Compte-rendu du colloque ‘Apprendre à peindre!’ Les ateliers privés à Paris de la fin du XVIIIe siècle à 1863

‘Apprendre à peindre!’ Les ateliers privés à Paris de la fin du XVIIIe siècle à 1863

Colloque international, 16 et 17 juin 2011, Université François-Rabelais, Tours

Les ateliers privés d’artistes au XIXe siècle n’étaient pas de simples lieux d’apprentissage. C’étaient également des lieux de rencontre, de partage, de débat et parfois de conflit. Bien plus que des lieux d’enseignement individuel, ces ateliers permettaient de mettre en présence tous les âges, toutes les nationalités, différents milieux sociaux, et même les hommes et les femmes, en créant une ambiance dynamique qui permettait la naissance de nouvelles techniques et théories artistiques. Il y a donc une analogie marquante entre le thème du colloque présenté ici et la nature même du colloque, qui part en effet du même principe : progrès atteint par le partage de connaissances et d’expériences par un ensemble d’individus hétérogènes.

Le colloque international ‘Apprendre à peindre!’ Les ateliers privés à Paris de la fin du XVIIIe siècle à 1863 s’est tenu le 16 et 17 juin 2011 à l’Université François-Rabelais à Tours sous la responsabilité de France Nerlich et Alain Bonnet. Il a été organisé dans le cadre du projet de recherche ArtTransForm (Formations artistiques transnationales), dirigé par France Nerlich et Bénédicte Savoy, et financé par le programme franco-allemand en sciences humaines de l’Agence nationale de la recherche et de la Deutsche Forschungsgemeinschaft avec le soutien de la Jeune équipe InTRu (Interactions, transferts, ruptures artistiques et culturels) de la Maison des Sciences de l’Homme (Tours). En abordant une grande variété de cas particuliers, le colloque a proposé un spectre qui mettait en avant la complexité du phénomène des ateliers privés à Paris au XIXe siècle – un thème qui n’a, jusqu’au présent, pas encore été étudié dans sa totalité. La grande diversité de leurs fonctions, l’hétérogénéité des élèves et d’autres visiteurs et les relations des ateliers privés par rapport à l’École des beaux-arts, qui n’ouvre ses propres classes de peinture qu’en 1863, n’étaient que quelques unes des questions abordées.

Après l’introduction par France Nerlich, le colloque a commencé avec la présentation des deux projets de recherche qui sont à l’origine de la rencontre : ArtTransForm (ATF) et ATELIER. Arnaud Bertinet (ATF, Paris I-Panthéon-Sorbonne) a présenté le projet ArtTransForm qui se concentre sur la formation des artistes allemand à Paris entre 1793 et 1870. Les résultats de ce vaste projet seront mis à la disposition du public sous la forme d’une base de données en ligne et d’un dictionnaire des artistes allemands formés en France, tous les deux à paraître en 2012. La question de la formation parisienne des artistes allemands a permis de révéler l’importance d’une autre question encore plus fondamentale : celle des ateliers privés à Paris au XIXe siècle. Afin de répondre au besoin des chercheurs d’ATF d’en savoir plus sur les ateliers dans lesquels les jeunes artistes allemands se familiarisaient avec la pratique de la peinture, France Nerlich a mis en place un deuxième projet de recherche qui a comme but de constituer un répertoire des ateliers privés parisiens entre 1793 et 1863. Ce projet est mené par des étudiants de Master de l’université de Tours sous la direction de France Nerlich. Trois étudiantes, Véronique André, Clémentine Garcia et Margot Renard ont présenté le projet ainsi que ses premiers résultats factuels et théoriques, qui ont bien montré l’étendue immense du sujet : d’une part parce que les ateliers de formation étaient bien plus nombreux que la poignée que l’on cite habituellement, d’autre part parce que ce répertoire permettra d’ouvrir des pistes de réflexion sur le parcours professionnel et social des artistes, leur intégration professionnelle, leur rapport à la technique et à la pratique de la peinture, sur l’invention de nouvelles théories pédagogiques, sur les alternatives et les laboratoires expérimentaux qui se mettent en place à côté de l’École des Beaux-arts.

