Colloque : « L’ambiguïté dans le discours et dans les arts »

ό άναξ ού το μαντείόν εστι το εν Δελφοισ ουτε λέγει ουτε κρύπτει αλλα σημαίνει.[1]

« N’existe que pour être levée« , pourrait définir l’ambiguïté à la manière du « dictionnaire des idées reçues » de FLAUBERT, à moins qu’il n’eût préféré « Intolérable pour le charbonnier« . Quant à l’étymologie, si elle n’explique pas tout, ( elle est peu considérée par certains ), elle donne cependant des éclaircissements sur l’axe diachronique : les mots latins ambiguitas (atis, f) : ambiguïté, équivoque, ambiguum (i, n ): le doute, l’incertitude, etc., et la racine indo-européenne ambh- : de chaque côté qui donna en grec ̉ αμφίς : des deux côtés, autour de, à part, loin de, et αμφί : autour, tout autour, etc. nous donnent un champ sémantique qui va de l’équivoque, de l’incertain, du doute, à l’hésitation, à la polysémie, au plurivoque, à ce qui peut avoir un double sens, à ce qui est mal déterminé, à l’amphibologie, aux ambages, ou à ce qui semble signifier des qualités contraires. La phrase d’HERACLITE citée en exergue est un bel exemple d’ambiguïté car elle oblige à se poser la question, comme le souligne Marcel CONCHE[2],  » de savoir dans quelle intention le philosophe écrit ce texte. Faut-il comprendre qu’il entend comparer son propre discours à la parole ambiguë du dieu ? Les dieux, détenteurs de la vérité, ne semblent pas vouloir la révéler, et se contentent d’en donner des signes…La vérité serait-elle dangereuse pour leur statut de dieu malgré la mort qui nous sépare d’eux ? La philosophie naquit-elle de l’ambiguïté comme l’ennui de l’uniformité…? CICERON, qui, au dire de Joël SCHMIDT, aurait consulté l’oracle de Delphes dans sa jeunesse[3], était par exemple persuadé que la connaissance de l’avenir était inutile, et refusait que l’on pût prévoir et prédire ce qui n’était que le résultat d’un hasard aveugle (Traité « De la divination. »). Rationaliste et imprégné de la pensée aristotélicienne, c’est à la raison qu’il attribue le pouvoir que d’autres accordent aux dieux, mais, qu’il soit allé ou non à Delphes, il pense que le fabuleux destin de Rome prouve qu’elle est bénie des dieux…position pour le moins ambiguë…Pierre GRIMAL pour sa part relate l’initiation de Cicéron aux mystères d’Eleusis, cette initiation à l’époque s’imposant à tout Romain de haute ou moyenne naissance. Ainsi, le mysticisme et la rationalité peuvent s’affronter chez le même sujet, et donner à ses discours successifs une impression d’ambiguïté dont lui-même n’est pas nécessairement conscient. Mais le mot « ambiguïté » n’est-il pas polysémique?

Vouloir définir un mot pose presque immédiatement des problèmes. Dans le chapitre II de « L’origine des espèces », DARWIN explique le mal qu’on a à définir les mots « espèce », « variété », « monstruosité »:

 » Je ne discuterai pas ici les différentes définitions que l’on a données du terme espèce. Aucune de ces définitions n’a complètement satisfait tous les naturalistes, et cependant chacun d’eux sait vaguement ce qu’il veut dire quand il parle d’une espèce« .[4]

Mais comme le dit fort justement Alain REY, qui, après avoir analysé la polysémie du mot « définition« , constate  » à quel point la procédure de définition peut varier et le mot définition être ambigu, tout comme ses équivalents en d’autres langues. » [5] Pour cet éminent lexicographe les ambiguïtés dont souffre la notion générale de « définition » sont dues à la socialisation du savoir et à une perception insuffisante de l’originalité des démarches, même s’il reconnaît que la linguistique et la sémantique ont permis de clarifier la question en ce qui concerne les définitions des dictionnaires. Le problème ne se posa pas pour Pangloss qui « enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, […][6]« . L’ironie ( eirôneia en grec : action d’interroger en feignant l’ignorance ») est sans doute un des plus beaux fleurons de l’ambiguïté…, ainsi que toutes les figures de rhétorique qui la servent comme l’oxymore, l’hyperbole, la litote, l’antiphrase évidemment, la syllepse ( sur laquelle a particulièrement travaillé Michel BALLABRIGA, directeur du CPST-Université de Toulouse-Le Mirail ), les jeux de mots, etc., mais nous pouvons nous demander si l’humour n’est pas plus ambigu encore que l’ironie. Il ne fait pas de doute par exemple que l’ironie voltairienne citée plus haut assassine la « Théodicée » de Leibniz qui tente vainement de ne pas rendre Dieu responsable de l’existence du mal. Il n’y pas là d’ambiguïté, ou plutôt l’ambiguïté se détruit au fur et à mesure de l’analyse du texte et du contexte. En revanche l’humour n’a-t-il pas pour caractéristique de nous laisser sur une ambiguïté non levée ?

