Nizza Santiago : « Convergences autour d’un paysage architectural en transition » (Histoire de l’art, n° 75, 2014)

Nizza Santiago

Convergences autour d’un paysage architectural en transition

Pietro Gualdi et Casimiro Castro à Mexico

Histoire de l’art, numéro 75 (2014/2)

VARIA

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En pleine montée du cosmopolitisme au xixe siècle, l’affluence d’artistes voyageurs européens au Mexique marque un tournant décisif dans l’approche de la ville moderne. Vitrine de l’affranchissement culturel, politique et religieux du pays, l’espace public et son architecture incarnent alors un ordre dont les préceptes demeurent flous, d’autant que, frappés par la guerre civile, les deux premiers tiers du xixe siècle sont un temps où les initiatives de construction restent rares. À défaut de toute activité architecturale, le commerce de vues panoramiques et de recueils illustrés joue un rôle décisif dans la reconfiguration d’un idéal urbain qui fluctue toujours entre le passé colonial et le devenir républicain. Cet article explore la ville en représentation à partir de deux perspectives consécutives de la capitale mexicaine en transition, à savoir, celle du peintre et lithographe italien Pietro Gualdi et celle de l’illustrateur mexicain Casimiro Castro. Enfin, il est question de mesurer la contribution de ces deux artistes dans le processus de modernisation des villes au cours du dernier tiers du xixe siècle.

***

De nos jours, se représenter la capitale mexicaine du xixe siècle, s’interroger à propos de sa configuration urbaine ou de son développement signifie se référer à l’œuvre de deux artistes lithographes incontournables de la production des vues urbaines à cette période : Pietro Gualdi (1808-1857) et Casimiro Castro (1826-1889). D’origine italienne, le premier se démarque de la plupart des artistes étrangers actifs à Mexico dans les années 1840-1850, car il est le protagoniste d’un genre graphique où l’architecture et le paysage urbain sont au cœur du sujet. Avec l’édition de son album illustré Monumentos de Méjico[1], il inaugure en 1840 une ligne éditoriale sans précédent au Mexique : le répertoire des vues architecturales et panoramiques. Casimiro Castro est pour sa part le créateur des vues topographiques métropolitaines les plus admirées de la seconde moitié du xixe siècle. Son talent en tant qu’illustrateur demeure surtout associé au célèbre ouvrage collectif México y sus Alrededores[2], lequel, réédité à quatre reprises entre 1855 et 1878[3], laisse un registre brillant des transformations du paysage urbain en cours de modernisation.

L’un initiateur, l’autre continuateur, l’un italien, l’autre mexicain, Gualdi et Castro élaborent au fil des décennies un portrait original et complexe de la ville en transition. La ville de Mexico, ses perspectives, ses monuments civils et religieux, acquièrent dans leurs compositions un caractère vivant et symbolique. Représentée sous deux époques différentes, l’ancienne cité des Aztèques émerge tout d’abord sous les traits d’un espace empreint de son passé colonial, avec une multiplicité d’édifices religieux voués à disparaître sous les lois de Réforme, en 1861. Saisie par les deux artistes avant cette amputation, la ville des années 1840-1855 se profile sous un calme apparent, par opposition à l’atmosphère tendue qui prévaut en pleine montée du conflit civil entre libéraux et conservateurs mexicains. Après la laïcisation du début des années 1860, la fortune du paysage architectural se poursuit finalement dans un temps où il est question de construire. En l’absence de Gualdi, c’est Casimiro Castro qui perpétue cette œuvre.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la biographie des deux artistes reste assez mal connue. Pour la même raison, la supposition réitérée de leur rencontre a bâti la légende d’une collaboration aux alentours de l’année 1850. En l’occurrence, il a souvent été dit que Gualdi fut le professeur de Castro alors qu’il enseignait la perspective à l’Académie de San Carlos[4], bien qu’aucune source n’ait à ce jour attesté de telles hypothèses. De fait, nul document ne confirme l’habilitation de l’Italien pour enseigner dans cette institution, encore moins probable est l’admission de Casimiro Castro en tant qu’élève académicien. Devant le doute d’un rapport maître-élève entre les deux personnages, reste la possibilité que le jeune apprenti ait fréquenté de façon plus informelle l’atelier de Gualdi pour s’assurer une formation en dehors du milieu académique[5]. À défaut de pouvoir élucider cette question, nous nous sommes surtout intéressée au dialogue qui l’emporte sur leurs créations respectives, s’agissant de retrouver leurs convergences culturelles et esthétiques autour du paysage urbain.

