longueur finale de 25 000 ou 45 000 signes selon le projet envisagé, seront définitivement acceptés à l’issue d’un processus anonyme d’évaluation par les pairs.
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