Ceux que le XIXe surnomma « Les Grands Rhétoriqueurs » furent les spécialistes de l’ambiguïté dans le discours poétique au XVe siècle, dans la mesure où leur poésie se voulait  » engagée », dirions-nous aujourd’hui, alors que leur statut de courtisan les obligeait en même temps à user d’une langue très sophistiquée, à utiliser toutes les ressources de la rhétorique ainsi que le précise L’histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne[7], collectif dirigé par Marc FUMAROLI. L’ambiguïté tenait alors au fait que la plupart des louanges et compliments qu’ils adressaient à leurs protecteurs masquaient une certaine subversion.

Au XVIIe siècle la poésie et le discours ambigus seront « condamnés » par Port-Royal car la beauté ne pouvait avoir que la vérité pour origine, laquelle ne pouvant s’atteindre que par le chemin de la raison. Pierre NICOLE souhaitait que l’on rejetât toutes les figures de rhétorique qui favorisaient le faux et l’ambigu. Dans le chapitre XXII du livre II des Nouveaux essais sur l’entendement humain, LEIBNIZ traite Des idées claires et obscures, distinctes et confuses : Philalethe affirme que « les idées complexes sont claires quand les simples qui les composent sont claires, et que le nombre et l’ordre de ces idées simples sont fixés. » Théophile lui rétorque « j’ai coutume de suivre ici le langage de M. Descartes, chez qui une idée pourra être claire et confuse en même temps; et telles sont les idées sensibles, affectées aux organes, comme celle de la couleur ou de la chaleur« [8] Pour LEIBNIZ, la vérité relève à la fois de la clarté et de l’esthétique, le « beau » ne pouvant être dissocié du « vrai ». De fait l’ambiguïté est partout et c’est la clarté qui, souvent considérée comme naturelle, serait en réalité une construction de l’esprit, voire une utopie dans certains cas. Finalement on peut se demander si l’ambiguïté ne correspondrait pas à une réalité première de l’expérience humaine… Ce serait évidemment prendre parti contre la logique transcendantale de KANT qui affirme que l’entendement et la volonté sont des attributs de Dieu… Francis JACQUES, qui fréquenta le colloque d’Albi, pensait que tout ne pouvait être dit explicitement : » Il y a un optimum dans le partage des présuppositions. Trop peu la conversation n’est pas viable, trop elle n’est pas féconde. »[9] Il ne s’agit pas là du choix d’un juste milieu, mais simplement du constat qu’en somme le non-dit et les présuppositions, facteurs d’ambiguïtés, sont cependant les lubrifiants nécessaires au fonctionnement de la machine interactionnelle.

DU MARSAIS, dans le livre VI du troisième chapitre de Des tropes ou différents sens, considère le phénomène que nous désignons par homophonie, puis aborde le problème des constructions ambiguës, et va jusqu’à parler de constructions louches :

« Louche est une sorte d’équivoque, souvent facile à démêler. Louche est ici un terme métaphorique ; car, comme les personnes louches paraissent regarder d’un côté pendant qu’elles regardent d’un autre, de même, dans les constructions louches, les mots semblent avoir un certain rapport, pendant qu’ils en ont un autre ; mais quand on ne voit pas aisément quel rapport on doit leur donner, on dit alors, qu’une proposition est équivoque, plutôt que de dire simplement qu’elle est louche. »[10]

Ainsi DU MARSAIS porte un jugement moral sur l’équivoque, et citant un peu plus loin dans le chapitre ce vers de CORNEILLE :

L’amour n’est qu’un plaisir, et l’honneur un devoir.

il justifie la position de l’Académie qui  » a remarqué que Corneille devait dire

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.

