« Asie-Occident. D’autres orientalismes ? » Appel à contributions pour le n° 82 de la revue Histoire de l’art

Asie-Occident. D’autres orientalismes ?

Numéro 82, coordonné par Judith Delfiner, Edith Parlier-Renault et Julie Ramos

Les témoignages des relations entre l’Occident et l’Asie sont innombrables et se rencontrent à toutes les périodes, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. L’indianiste Sylvain Lévi, comme l’archéologue Alfred Foucher, à qui l’on doit les études fondatrices sur l’art « indo-grec » du Gandhâra, furent parmi les premiers à mettre en évidence l’ancienneté de ces échanges en ce qui concerne le bouddhisme. Dans le domaine de histoire de l’art, l’examen de ces témoignages a été simultanément favorisé et limité par leur assimilation au phénomène plus vaste de l’« orientalisme ». Ce terme très général est problématique puisqu’il désigne une discipline savante, apparue au xviiie siècle, qui tendit à englober tout ce qui touchait aux connaissances « asiatiques » en Europe, et prit une inflexion particulière avec la politique mise en place par l’Angleterre et la France colonisatrices autour de 1800. La recherche menée à partir des années 1980, met principalement en lumière l’invention qui s’y joue d’un « autre » de l’Occident. Recueillant les apports des linguistic et cultural turns et des études postcoloniales, dans le sillage des travaux d’Edward Said, elle inscrit alors les relations avec l’Asie dans la construction d’un métadiscours sur l’Orient propre à la constitution des empires.

Cette orientation de la recherche a pesé, de manière positive mais aussi limitative, sur l’étude des arts. Une de ses conséquences a été, tout au moins en France, une plus grande attention portée aux représentations de l’Islam en tant qu’« Orient », dont témoigne le foisonnement éditorial sur l’orientalisme pictural des peintres voyageurs du xixe siècle. En comparaison, l’appropriation occidentale des antiquités et des textes de l’Asie du Sud et de l’Extrême-Orient dans les iconographies, les pratiques, les théories, puis l’écriture de l’histoire de l’art ont, à l’exception du japonisme, été peu abordés jusqu’à présent. Réciproquement, la place à accorder aux œuvres et pratiques artistiques dans la connaissance, voire la construction, des « religions » et pensées asiatiques (hindouisme, bouddhisme et taoïsme), mériterait encore d’être approfondie.

Un autre aspect de l’orientalisme saidien est d’avoir envisagé les arts comme autant de discours portés sur l’autre. L’usage de l’Asie en termes d’images, d’inventions plastiques et d’outils conceptuels dans le renouvellement des pratiques et des théories de l’art occidentales, peut-il être entièrement rabattu sur une appropriation de type hégémonique ? Dans son étude de l’orientalisme germanique, Suzanne L. Marchand attire notre attention sur le risque d’« oublier que beaucoup de ceux [que les chercheurs] regroupent comme “Européens” n’ont pas exclusivement habité cette identité, ni sans inconfort ». Dès lors, il est possible d’envisager que les œuvres et les pratiques artistiques occidentales qui témoignent d’une rencontre avec l’Asie remettent en question, au moins autant qu’elles soutiennent, les conceptions et les discours sur l’art de l’Occident. Dans cette perspective, explorer les relations entre l’Occident et l’Asie ne vise pas à renforcer l’identité de deux blocs monolithiques qui s’affronteraient mais au contraire à analyser la manière dont ces échanges participent à la construction active et mouvante de pareilles entités.

L’inflexion des études postcoloniales initiée par des chercheurs d’origine indienne à partir des années 90 va également dans ce sens. Dans son ouvrage The Location of Culture, Homi Bhabha développe la notion « d’espace interstitiel » et nous incite à reconsidérer les questions d’identité et de nationalité en définissant des « lieux de la culture », où se construisent des appartenances éclectiques et composites.