La première section, présidée par Anne Lafont (INHA/Marne-la-Vallée),  a commencé avec une communication introductive par Alain Bonnet (Université de Nantes), qui a brossé un tableau de l’organisation générale des ateliers, fortement inspirée par le système de l’École des beaux-arts, et de son importance en démontrant à quel point les ateliers privés s’étaient nichés dans la totalité des structures sociales et professionnelles de l’artiste. Par conséquence, c’est avec le changement de ces structures sociales suite à l’individualisation du métier d’artiste au courant du XIXe siècle que beaucoup d’ateliers privées ont perdu leur droit à l’existence. Les trois communications suivantes dans cette première section ont toutes les trois développé des aspects différents de stratégie d’organisation des ateliers privés. Olivier Lefeuvre (docteur en histoire de l’art de l’Université Paris IV-Sorbonne) a décrit le fonctionnement de l’atelier de Francesco Guiseppe Casanova (1727-1802) et a ainsi montré qu’il y avait parfois une ligne très fine entre l’atelier privé comme tremplin pour les jeunes artistes vers une carrière glorieuse, et une véritable ‘usine de production artistique’ où le maître empêche littéralement toute carrière personnelle de ses élèves (ici de Philippe Jacques Loutherbourg) en les forçant de travailler de manière anonyme et de produire des tableaux que le maître signe et vend sous son propre nom. L’atelier de Jacques-Louis David offrait un fonctionnement différent, comme l’a montré Nina Struckmeyer (ATF, Technische Universität Berlin). Grâce à un système d’enseignement nouveau et démocratique offrant une formation variée dans un cadre de riche diversité, l’atelier de David gagna la réputation d’un tremplin vers le succès. En encourageant les carrières personnelles de ses élèves en adaptant leur formation à leurs propres besoins, David a créé un lieu de formation dans lequel les élèves pouvaient bénéficier d’un développement individuel. A partir de sources inédites, Nina Struckmeyer a montré d’une part l’évolution de l’atelier au cours de son existence et d’autre part la difficulté pour l’historien de travailler à partir de sources parfois contradictoires. L’atelier de Vincenzo Camuccini (1771-1844), présenté par Christian Omodeo (doctorant Paris IV-Sorbonne), montre qu’à Rome autant qu’à Paris des questions se posaient sur l’originalité et l’authenticité des œuvres sortant des ateliers privés, mais que les réponses possibles étaient très diverses : au lieu d’enfermer ses élèves dans un atelier loin de la communauté publique et de vendre leurs œuvres sous son propre nom, comme Casanova avait pu le faire avec Loutherbourg, Camuccini les associa à son « entreprise » et fit de son atelier un lieu de rencontre entre ses élèves et sa clientèle.

La deuxième section, présidée par Barthélémy Jobert (Paris IV-Sorbonne) s’est focalisée sur l’atelier de Paul Delaroche, vraisemblablement l’atelier parisien le plus recherché du deuxième quart du XIXe siècle, et sur la formation des artistes femmes. Les deux communications sur l’atelier de Paul Delaroche se sont  tout particulièrement intéressées à la relation entre Delaroche et ses élèves. Cédric Lesec (INHA, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, Université de Fribourg) a mis en avance l’importance des relations amicales, quasi filiales entre le maître et certains de ses élèves, pour le fonctionnement de l’atelier (aussi après la fermeture de l’atelier privé en 1842) et pour l’image de Delaroche comme maître dévoué. Cette image de Delaroche comme maître impliqué dans le développement artistique de ses élèves a même traversé les frontières nationales comme le montre Lisa Hackmann (ATF, Technische Universität Berlin) dans son étude sur les élèves allemands dans l’atelier de Delaroche. Une trentaine d’artistes allemands ont intégré l’atelier au cours des années, attirés par la renommée du maître et de son atelier en Allemagne. Chez Delaroche, ils cherchaient surtout à apprendre la technique et le style singuliers de sa peinture d’histoire. Concernant la formation artistique des jeunes filles à Paris, Séverine Sofio (CNRS) a montré qu’à la fin du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe siècle, bien que souvent séparées de leurs condisciples masculins et exclues des concours officiels, les jeunes filles pouvaient également suivre une formation d’artiste en bénéficiant parfois même d’un soutien et d’un encouragement particulier par leur maîtres. Pendant cette période, la formation des jeunes filles avait une place acceptée, reconnue, et même valorisée parmi les diverses fonctions des ateliers privés.

La troisième section, qui marquait le début du deuxième jour du colloque, a été présidée par Stéphane Paccoud (Musée des Beaux-Arts de Lyon). Dans sa communication sur l’atelier de Léon Cogniet (1794-1880), Michaël Vottero (Institut National du Patrimoine) n’a pas seulement éclairé le rôle important des diverses activités pédagogiques dans la carrière de l’artiste et la juxtaposition de l’atelier privé avec les différents postes que ce dernier occupait au sein de plusieurs institutions officielles, il a aussi poursuivi le thème de la formation des jeunes filles abordé par Sévérine Sofino, en traitant l’atelier de formation de jeunes femmes tenu sous sa direction par la sœur de l’artiste Marie-Amélie Cogniet, et son épouse Caroline Thévenin. Les deux communications suivantes, celle de Beata Studziżba Kubalska (Musée national de Cracovie) sur les artistes polonais dans l’atelier de Cogniet en général, et celle de Kamila Kłudkiewicz (Université Adam Mickiewicz, Poznań) sur Henryk Rodakowski, un de ses élèves polonais les plus connus, ont révélé que, même si plusieurs artistes polonais se sont arrêtés en Allemagne avant de venir en France, leur attirance pour Paris différait de celle des artistes allemand : ce n’était pas la peinture d’histoire à la manière de Delaroche qui semble les avoir attiré mais plutôt la peinture de Cogniet, et plus précisément sa peinture de portrait qui témoigne d’une forte influence des portraits du XVIIe siècle hollandais. Ce sont ces caractéristiques de l’art de Cogniet d’inspiration hollandisante que ces artistes polonais, dont Rodakowski est le représentant par excellence, rapportèrent dans leur pays natal.