[…]autrement il semblerait que Corneille, contre son intention, eût voulu mépriser également l’amour et l’honneur. »[11]

FREUD permettra d’aborder le problème sous un autre angle…

Après MARX, FREUD et NIETZSCHE (ce dernier brise le dualisme de DESCARTES), après ces philosophes du soupçon, s’offusquer de l’ambiguïté paraît ridicule, et dans tous les domaines, artistiques, littéraires, scientifiques, l’ambiguïté finit par avoir pignon sur rue. Certes, le « freudo-marxisme » des années soixante fut considéré par bon nombre de penseurs comme une récupération de la contestation culturelle par la pensée bourgeoise. Mais dans le sillage de FREUD, LACAN, en affirmant que l’inconscient est structuré comme un langage… phrase qui va courir dans tous les colloques….et surtout en redéfinissant le signifiant, en le structurant en termes topologiques, a remis en cause le caractère arbitraire du rapport du signifiant et du signifié, au grand dam de la linguistique structuraliste:

« Les effets du signifié ont l’air de n’avoir rien à faire avec ce qui les cause. Cela veut dire que les références, les choses que le signifiant sert à approcher, restent justement approximatives – macroscopiques par exemple. Ce qui est important, ce n’est pas que ce soit imaginaire – après tout, si le signifiant permettait de pointer l’image qu’il nous faut pour être heureux, ce serait très bien, mais ce n’est pas le cas. Ce qui caractérise, au niveau de la distinction, le rapport signifié/signifiant, le rapport du signifié à ce qui est là comme tiers indispensable, à savoir le référent, c’est proprement que le signifié le rate. Le collimateur ne fonctionne pas« .

Le comble du comble, c’est qu’on arrive quand même à s’en servir en passant par d’autres trucs.« [12]

Il est vrai que SAUSSURE avait usé, dans le CLG, de l’adjectif inconscient, et plus rarement des la substantive inconscience et subconscient comme le fait remarquer Michel ARRIVÉ dans « Le linguiste et l’inconscient« [13], dont le chapitre V,  » Lacan grammairien » (pp.88-123) mérite le détour de lecture….

La psychanalyse n’allait-elle pas confirmer l’ambiguïté de tout discours, le non-dit (inter-dit) s’affirmant sous le dit, le sujet de l’énonciation se dédoublant, la polysémie des mots, déjà facteur d’ambiguïté, se redoublant en quelque sorte au niveau d’une structure sous-jacente…? La sociolinguistique, avec Louis-Jean CALVET, va reprendre et développer cette conception lacanienne qui considère le lieu du signifiant comme une surface[14]. Au risque d’être trop long, nous citons ce propos de L.-J. CALVET que nous tenons pour important :

« […] une surface (la feuille de Saussure, le lieu de Lacan) peut-être plane certes, comme celles que modélise la géométrie euclidienne, mais elle peut aussi être courbe, en spirale, en hélice, et se pose alors, dans ces différents cas de figure, le problème des rapports entre le signifiant et le signifié.[…]Je pense, pour ma part, à une autre topologie, qui n’est bien sûr qu’une autre métaphore : si sa feuille ( le signe, si l’on préfère) était considérée comme une spirale, nous aurions une face extérieure, offerte à la perception, et une face intérieure, sans cesse confrontée à elle-même, dans un rapport spéculaire, en miroir. On aura compris que, dans cette transformation de la métaphore saussurienne, la face extérieure, celle que l’on perçoit, est bien sûr le signifiant et la face intérieur le signifié. Le lieu du signifié serait alors comme une galerie de glaces ou une chambre d’écho qui ferait qu’on s’y voit parfois à l’envers, parfois déformé, de façon précise ou floue. Si le signifié était la face tournée sur elle-même d’une spirale, alors il se reflèterait sans cesse en lui même, jusqu’à pouvoir dire une chose et son contraire. »[15]

Voilà qui pose avec beaucoup d’originalité et de pédagogie le problème de l’ambiguïté !