Dans l’histoire de ces circulations, certaines figures, parfois anonymes, jouèrent un rôle déterminant ; ainsi en est-il des passeurs, traducteurs, compilateurs ou enseignants, lesquels, de façon à chaque fois singulière, assurèrent la transmission et la diffusion des religions asiatiques. La spécialiste de littérature comparée Claudine Le Blanc propose ainsi d’envisager « la lecture » des traductions indiennes comme « expérience de défamiliarisation autant que familiarisation du lointain ». Déjà formulée par Raymond Schwab dans un ouvrage pionnier, l’idée d’une « Renaissance orientale » issue de la découverte des sources asiatiques, dont René Gérard et Jean Biès ont examiné les effets, respectivement sur la littérature du romantisme allemand et sur la littérature française, relevait aussi d’une désorientation, voire d’une subversion de l’esthétique occidentale. Reconnaissons que les spécialistes de littérature et de philosophie (on pense ici entre autres aux travaux de Roger-Pol Droit sur « l’imaginaire » occidental du bouddhisme) semblent en avance sur les historiens de l’art dans l’examen de ces perspectives. Car au-delà d’une identification des emprunts et d’un comparatisme des motifs auxquels se limite souvent l’historiographie récente, il s’agirait de voir de quelles manières la question de l’historicité ou de l’anhistoricité de l’hindouisme, du bouddhisme et du taoïsme, participe, même en la perturbant, à la constitution d’une modernité supposée occidentale, notamment en plaçant le rôle du mythe, de la religion et du rituel au cœur des processus d’élaboration et de réception des pratiques artistiques occidentales.

Ce numéro à la thématique trans-historique devrait être l’occasion de réunir archéologues, historiens des images et historiens de l’art dans des études qui peuvent être articulées autour des thématiques suivantes :

1- Religions asiatiques et spiritualités : la rencontre des religions et des mythologies dans l’art de l’Occident et de l’Asie, la question des syncrétismes Orient/Occident dans les œuvres et la théorie de l’art occidentales et orientales.

2- Les différentes modalités de la prise de connaissance des religions asiatiques suivant qu’elle est directe (déplacements) ou/et indirecte, qu’elle se fait par le biais d’une diffusion écrite ou orale. Une attention toute particulière sera portée au rôle joué par les œuvres d’art et aux figures du « passeur ».

3- La réception et l’appropriation de ces traditions par les artistes occidentaux (phénomènes de transformation, d’hybridation, de construction, voire d’invention). La « réinvention » de ces traditions par les artistes asiatiques à partir du XIXème siècle.

4- Par-delà le face-à-face Orient/Occident : des études de cas pour lesquels la notion d’aire culturelle n’est plus pertinente, témoignant d’un décentrement de la création (concepts d’histoire globale ou « connectée » de Sanjay Subrahmanyam, d’« international contemporaneity » de Reiko Tomii).

Les jeunes chercheurs intéressés sont invités à envoyer un synopsis d’une page jusqu’au 25 septembre 2017 avec un titre et une présentation de l’auteur de 2-3 lignes à l’adresse mail suivante : revueredachistoiredelart@gmail.com.


Asia and the West. Other Forms of Orientalism?

A call for submissions for issue no. 82 of the periodical Histoire de l’art.

Issue coordinated by Judith Delfiner, Edith Parlier-Renault and Julie Ramos

Accounts of relations between the West and Asia are numerous and can be found in all periods, from Antiquity to the present day. The Indianist Sylvain Lévi and the archeologist Alfred Foucher, who produced the founding studies of the Indo-Greek art of Gandhâra, were among the first to reveal how old exchanges with Buddhism were. In the field of art history, examination of these accounts was simultaneously made easier and restricted by their absorption into the larger phenomenon of “Orientalism.” This very general term is problematic because it applies to a scholarly discipline that emerged in the 18th century and tended to include everything relating to the knowledge of “Asia” in Europe, and it was given a particular perspective following the policy implemented by the English and French colonizers in around 1800. Research undertaken in the 1980s shed light principally on the West’s invention of the “other”. Bringing together the contributions of the linguistic and cultural turns and post-colonial studies, in the wake of the work of Edward Said, it subsequently saw relations with Asia as part of the construction of a meta-discourse on the East that was specific to the creation of empires.

