Discipline fondée sur l’étude du visible, l’histoire de l’art s’intéresse nécessairement à ce qui est mis en lumière et peut être vu. Cependant, l’opposition entre la lumière et l’ombre, dans son évidence physique comme dans sa portée symbolique, structure très largement la pensée humaine. Nombre de mythes primordiaux associent l’apparition de la lumière et le bannissement des ténèbres à l’évolution de la vie et des sociétés. De même, les développements ultérieurs de la philosophie et des sciences humaines – on pense notamment au siècle des Lumières – ont fait de la partition entre le clair et l’obscur un cadre de pensée d’une importance majeure. Ainsi, en conscience ou malgré nous, sommes-nous les héritiers de cette division qui, des mythes originels aux positivismes contemporains, des récits bibliques à la constitution des sciences humaines en disciplines universitaires, polarise notre rapport au monde et à son étude. La luminosité finit par devenir une vertu : la clarté, la lucidité, l’éclat, portent une charge positive tandis que leurs contraires sont associés aux qualités négatives de l’obscurité, voire du mal.
Pour son numéro 2023 – 1, coordonné avec l’historienne de l’art indienne Kavita Singh, la revue Perspective souhaite interroger les développements de l’histoire de l’art à l’aune de l’association classique et largement impensée entre, d’une part, savoir, positivité, clarté, et, d’autre part, non-savoir, négativité, obscurité, tant cette association détermine encore l’ensemble de nos structures mentales, de nos imaginaires et de nos paradigmes scientifiques.
Cette réflexion sur l’histoire de l’art au prisme de l’obscurité peut être structurée autour des trois axes ici rassemblés.
- On peut, tout d’abord, considérer l’obscurité dans le champ visuel – espaces sombres vus sous une lumière vacillante, grottes ou sanctuaires, où quelque chose est caché. Il est des recoins où la lumière ne pénètre pas et où se révèlent des terreurs invisibles. Il est des présences devant lesquelles les yeux doivent rester hermétiquement fermés. Peut-on écrire une histoire de l’obscurité dans l’art, une approche de ce qui ne peut être montré ? Existe-t-il une histoire et une esthétique du non-voir, et du non-vu en tant qu’expérience heuristique, qui resterait à explorer ? Cette question s’impose, tant la perception ne peut être réduite à la visualité, malgré le rôle exorbitant – forcément réducteur – qui lui a été accordé. Dans quelle mesure avons-nous été, et sommes-nous encore, aveuglés par la lumière ? En effet, s’attachant particulièrement – par habitude sans doute plus que par nécessité – à la vie des formes, soit à ce que les arts visuels portent à la vue des sociétés dont ils procèdent, la discipline a peut-être perdu de vue, précisément, ces zones d’ombre et cet invisible qu’ont souvent cherché à saisir les artistes.
- La notion d’obscurité peut, par ailleurs, nous permettre de réfléchir aux points aveugles et sombres de l’histoire de l’art. Qu’est-ce que la discipline ne veut pas ou ne peut pas voir, tant d’un point de vue plastique que méthodologique ? Que laisse-t-elle dans l’ombre, qui lui aurait été si invisible que même un âge des ténèbres n’a pas été inventé pour le contenir, le laissant entièrement plongé dans l’obscurité ? Ces questions, invitant à se pencher sur L’Inconscient académique de l’histoire de l’art (F. Clément, M. Roca I Escoda, Fr. Schultheis, M. Berclaz [dir.], 2006), encouragent à sonder et à déceler les angles morts qu’elle crée là où elle ne peut, ou ne veut, pas regarder.