Mexico, ville cosmopolite (1830-1850)

Les années postérieures à la déclaration de l’indépendance du Mexique en 1821 correspondent à un temps de reconstruction au cours duquel de nombreuses relations avec l’Europe sont initiées. À cette période, de nouveaux liens économiques et politiques sont établis avec les nations du Vieux Continent tandis que le pays plonge dans une phase de réinvention intégrale par rapport à son passé colonial. Cette réinvention trouve son référent dans le libéralisme européen par opposition au régime absolutiste qui s’est éteint. Attachées à une certaine vision du cosmopolitisme[6], les élites libérales s’investissent dès lors pleinement dans leurs échanges avec l’extérieur et se montrent enthousiastes à l’idée d’ouvrir leurs portes à la colonisation. Maintes entreprises étrangères motivées par cette ouverture et par les garanties qui leur sont offertes affleurent aussitôt, sans pour autant aboutir[7]. La fragilité politique et économique du pays, tout comme la domination de l’Église, freinent considérablement le développement. Les flux migratoires se renouvellent sans cesse[8] et, dans ce cadre d’interactions et d’affluences, le paysage culturel finit par se transfigurer.

Certes, pour l’Europe, la réinvention de l’Amérique hispanique sous-tend des projets d’expansion économique, technologique ou scientifique[9], la plupart du temps inspirés d’une idée surévaluée de ses ressources naturelles. En particulier, généreusement dépeint par le savant Humboldt et par d’autres voyageurs du début du siècle, l’ancien premier royaume du Nouveau Monde enflamme les rêves et les ambitions d’une population européenne en quête de prospérité. Parmi les diverses catégories d’individus qui se rendent au Mexique dans un esprit d’aventure, l’artiste voyageur, captivé par ses paysages légendaires et son exotisme, témoigne souvent de ses découvertes, laissant des textes ou des images empreints d’un imaginaire commun. C’est précisément au cœur de cette ère de correspondances culturelles entre le Mexique et l’Europe qu’a lieu la vulgarisation de nouvelles formes de représentation de l’altérité. L’essor de la lithographie est en lien avec la circulation de ces images.

Gualdi, védutiste-lithographe à Mexico (1838-1850)

Fig. 1. Carl Nebel, Vue intérieure de Mexico, 1836, lithographie parue dans Voyage pittoresque et archéologique dans la partie la plus intéressante du Mexique, 1836, Paris, M. Moench, planche VII.

Fig. 1. Carl Nebel, Vue intérieure de Mexico, 1836, lithographie parue dans Voyage pittoresque et archéologique dans la partie la plus intéressante du Mexique, 1836, Paris, M. Moench, planche VII.

La première presse lithographique est mise en fonction à Mexico sous l’impulsion de ces échanges, en 1826. Ses promoteurs, les Italiens Claudio Linati[10] et Gaspar Franchini, bénéficient du soutien financier du gouvernement mexicain à condition de fournir sur place un enseignement artistique gratuit[11]. Resté seul après la disparition soudaine de Franchini, Linati fonde alors le premier journal satirique (El Iris) et consolide le courant graphique du  recueil illustré[12], initié sous le signe du baron de Humboldt[13] et poursuivi par d’autres voyageurs comme Sir William Bullock, Elizabeth Ward, Carl Nebel et Daniel Thomas Egerton. Durant ce deuxième quart de siècle, plus d’un album graphique de voyage est publié en Europe, diffusant toute une mosaïque d’images quotidiennes et pittoresques du Mexique (fig. 1)[14].

Cette nouvelle iconographie transcende néanmoins une vision stéréotypée qui revient fréquemment aux thématiques des types populaires, des paysages exotiques, des objets archéologiques et, enfin, des monuments anciens et modernes du Mexique, c’est-à-dire ses vestiges préhispaniques et ses constructions coloniales. Or, généralement réalisés à l’issue de voyages succincts, la plupart de ces recueils abordent ces thèmes de façon sommaire, recouvrant des aires géographiques et culturelles parfois trop vastes pour rompre avec les poncifs. La variété d’objets d’étude prévaut donc au détriment d’une observation plus approfondie. En ce sens, l’œuvre de Pietro Gualdi diffère de ce corpus iconographique : ses compositions sont le fruit d’une étude attentive du cadre architectural, des monuments et de la vie qui s’y déroule, bien que ses motifs se répètent dans la durée.