This direction in research had a positive but also limiting impact on study of the arts. One of the consequences, in France at least, was the greater attention paid to the representations of Islam as an “Orient,” as testified by the large number of texts on the pictorial Orientalism of traveling painters in the 19th century. In comparison, the Western appropriation of antiquities and texts from South Asia and the Far East in iconographies, practices and theories, and later in art historical writing, have up until now, with the exception of Japonisme, been studied relatively little. And conversely, the role of artistic works and practices in the knowledge of, and even construction of, Asiatic “religions” and thought (Hinduism, Buddhism and Taoism) deserves to be explored in greater depth.

Another aspect of Said’s Orientalism is the way the arts have been considered as various discourses on the other. Can the use of Asia in images, visual inventions and conceptual tools in the renewal of Western art practices and theories be reduced entirely to a hegemonic appropriation? In her study of German Orientalism, Suzanne L. Marchand draws our attention to the risk: “When scholars take up the subject of ‘orientalism,’ they seem to forget that many of those they lump together as ‘Europeans’ did not inhabit this identity exclusively, or without discomfort.” Hence it is possible to envisage that Western works and artistic practices bearing witness to an encounter with Asia call into question conceptions and discourses on Western art at least as much as they support them. With this in mind, exploring relations between the Asia and the West is not intended to reinforce the identity of two monolithic blocks that clash with each other but rather to analyze the way in which these exchanges contribute to the active and shifting construction of such entities.

The postcolonial studies initiated by researchers of Indian origin beginning in the 1990s are in keeping with this approach. In his book The Location of Culture, Homi Bhabha develops the notion of “interstitial passage” and invites us to re-examine questions of identity and national belonging by defining “places of culture” and focusing on the construction of eclectic and hybrid identities.

In the history of these circulations, certain sometimes anonymous figures have played a key role. This applies to the intermediaries, translators, compilers and teachers who, in their individual ways, ensured that Asian religions were transmitted and disseminated. Comparative literature specialist Claudine Le Blanc suggests seeing the “reading” of Indian translations as an “experience of defamiliarization as well as familiarization of the distant.” The idea, formulated by Raymond Schwab in a pioneering work, of an “Oriental Renaissance” stemming from the discovery of Asian sources (whose effects on German Romantic literature and French literature have been examined by René Gerard and Jean Biès) was also the result of a disorientation, a subversion even, of the Western aesthetic. It should be recognized that literature and philosophy specialists (Roger-Pol Droit and his work on Buddhism in the Western imagination come to mind) seem to be in advance of art historians when it comes to examining these issues. For beyond the identification of borrowings and the comparison of motifs that recent historiography often restricts itself to, it is important to look at the ways in which the question of the historicity or the anhistoricity of Hinduism, Buddhism and Taoism have contributed to, even by disrupting it, the creation of a supposedly Western modernity, in particular by placing the role of myth, religion and ritual at the heart of the processes of development and reception of Western artistic practices.

 

This issue with its trans-historical theme presents an opportunity to bring together archeologists, historians of the image and art historians in studies centered on the following themes:

  1. Asiatic religions and forms of spirituality: the coming together of religions and mythologies in Western and Asian art, the question of forms of East/West syncretism in Western and Eastern works and theories of art.
  2. The different ways of understanding Asiatic religions according to whether they are direct (shifts) and/or indirect, whether via written or oral forms of dissemination. Particular attention will be paid to the role played by works of art and people who acted as intermediaries.
  3. The reception and appropriation of these traditions by Western artists (phenomena of transformation, hybridization, construction, or even invention). The “reinvention” of these traditions by Asiatic artists beginning in the 19th century.
  4. Above and beyond the East/West confrontation: case studies for which the notion of cultural area is no longer relevant, bearing witness to a decentering of creation (Sanjay Subrahmanyam’s concepts of global or “connected” history, Reiko Tomii “international contemporaneity”).

 

Young researchers who are interested are invited to send a one-page synopsis before September 25, with a title and a two- or three-line presentation of the author, to the following email address: revueredachistoiredelart@gmail.com.

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