GREIMAS, qui se méfiait des ambiguïtés, mais qui construisit sa théorie sur le couple oppositionnel générant le carré sémiotique (inspiré du carré logique d’Aristote), avait montré dans un exemple célèbre de « Sémantique structurale » que « le ‘bon mot’ considéré comme genre littéraire, élève au niveau de la conscience les variations des isotopies du discours, variations qu’on fait semblant de camoufler, en même temps, par la présence d’un terme connecteur. »[16] LACAN aurait sans doute beaucoup dit sur ce terme connecteur qu’il n’aurait considéré qu’en fonctionnement synchronique. Malgré l’écriture censée non-ambiguë des programmes narratifs,

PN = F(S2) => [ ( S1 U O1) à (S1 ∩ O1)]

GREIMAS montre dans ce même ouvrage comment, au niveau de surface, le plaisir spirituel résulte de la découverte de deux isotopies différentes à l’intérieur d’un récit supposé homogène[17].

Pour SAINT AUGUSTIN, l’ambiguïté est sous chaque mot, et il est permis de penser qu’elle dynamise le fonctionnement de l’intelligence plus qu’elle ne le freine, et ce dans tous les domaines. Inutile d’insister en revanche sur les problèmes que pose l’ambiguïté aux traducteurs. Ils doivent en effet s’assurer, comme tous les autres lecteurs, une fois les ambiguïtés liées directement aux problèmes de traduction levées, que telle ambiguïté détectée est voulue par l’auteur, et qu’elle devient alors un élément esthétique du discours qu’il leur faudra tenter de rendre dans la langue cible. Ils doivent en conséquence faire preuve d’une véritable « compétence narrative » de lecteur pour discerner les ambiguïtés volontaires de l’auteur des ambiguïtés involontaires, ces dernières faisant les délices des psychanalystes…En tant que sujet de cette « deuxième énonciation » dont le texte traduit est le résultat, les traducteurs devront veiller en outre à ne pas créer la moindre ambiguïté dans les textes privilégiant l’aspect dénotatif comme, par exemple, les textes scientifiques ou les textes législatifs.

Il est enfin des types de discours qui se caractérisent presque par l’ambiguïté, et c’est le cas, entre autres, des discours publicitaires, des textes des horoscopes, voire parfois des discours politiques…, particulièrement quand leurs auteurs utilisent cette matière végétale dont d’autres font des flûtes ou des pipeaux… ! Citons, au sujet de la publicité, un exemple donné par Jean -Michel ADAM et Marc BONHOMME qui analysent la bivalence dénotative attachée à « VOUS » dans une annonce publicitaire de l’entreprise d’optique LISSAC :

«  » Lissac VOUS conseille, mais c’est à VOUS de voir. » Après un premier VOUS-lecteur, la syllepse concentrée dans la formulation  » à vous de voir » permet de passer spontanément du circuit interlocutif au circuit économique de la publicité. Si « voir » signifie [étudier les données de la question], le texte sélectionne encore le VOUS-lecteur. Par contre, si « voir » prend le sens concret de [exercer sa vision], on bascule dans le domaine de l’emploi de lunettes Lissac et on est en présence d’un VOUS-utilisateur. »[18]

Marc BONHOMME a bien montré à quel point « à travers l’opacité reconnue de leur signifiant, les figures du discours sont des zones de langage incontrôlées du sens, les aléas de la communication et l’ambivalence des stratégies interprétatives. Ces phénomènes que l’on peut classer sous l’appellation globale ‘d’ambiguïté’, caractérisent en fait les figures à plusieurs niveaux » [19]

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI a analysé les ambiguïtés qui naissent des « contenus implicites ( ces choses dites à mots couverts, ces arrières pensées sous-entendues entre les lignes), [mots pesant] lourd dans les énoncés et [jouant] un rôle crucial dans le fonctionnement de la machine interactionnelle […] »[20] et montré l’extrême complexité d’un mécanisme dans lequel interviennent « des compétences hétérogènes, dont les domaines respectifs et les modalités d’intervention sont fort délicats à préciser« [21].

L’ambiguïté au théâtre ? Elle ne réside pas seulement dans le nom de l’une des plus célèbres scènes parisiennes. Nous avons envie de répondre qu’elle est partout et que toute pièce, (et pas seulement le Tartuffe ou Le Misanthrope de MOLIÈRE, Les Fausses Confidences de MARIVAUX, ou La Cantatrice chauve de IONESCO, pour n’en citer que quelques-unes), est construite sur l’ambiguïté. Le trope communicationnel est une des figures privilégiées du théâtre, le spectateur étant partie prenante et le problème du décodage se posant alors au niveau de la communication. Le jeu même de tout acteur est ambigu car il doit à la fois se pénétrer du rôle du personnage qu’il joue, et en même temps garder la distance sans laquelle il ne pourra pas parler pour l’autre, ce qu’il doit faire, alors qu’il ne doit pas imiter l’autre… D’où le conseil que donnait STANISLAVSKI, cité par VITEZ, à ses comédiens : »Ne cherchez pas en vous. En vous il n’y a rien. Cherchez dans l’autre qui est en face de vous.« [22]