Par ailleurs, Pietro Gualdi se distingue d’autres artistes voyageurs qui se rendent au Mexique à la même époque. D’une part, parce qu’il mène une vie plutôt sédentaire à Mexico – depuis son arrivée en 1836 et jusqu’au moment de son départ pour La Nouvelle-Orléans, aux alentours de 1851 – et d’autre part, parce que pendant près de quinze ans il se consacre strictement à la création des vues urbaines. Arrivé dans la capitale à l’âge de 27 ans, il travaille en tant que scénographe pour la compagnie d’Opéra de Madame Albini[15] ; les deux premières années de son activité à Mexico demeurent toutefois obscures. Cette lacune est sans doute due au caractère éphémère des décors qu’il réalise pour le théâtre principal de la ville. Suite au départ de sa compagnie, en février 1838, Gualdi, comme de nombreux étrangers dans ces années, décide de tenter fortune sur place en tant que védutiste. Ses premiers tableaux datent de 1838[16].

Plusieurs raisons peuvent avoir poussé l’artiste à s’établir à Mexico en pleine période de désordre. Qu’il se soit hasardé à une telle entreprise au moment où le pays plongeait dans une grande instabilité politique[17] paraît certes peu probable, à moins qu’il n’ait eu un indice de réussite au préalable. Ceci laisse supposer que lors de son passage au Théâtre national, Gualdi a su nouer des liens d’amitié avec des membres de la nouvelle bourgeoisie, bénéficiant éventuellement de leur protection ou recevant à ce moment-là ses premières commandes de tableaux. Sans doute, la bourgeoisie créole est alors une clientèle désireuse de montrer son opulence, notamment par le biais d’objets d’art ayant trait à sa propre idéologie nationaliste[18]. Cherchant à se distinguer des élites novohispaniques, cette classe émergente privilégie, cela s’entend, des œuvres d’art dans l’air du temps. Un temps républicain. Sa maîtrise des perspectives, en ce sens, permet à Gualdi de rendre hommage à l’architecture citadine, ce qui doit assurément séduire plus d’un commanditaire.

De facture soignée, les vedute de Gualdi figent la place comme lieu emblématique de la ville. Le cadre majestueux de la Plaza Mayor (1839), la Plaza de Santo Domingo (1838) ou la Plaza de Loreto (1839) inspirent ses compositions initiales et lui valent la reconnaissance immédiate du public. Face à ces premiers succès, le védutiste conçoit très tôt la diffusion de ses œuvres par le biais de la lithographie – technique qu’il a appris à maîtriser. En novembre 1839, une note du journal El Zurriago signale alors son intention de produire une « collection lithographique des monuments mexicains », dans l’idée d’offrir à l’Europe un aperçu du patrimoine local. L’annonce est surtout une invitation à souscrire à cette publication épisodique dont la première planche livrée est une vue de la cathédrale métropolitaine ouvrant sur la Plaza Mayor[19].

Fig. 2. Pedro Gualdi, Cathédrale de Méjico, 1841, lithographie parue dans Monumentos de Méjico tomados al natural y litografiados por Pedro Gualdi, 1841, Mexico, Massé et Decaen.

Fig. 2. Pedro Gualdi, Cathédrale de Méjico, 1841, lithographie parue dans Monumentos de Méjico tomados al natural y litografiados por Pedro Gualdi, 1841, Mexico, Massé et Decaen.

Le résultat victorieux de la formule publicitaire de Gualdi assure ainsi la première édition de Monumentos de Méjico (1840-1841), contenant douze vues des lieux emblématiques de la capitale, à savoir deux perspectives (extérieure et intérieure) de la cathédrale (fig. 2), une vue de la plaza de Santo Domingo, deux vues (extérieure et intérieure) de la collégiale de Notre-Dame de Guadalupe, une vue du patio de l’université, deux vues de l’École des mines (extérieure et intérieure), la promenade de Bucareli, le patio du couvent de Notre-Dame de la Merced, la chambre des Députés et l’hôtel de ville[20]. Outre le fait de souligner l’indéniable sens des affaires de l’artiste, la singularité de cet ouvrage est qu’il s’agit avant tout du premier album illustré édité dans le pays. En effet, à l’heure où plusieurs recueils illustrés sur le Mexique ont déjà vu le jour en Europe[21], aucun volume de ce genre n’a été délivré par les presses mexicaines. Certes, après le départ de Linati, la production lithographique locale demeure modeste jusqu’à l’apparition des journaux illustrés en 1837[22].