- Enfin, le thème de l’obscurité invite à se confronter à la question de la couleur de la peau – peaux sombres, peaux noires. Au cours des derniers mois de la pandémie, en Inde, l’oxymètre est devenu un instrument vital, nécessaire dans chaque foyer. On s’est pourtant vite rendu compte que ces appareils, qui mesurent le taux d’oxygène dans le sang en envoyant des impulsions lumineuses et en mesurant la quantité absorbée et la quantité renvoyée, ne pouvaient faire de relevés précis sur les peaux sombres. À une époque antérieure, les émulsions cinématographiques se sont également montrées incapables d’enregistrer le contraste sur la peau noire. Ces technologies de la « vision » sont calibrées sur une « norme » qui est le blanc. Qu’en est-il des lectures de l’oxymètre de l’histoire de l’art ? Comment cette dernière a-t-elle vu, enregistré ou laissé dans l’ombre la présence et la noirceur (darkness) des êtres ? Dans How to See a Work of Art in Total Darkness (The MIT Press, 2007), Darby English s’interroge sur la façon dont l’« art noir » est entièrement constitué par sa « différence » : la « noirceur » (blackness) serait-elle ainsi condamnée à ne se représenter qu’elle-même ? Quels cadres d’interprétation utilisons-nous pour lire les problématiques raciales dans les arts du présent et du passé ? Comment appréhender cette question des dialectiques obscures et des glissements sémantiques entre couleurs, tonalités, et prédicats moraux ?
Invitant à des explorations à partir de ces axes, ce numéro de Perspective souhaite se demander ce que cela implique que de chercher à voir l’obscurité dans l’histoire de l’art, mais aussi les obscurités de l’histoire de l’art elle-même. Ces trois axes pourront être abordés sous différents angles, pourvu que la réflexion soit toujours ancrée dans une perspective historiographique, et s’intéresse à la création et la réception en art, des origines à nos jours. En ce sens, les études de cas ciblées portant sur des analyses iconographiques ne seront pas acceptées si elles ne sont l’occasion d’aborder des questions critiques de portée plus générale.
Perspective : actualité en histoire de l’art
Publiée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis 2006, Perspective est une revue semestrielle dont l’ambition est d’exposer l’actualité plurielle d’une recherche en histoire de l’art qui soit toujours située et dynamique, explicitement consciente de son historicité et de ses articulations. Elle témoigne des débats historiographiques de la discipline sans cesser de se confronter aux œuvres et aux images, d’en renouveler la lecture, et de nourrir ainsi une réflexion globale, intra- et interdisciplinaire. La revue publie des textes scientifiques offrant une perspective inédite autour d’un thème donné. Ceux-ci situent leur propos dans un champ large, sans perdre de vue l’objet qu’ils se donnent : ils se projettent au-delà de l’étude de cas précise, et interrogent la discipline, ses moyens, son histoire et ses limites, en inscrivant leurs interrogations dans l’actualité – celle de la recherche en histoire de l’art, celle des disciplines voisines, celle enfin qui nous interpelle toutes et tous en tant que citoyens.
Perspective invite ses contributeurs à actualiser le matériel historiographique et le questionnement théorique à partir duquel ils élaborent leurs travaux, c’est-à-dire à penser, à partir et autour d’une question précise, un bilan qui sera envisagé comme un outil épistémologique. Ainsi, chaque article veillera à actualiser sa réflexion en tissant autant que possible des liens avec les grands débats sociétaux et intellectuels de notre temps.
La revue Perspective est pensée comme un carrefour disciplinaire ayant vocation à favoriser les dialogues entre l’histoire de l’art et d’autres domaines de recherche, des sciences humaines notamment, en mettant en acte le concept du « bon voisinage » développé par Aby Warburg.
Toutes les aires géographiques, toutes les périodes et tous les médiums sont susceptibles d’y figurer.
Obscurités, no 2023 – 1
Rédaction en chef : Marine Kisiel (INHA) et Matthieu Léglise (INHA)
Numéro coordonné avec Kavita Singh (Jawaharlal Nehru University, School of Arts & Aesthetics)
Voir la composition du comité de rédaction.
Prière de faire parvenir vos propositions (un résumé de 2 000 à 3 000 signes, un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet et une biographie de quelques lignes) à l’adresse de la rédaction (revue-perspective[a]inha.fr) avant le 13 décembre 2021.
Perspective prenant en charge les traductions, les projets seront examinés par le comité de rédaction quelle que soit la langue. Les auteurs des propositions retenues seront informés de la décision du comité de rédaction en février 2022, tandis que les articles seront à remettre pour le 1er juin 2022. Les articles soumis, d’une longueur finale de 25 000 ou 45 000 signes selon le projet envisagé, seront définitivement acceptés à l’issue d’un processus anonyme d’évaluation par les pairs.
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