Les arts, dont nous avons peu parlé dans cet appel déjà trop long…, feront également l’objet de nos recherches et travaux du point de vue de l’ambiguïté. La première ambiguïté qui se pose à l’homme à ce sujet ne porte-t-elle pas sur la nature de la beauté, qui, pour aller dans le sens de NIETZSCHE, serait l’expression du tempérament de l’artiste et non le reflet d’un monde idéalisé. L’ambiguïté majuscule, dirons-nous alors, réside dans la sémantique du mot « art », la post-modernité (terme très ambigu pour nous…) suggérant que tout objet technique est une oeuvre d’art, l’ « urinoir » (ou « la fontaine »…) et la « roue de bicyclette » de DUCHAMP, l’étant au même titre que la « Nature morte au panier » de CEZANNE ou le Doryphore de POLYCLETE…Qu’en est-il alors de la beauté ? Qu’en est-il des critères du beau ? Nous n’avons pas de mal à imaginer ici les propos tonitruants des tenants de « la fin de l’art » et de ceux qui la contestent. Entre, par exemple, « l’esthétique transcendantale  » de KANT (in Critique de la raison pure) et l’approche freudienne de l’analyse de la connaissance propre aux images (L’interprétation de rêves) les ambiguïtés persistent ou se lèvent…., sans expliquer non plus nettement pourquoi telle interprétation musicale peut aller jusqu’à déclencher des larmes sans autre cause apparente que l’ interprétation de l’oeuvre, que nous nagions dans les harmonies wagnériennes, volions dans l’univers éblouissant de lumière des « Variations Goldberg »…ou plongions dans le monde bleu – nuit du « Lover man » de Charlie Parker…L’hyperdodécaèdre du mathématicien-sculpteur Georges Art, composé de 120 dodecaèdres identiques, oeuvre conçue par ordinateur, relève -t-il de la science ou de l’art, ou des deux ?[23]

Quant à la poésie numérique, en multipliant les pistes narratives, en jouant sur des infinités de possibles, ne se développe-t-elle pas dans un univers essentiellement ambigu ? Genette considérait l’oeuvre d’art comme « un objet esthétique intentionnel« [24] , mais il va de soi que le terme « esthétique » pose des problèmes et est ambigu à tous les niveaux, de Platon à Alain, via Aristote, Hegel, Valéry, pour n’en citer qu’un nombre infime, et que l’épithète « intentionnel » ne permet pas de lever bon nombre de ces ambiguïtés…Le constat que faisait Ulmann en 1952 se vérifie toujours :  » Beaucoup de mots n’ont pas de sens précis. Fixés par des contextes, ils se laissent manier et interpréter aisément ; mais ils nous glissent des doigts dès qu’on veut les serrer de plus près. On trouve alors que leurs contours sont fluides et que leur constitution même n’a rien de stable ni d’uniforme.« [25]

En traitant de « L’ambiguïté dans le discours et dans les arts« , notre 32e colloque ouvre un champ de recherche et de réflexion très large dans lequel il nous faudra faire l’effort de tenter d’appréhender le fonctionnement de ce concept, qu’il s’agisse de « l’ambiguïté » par vocables polysémiques, par syntagmes polysémiques ou par lexèmes insuffisamment déterminés (Gradus – les procédés littéraires)[26]. Catherine FUCHS caractérise l’ambiguïté linguistique comme une alternative entre plusieurs significations mutuellement exclusives associées à une même forme au sein du système de la langue[27]. Ces remarques s’appliquent également à toute forme d’art en fonction du contexte socioculturel. L’art moderne enfin, en nous arrachant virtuellement de l’espace euclidien, ne réussit-il pas à briser, effacer, gommer, la frontière entre l’ordre et le chaos ? D’où de nouveaux types d’ambiguïtés…, ceux de la post-modernité…, à moins que ce ne soit simplement l’ambiguïté de chacun de nos mots ( sans tenir compte de l’homophone de « mot »…) dont chacun porterait la trace du sens opposé des mots primitifs auxquels s’intéressa FREUD dans les Essais de psychanalyse appliquée. Les énantiosèmes, les addâd comme on les appelle en arabe, ne sont-ils pas, se demande L.-J. CALVET,  » un cas particulier des rapports entre signifiant et signifié et quelque chose d’inhérent à la nature du signe « [28] ? La pragmatique, très en vogue aujourd’hui, était définie par MORRIS en 1938 comme « cette partie de la sémiotique qui traite du rapport entre les signes et les usagers des signes« [29], mais elle est loin, malgré son caractère polymorphe, protéiforme, d’avoir levé les principales ambiguïtés dont sont émaillés les discours et les oeuvres d’art…