Le paysage architectural en transition

Le succès commercial des lithographies de Pedro Gualdi[23] est manifeste dans la deuxième réédition. Enrichie de notices descriptives et réalisée en 1841 et 1842, celle-ci intègre une vue du parc de l’Alameda et quelques variations dans les planches, dont celles de la vue extérieure de la cathédrale, du sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe et de l’École des mines, de sorte que seulement quatre estampes sur douze se répètent[24]. L’engouement du public pour son art paysager attire au maître italien de nombreuses commandes de tableaux tout au long de la décennie. En effet, la mode des vues d’architecture est vraisemblablement en corrélation avec l’image monumentale et sereine qu’elles donnent de la ville. Au-delà de la délicatesse du trait et de la précision des perspectives de l’artiste, force est d’admettre que ses paysages citadins recréent surtout le portrait d’une ville policée. À une époque où le pays est assailli par les guerres intestines et les invasions, il semble naturel que les Mexicains rêvent d’un pays débarbarisé. C’est précisément ce qu’offrent les images de Gualdi.

Fig. 3. Pedro Gualdi, Vue de la grande place de Mexico d’après le projet de Lorenzo Hidalga (jamais réalisé), 1843, lithographie, 44 x 63 cm, Mexico, D. F., Mapoteca Manuel Orozco y Berra, México, Inv. 1602-OYB-725-A. © MOyB - SAGARPA.

Fig. 3. Pedro Gualdi, Vue de la grande place de Mexico d’après le projet de Lorenzo Hidalga (jamais réalisé), 1843, lithographie, 44 x 63 cm, Mexico, D. F., Mapoteca Manuel Orozco y Berra, México, Inv. 1602-OYB-725-A. © MOyB – SAGARPA.

À ce propos, il n’est pas impensable que l’apparence calme et solennelle que traduisent les compositions gualdiennes, sans doute minutieuses du point de vue architectural, soit en lien avec la difficulté de l’artiste à représenter la figure humaine. Ayant probablement prévu ceci, l’auteur de l’article d’El Zurriago, en 1839, « suggère » à l’artiste de faire l’économie de ce type de représentation afin de ne pas égarer l’attention du spectateur[25]. Secondaire dans l’œuvre gualdienne, la figure humaine apparaît donc généralement comme un indicateur ponctuel de la vie quotidienne. La charge symbolique de ses compositions retombe par conséquent dans le cadre architectural. À l’instar d’un décor de théâtre – n’oublions pas que Gualdi est avant tout un peintre scénographe –, le cadre urbain fait surtout étalage d’un patrimoine bâti somptueux, signe de fierté et d’identité nationale (fig. 3).

L’enthousiasme pour ce type de production graphique s’estompe pourtant à la fin de la décennie. La situation du pays, de plus en plus critique à partir de la guerre d’intervention avec les États-Unis (1846-1848), plonge à nouveau la capitale dans une phase de pénurie. Touché par cette crise, Gualdi émigre vers la Louisiane au début des années 1850. Au milieu de ce siècle correspond un temps de réforme et de sécularisation[26] : ayant radicalisé les postures politiques et scindé le pays en deux factions – conservatrice et libérale –, les troubles réitérés sous la dictature militaire de Santa Anna prennent fin dans une atmosphère d’insurrection en 1855. La montée du parti libéral au pouvoir signifie pour sa part l’entrée en scène d’un groupe d’hommes aux idées modérées, ouverts aux lois, aux libertés publiques et à la tolérance religieuse. Les années 1856-1861, ou ère des réformes, se rapportent ainsi à une phase de reconfiguration nationale, au cours de laquelle on vise notamment à promouvoir la colonisation de vastes extensions de terrains nationalisés ayant autrefois appartenu à l’Église. Pour la topographie métropolitaine, cela signifie d’importantes mutations qui marquent le début de la modernisation du pays. Une modernisation qui démarre avec la destruction substantielle d’édifices religieux[27].