La dernière section, présidée par Ségolène Le Men (Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense) a offert un spectre de cas particuliers qui relèvent tous des aspects différents ayant joué un rôle dans l’évolution du fonctionnement et de l’importance des ateliers privés. Armelle Jacquinot (M.A. Paris I et Leicester) a éclairé le phénomène encore largement méconnu de la location de tableaux par les marchands d’art entre 1820 et 1850, et a montré que la pratique de la location de tableaux permettait aux artistes de copier et étudier attentivement les compositions les plus recherchées du moment. La conclusion surprenante est qu’à partir des années 1820 ce n’étaient plus les tableaux anciens des grands maîtres mais surtout les œuvres contemporaines qui faisaient le succès du Salon, surtout des tableaux du style troubadour, que les artistes cherchaient à étudier. Si cette conclusion jette une lumière nouvelle sur la pratique de l’apprentissage artistique par la réalisation de copies d’après des tableaux anciens ou contemporains, la contribution de Camille Mathieu (Université de Californie, Berkeley) a abordé l’attitude de Thomas Couture, maître d’un grand et très influent atelier parisien, envers la pratique de la copie d’après l’antique et la copie de la nature. Elle montre que Thomas Couture avait mis en place pour ces élèves des techniques nouvelles de dessin qui étaient censée stimuler l’appréhension du réel et la pratique de la copie d’après la nature, au détriment de la copie d’après l’antique. La communication d’Hélène Jagot (directrice du musée de la Roche-sur-Yon) sur la naissance de l’école néo-grecque a indiqué le début du changement profond, voir de la dévalorisation, vers 1850 du rôle des ateliers privés, avec la naissance de communautés d’artistes autonomes comme celle des Néo-grecs. Le droit à l’existence même des ateliers privés est mis en question par les artistes qui préfèrent s’organiser en communautés démocratiques, sans maître mais avec un chef de groupe comme, dans ce cas, Jean-Léon Gérôme. La remise en cause des ateliers privés semble s’être accélérée encore plus rapidement après la réorganisation de l’École des Beaux-arts en 1863. Avec la création des ateliers de peinture au sein de la structure officielle même, la nécessité des ateliers privés fut de plus en plus mise en question. En comparant les tableaux ayant obtenu le prix de Rome de peinture entre 1863 et 1872, France Lechleiter (docteure en histoire de l’art, Paris IV-Sorbonne) a conclu la série de communications avec une étude sur l’impact de ces réformes sur la pratique artistique. On voit que la réforme de 1863 a permis aux artistes de l’École des Beaux-arts une liberté de travail qui jusqu’à ce moment avait été caractéristique des ateliers privés seulement.

Le projet ATELIER dirigé par France Nerlich à l’Université François-Rabelais, offre un point de départ essentiel pour toute recherche plus approfondie sur le thème. Et ce que la riche variété des thèmes traités dans les différentes communications de ce colloque a très clairement mis en avant, c’est que le sujet seul des ateliers privés au XIXe siècle ouvre vers un nombre infini de perspectives. Qu’on considère l’aspect social de la formation dans les ateliers privés (comme l’ont fait par exemple Nina Struckmeyer, Cédric Lesec et Séverine Sofio dan leur communications), la question de la place des ateliers dans les stratégies professionnelles (Michaël Vottero), ou le développement de nouvelles pratiques artistiques dans ainsi qu’en dehors des ateliers privés (Armelle Jacquinot, Camille Mathieu, France Lechleiter), tous ces aspects contribuent à l’élargissement de nos connaissances sur la vie artistique au XIXe siècle. Enfin, comme l’ont montré Christian Omodeo, Beata Studziżba Kubalska, Kamila Kłudkiewicz et les chercheurs du projet ArtTransForm, l‘importance du thème des ateliers privés dépasse largement les frontières françaises. La prise en compte de ces interactions transnationales est essentielle pour comprendre la réflexion théorique et la pratique picturale à cette époque.

Les actes du colloque seront publiés aux Presses universitaires François-Rabelais en 2012.

Eveline Deneer, Berlin | e.deneer@gmail.com

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