 

 

Pierre MARILLAUD

Président du CALS

[1] « Le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais il signifie. » Les hellénistes complèteront d’eux-mêmes l’accentuation incomplète (problème de logiciel de notre ordinateur).

[2] HERACLITE,- fragments » (texte établi par Marcel CONCHE) PUF, 1986, p.150.

[3] Joël SCHMIDT, Cicéron, éditions Pygmalion G.Watelet, 1999, p.156. Au sujet de cette affirmation de Joël Schmidt nous tenons à signaler qu’elle est mise en doute par certains chercheurs qui affirment que l’oracle était fermé depuis longtemps à l’époque où vécut Cicéron, même s’il est probable qu’il se soit rendu sur les lieux quand il séjourna en Grèce.

[4] C. DARWIN, L’origine des espèces, édition Flammarion, Le Monde, 2009, p.61.

[5] Alain REY,  » Polysémie du terme définition » in coll. La définition » Larousse Langue et langage, 1990, p.14.

[6] VOLTAIRE,  » Candide » in Romans et contes, Gallimard nrf, 1979, La pléiade, p.146.

[7] Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1999, Presses Universitaires de France sous la direction de Marc FUMAROLI, p.132.

[8] LEIBNIZ, Oeuvres philosophiques, éditions Librairie philosophique de LADRANGE, Paris, 1866, Tome 1 pp. 239-240.

[9] Francis JACQUES, Dialogiques, P.U.F,. 1979, p.170.

[10] Du MARSAIS, Des tropes ou des différents sens, Editions AMABLE- LEROY, imprimeur-libraire, Lyon, 1815, p. 160.

[11] Ibid. p.161.

[12] J. LACAN, Le séminaire livre XX encore, éditions du SEUIL, 1975, pp.23-24.

[13] Michel ARRIVÉ, Le linguiste et l’inconscient, PUF formes sémiotiques, 2008, pp.134-135.

[14] Louis-Jean CALVET, Le signe saussurien et la (socio)linguistique, (conférence).

[15] Ibid.

[16] A. J. GREIMAS, Sémantique structurale, PUF nouvelle édition de mars 1986, p.70-71.

[17] Ibid.

[18] J. M. ADAM et Marc BONHOMME, L’argument publicitaire, éditions Armand Colin, 2007, p.52.

[19] Marc BONHOMME,  » Figures du discours et ambiguïté » in n° 15 de la revue SEMEN.

[20] Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, L’implicite, Armand Colin, 1998, p.6.

[21] Ibid. p.161.

[22] Anne UBERFELD, Lire le théâtre III, Belin lettres SUP, 1996, pp. 146-147.

[23] J. P. DELAHAYE, « Les sculptures mathématiques de Georges Art » in Universalia, 2010, p.269.

[24] Gérard GENETTE, L’oeuvre d’art- immanence et transcendance  » éditions du Seuil, Paris, 1994p.10.

[25] Stephen ULLMANN, Précis de linguistique française, éditions de 1969 Berne Francke, 1959, p.352.

[26] Bernard DUPRIEZ, Gradus -les procédés littéraires, 10/18, 1984, pp.38-39.

[27] Catherine FUCHS, Les ambiguïtés du français, édit. Ophrys, Paris, 1996.

[28] Le texte déjà cité de l’article de Louis-Jean CALVET a été mis par Robert Gauthier sur le site du CALS.

[29] Citation donnée par Françoise ARMENGAUD, 1985, in « La pragmatique« , PUF « Que sais-je, » 5e édition mise à jour en 2007, p.5.

URL de référence : http://w3.gril.univ-tlse2.fr/CALS.htm

Source : http://www.fabula.org/actualites/l-ambiguite-dans-le-discours-et-dans-les-arts_44068.php

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