Casimiro Castro, illustrateur de la modernité (1855-1885)

Si les signes de l’ancienne ville coloniale et de l’autorité religieuse sont encore décelables dans l’œuvre de Gualdi, ils diminuent sensiblement dans la production de Casimiro Castro, son successeur. Abstraction faite d’une première lithographie signée de sa main, en 1849, représentant la procession du cortège funèbre d’Agustín de Iturbide[28], Castro dessine surtout les traits d’une ville dont les dynamiques culturelles sont en voie de recomposition. Tout d’abord marqué par la laïcisation, le cadre urbain s’insère au fur et à mesure dans la voie du progrès. Les premiers travaux de Castro restent toutefois proches de l’esprit iconographique gualdien, dans le sens où les édifices conservent une certaine frontalité et la figure humaine demeure toujours reléguée au second plan[29]. Parmi les lithographies qu’on peut rapprocher de cette typologie, nous citerons celles de la première édition de México y sus Alrededores (1854-1855), dont la Maison Municipale, la Maison de l’empereur Iturbide, la place de Saint-Dominique, le Théâtre national et le parvis du couvent de Saint-François[30].

Fig. 4. Casimiro Castro, Vue panoramique de la ville de Mexico prise depuis une montgolfière, 1858, lithographie 52 x 82 cm, Mexico, D. F., Mapoteca Manuel Orozco y Berra, Inv. 1232-CGE-7252-A © MOyB - SAGARPA.

Fig. 4. Casimiro Castro, Vue panoramique de la ville de Mexico prise depuis une montgolfière, 1858, lithographie, 52 x 82 cm, Mexico, D. F., Mapoteca Manuel Orozco y Berra, Inv. 1232-CGE-7252-A © MOyB – SAGARPA.

Probablement sous l’influence de son aîné, à ses débuts, Castro poursuit le registre des paysages architecturaux de la capitale de manière assez classique. Affirmant son propre style très rapidement, sa contribution majeure consiste en l’introduction de vues aériennes qui rendent le cadre urbain deux fois plus spectaculaire (fig. 4). Les vues de la place d’Armes, la promenade de la Viga, les villes de Guadalupe et de Tacubaya, ainsi que la promenade de Bucareli, incarnent désormais le mouvement, la vivacité de la ville. La modification savante des points de fuite et la minutie du dessin de Castro donnent ainsi lieu à des compositions nouvelles, qui lui attirent la considération de ses contemporains. Dès 1855, ces panoramiques préfigurent également les premières transformations réformistes. À cette période associée à la construction de la première ligne ferroviaire du pays[31] (fig. 5) correspond la généralisation de l’éclairage de la ville au gaz ou encore la mise en place du système métrique.

Fig. 5. Casimiro Castro, Vue de la vallée de Mexico prise depuis la cime du Risco, 1877, chromolithographie parue dans Album du chemin de fer mexicain, 1877, Mexico, Victor Debray et Cie, planche XXIV.

Fig. 5. Casimiro Castro, Vue de la vallée de Mexico prise depuis la cime du Risco, chromolithographie parue dans Album du chemin de fer mexicain, Mexico, Victor Debray et Cie, 1877, planche XXIV.

L’excellente réception de México y sus Alrededores chez les Mexicains a permis à Castro de revisiter quatre rééditions par la suite. En apportant de nouvelles planches au fil des années, l’artiste a surtout réussi à imprégner ses décors architecturaux de la culture populaire de la fin du xixe siècle. Des perspectives de plus en plus audacieuses et des scènes de plus en plus animées sont ainsi l’occasion de retracer les ruptures et les continuités de la ville. Profondément pittoresques, ces images ne perdent pas pour autant leur valeur documentaire. C’est pourquoi revisiter l’histoire de la tentaculaire ville de Mexico loin de ses gratte-ciel et de ses avenues interminables, ou même chercher les premiers indices de son expansion ahurissante, équivaut aujourd’hui à emprunter le regard de ce binôme pour se repérer un tant soit peu dans la ville qu’ils ont connue.

Nizza Santiago est doctorante en histoire de l’art à l’université Paris-Sorbonne. Ayant bénéficié d’une allocation de recherche du CONACYT (CNRS mexicain) et d’une bourse de la Fondation Napoléon, elle consacre sa thèse aux projets d’architecture et d’urbanisme du Second Empire mexicain, sous la direction de Barthélémy Jobert.

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Notes


[1] P. Gualdi, Monumentos de Méjico tomados al natural y litografiados por Pedro Gualdi, Mexico, 1841 (2e édition). Éd. facs., Mexico, Fomento Cultural Banamex, 1981.

[2] C. Castro et al., México y sus Alrededores. Colección de monumentos, trajes y paisajes del país dibujados al natural y litografiados por los artistas mexicanos C. Castro, L. Auda, J. Campillo y G. Rodríguez, Mexico, Decaen, 1855-1856.

[3] Actuellement la Bibliothèque nationale de France conserve trois éditions de cet ouvrage.  Le volume de 1855-1856 (en version facsimilaire) et ceux de 1864 et 1869.

[4] G. Tovar de Teresa, Repertorio de artistas en México, t. II, México, Grupo Financiero Bancomer, 1996, p. 106.

[5] Une deuxième hypothèse suggère que Casimiro Castro aurait plutôt fréquenté l’atelier du Français François Rivière, un autre scénographe en vue à Mexico à la même époque. Arturo Aguilar Ochoa, « Pedro Gualdi. Pintor de perspectiva en México », dans El escenario urbano de Pedro Gualdi 1808-1857 (cat. exposition : Mexico, 1997), Mexico, MUNAL, Instituto Nacional de Bellas Artes, 1997, p. 64.

[6] La vision d’un cosmopolitisme profitable à la nation est effectivement en lien avec l’idée d’un progrès à l’européenne. Cf. Manifiesto y convocatoria del Poder Ejecutivo Provisional de la Republica Mexicana, en 10 de diciembre de 1841, Mexico, Imprenta del Aguila, p. 7-8.

[7] J. Olveda, « Proyectos de colonización en la primera mitad del siglo XIX », dans Relaciones. Estudios de Historia y Sociedad, 1990, vol. XI, n° 42, p. 23-47.

[8] C. Sartorius, Importancia de México para la emigración alemana, trad. Agustín Sanchez de Tagle, Mexico, Tipografía de Vicente G. Torres, 1852, p. 8.

[9] M. L. Pratt, « Alexander von Humboldt and the Reinvention of America », dans Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, London, New York, Routledge, 1992, p. 110.

[10] Formé à Paris, dans les ateliers de Jacques-Louis David et de Gioacchino Giuseppe Serangeli, Claudio Linati (1790-1832), persécuté et condamné à mort pour ses activités politiques en Espagne et en Italie, s’adresse au dramaturge et diplomate mexicain Manuel Eduardo de Gorostiza, qu’il rencontre à Bruxelles, afin d’obtenir sa protection pour s’installer au Mexique. Ce séjour est cependant très bref : arrivé à Veracruz en mars 1825, l’artiste quitte le Mexique pour New York le 27 septembre 1826, pour regagner ensuite Londres. M. Toussaint, La litografía en México en el siglo XIX, Mexico, Ediciones facsimilares de la Biblioteca Nacional, 1934, p. 2-3. / Source d’archive : AGN – Administración Pública Federal s. XIX / Gobernación s. XIX (129) / Vol. 7 / Exp. 267 / 1826.

[11] À vrai dire, la première presse lithographique est introduite au Mexique en 1823 par le ministre Lucas Alaman. Sans doute face à l’absence de lithographes pour la mettre en activité, cette importation passe néanmoins inaperçue. Pour une vue d’ensemble de l’activité lithographique à ses débuts, voir : A. Aguilar Ochoa, « Los inicios de la litografía en México. El período oscuro (1827-1837) », dans Anales del Instituto de Investigaciones Estéticas, 2007, num. 90, p. 65-100.

[12] C’est notamment lors de son retour à Bruxelles en 1828 que le lithographe parvient à publier son recueil illustré Costumes civils, militaires et religieux du Mexique dessinés d’après nature. Celui-ci répertorie les différents types populaires qu’il a pu découvrir lors de son séjour au Mexique. La BnF conserve l’un des rares exemplaires complets (avec 48 planches lithographiées) de cet ouvrage.

[13] A. Aguilar Ochoa, « La influencia de los artistas viajeros en la litografía mexicana (1837-1849) », dans Anales del Instituto de Investigaciones Estéticas, 2000, vol. XXII, n° 76, p. 115-118.

[14] La vogue des recueils illustrés ayant pour sujet la description des traits de société prend son envol dans la culture encyclopédique de l’Europe du xixe siècle. Poursuivie en Amérique hispanique, cette mode éditoriale s’étend au-delà des cercles érudits trouvant un succès considérable. Parmi les ouvrages édités en Europe à cette période nous signalons l’œuvre monumentale de Giulio Ferrario, Il costume antico e moderno o storia del governo, della milizia, della religione, delle arti, scienze ed usanze di tutti popoli antichi e moderni, provata coi monumenti dell ‘anticuita’ e rappresentata cogli analoghi disegni, publiée en Italie entre 1817 et 1841. Au Mexique, ce courant atteint son sommet avec la publication de Los mexicanos pintados por si mismos (Les Mexicains dépeints par eux-mêmes), en 1854. Cf. R. Casanova, « De vistas y retratos: la construcción de un repertorio fotográfico en México, 1839-1890 », dans E. C. García Krinsky, Imaginarios y fotografía en México, 1839-1970, Barcelone, Lunwerg, 2005, p. 30.

[15] Seconde épouse du compositeur d’opéra italien Giovanni Pacini (1796-1867), Mariette Albini, cantatrice soprano, reste l’une des figures majeures de l’opéra à Mexico durant les années 1830.

[16] Ces éléments biographiques ont été fournis à l’occasion de la rétrospective de son œuvre en 1997. Ochoa, « Pedro Gualdi. Pintor de perspectiva en México », p. 33-67.

[17] La transition vers une constitution centraliste après une dizaine d’années de gouvernement fédéral correspond au temps de la calamiteuse expédition du Texas (1835-1836). Étant suivi d’une série de présidences interrompues, le pouvoir affaibli du pays se révèle propice aux projets interventionnistes. La célèbre guerre des Gâteaux (première intervention française au Mexique) a lieu dans ce contexte. Cf. G. Jimenez Codinach, Mexico. The Projects of a Nation, Mexico, Fomento Cultural Banamex, 2001, p. 125-141, 189-193.

[18] Ochoa, « Pedro Gualdi. Pintor de perspectiva en México », p. 36-37.

[19] El Zurriago. Periódico científico, literario e industrial, 9 novembre 1839, n° 11, t. I, p. 83-84.

[20] Ibid., p. 87.

[21] Vue de cordillères de A. de Humboldt (Paris, 1810), Six views of the most important towns and mining districts upon the table land of Mexico de E. Ward (Londres, 1829), Voyage pittoresque et archéologique dans la partie la plus intéressante du Mexique de C. Nebel (Paris, 1836) et Views of Mexico de D. T. Egerton (Londres, 1840).  Cf. R. L. Mayer, « Los dos álbumes de Pedro Gualdi », dans Anales del Instituto de Investigaciones Estéticas, 1996,  n° 69, p. 81.

[22] Ochoa, « Los inicios de la litografía en México… », p. 86-93.

[23] Dès lors, l’artiste signe son œuvre avec son prénom hispanisé.

[24] Mayer, « Los dos álbumes de Pedro Gualdi », p. 83-84.

[25] El Zurriago, 9 novembre 1939, p. 84.

[26] Codinach, Mexico…, p. 251-258.

[27] 48 églises sur un total de 92 subsistent seulement après la vague de démolitions de 1861. Cf. F. Ramírez, Modernización y modernismo en el arte mexicano, Mexico, UNAM, Instituto de Investigaciones Estéticas, 2008, p. 73.

[28] Dans J. R. Pacheco, Descripción de la solemnidad fúnebre con que se honraron las cenizas del héroe de Iguala, don Agustín de Iturbide, en octubre 1838, Mexico, Imprenta de Ignacio Cumplido, 1849.

[29] Ramírez, Modernización y modernismo…, p. 76.

[30] En français dans le texte d’origine. Les légendes de cet ouvrage portent trois versions : anglaise, espagnole et française.

[31] En 1877, Castro livre un nouvel album chromolithographié, où il rend compte de la transformation du paysage autour des voies ferrées. Cf. C. Castro et A. G. Cubas, Album du chemin de fer mexicain. Collection de vues peintes d’après nature par Casimiro Castro et chromolithographies par A. Sigogne, C. Castro, etc., édition trilingue. Texte français traduit de l’espagnol par G. Gostgowski, Mexico, Victor Debray et Cie, 1877.

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