Revue Histoire de l’art, n° 79 | Varia. Pamela Bianchi : « Un espace à part : le plafond »

Pamela Bianchi

Un espace à part : le plafond

Histoire de l’art, numéro 79 (2016/2)

VARIA

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Sénèque nous peint un plafond mobile, dont le mouvement circulaire imitait les mouvements du ciel, et dont les révolutions se succédaient suivant les saisons[i].

Selon Germano Celant, le traditionnel espace d’exposition serait à voir comme une simple « boîte façonnée » (scatola muraria[ii]) composée de quatre parois, un sol et un plafond. En partant de cette considération de nature stylistique, notre article se propose de décliner l’histoire ontologique et expographique d’une des unités structurales qui composent cette « boîte » : le plafond. La conscience de son implication dans le processus d’exposition s’est développée simultanément aux évolutions en matière de décoration architecturale ; de même, le rôle et la fonction qu’on a lui attribués dans les pratiques artistiques contemporaines permettent d’en mettre en relief la nature conceptuelle. En effet, au fil des années, le plafond a joué au moins trois rôles différents : il a été le support pour des décorations abstraites ou figuratives, il a été un véritable espace d’exposition et, enfin, il est devenu un objet artistique à montrer. Il s’agit d’une sorte de chevauchement, stylistique et esthétique, qui active l’espace et son idée, et qui surtout introduit un discours plus complexe autour du processus créatif et expographique contemporain.

Brève histoire d’une unité spatiale

Dans l’ancienne Égypte déjà, le plafond, s’il n’était pas composé de troncs d’arbres, était décoré à l’imitation du ciel, peint de bleu et parsemé d’étoiles[iii] ; en Grèce, au contraire, l’architecture polychrome s’étendait aux plafonds à caissons qui, le plus souvent, étaient peints d’azur avec des étoiles dorées. Ce type de décoration picturale se retrouve aussi chez les Romains, dont les plafonds étaient, entre autres, sculptés et incrustés. Dans ces cas, où le plafond joue la fonction de support structurel et architectural pour une intervention picturale, nous remarquons au moins deux approches techniques différentes. La première cherche à mettre en lumière le support même, tout en respectant ses limites et ses formes, ce qui est le cas, par exemple, des mosaïques byzantines ou des fresques gothiques recouvrant les voûtes ; la seconde approche, au contraire, en essayant de donner l’illusion d’un espace autre, extérieur, cherche à faire oublier la structure du plafond, ce qui est le cas de la perspective de la renaissance et de tous les jeux baroques d’illusion optique.

Fig. 1. Annibale Carracci, Voûte de la galerie du palais Farnese, 1597-1601, Rome, palais Farnese.

D’un point de vue purement technique, la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle représentent un moment de mutation profonde pour la décoration des plafonds ; la voûte d’Annibale Carracci (fig. 1), réalisée entre 1597 et 1601 à la galerie Farnèse à Rome, en est un exemple emblématique. Dans ce cas, l’organisation spatiale de la totalité du plafond, compartimenté et divisé par des cadres internes, suit une logique narrative plus ample et libre qui élargit et troue la surface ; le plafond se voit ainsi intégré de manière cohérente au reste des décorations structurelles. La composition de Carracci, reliée aux effets d’illusionnisme baroque, creuse le plafond comme une véritable fenêtre sur le ciel[iv].

Nous ne regardons plus guère au plafond à présent. Au palmarès du regard ascensionnel à travers l’histoire, nous figurons – en matière d’espaces intérieurs – en bas du classement. En d’autres temps, ces hauteurs offrirent beaucoup à voir. [A]u plafond de la Renaissance, les figures peintes étaient enserrées dans des modules géométriques. Le plafond Baroque a toujours eu quelque chose de plus à vendre qu’un plafond, comme si la notion de couverture exigeait d’être transcendée ; ce plafond était en réalité une arche, un dôme, un ciel, un vortex de personnages qui tourbillonnaient avant de disparaître dans une trouée céleste […]. Le plafond Rococo était festonné à l’instar d’une lingerie (sexe) ou d’une nappe brodée (nourriture). Le plafond géorgien évoquait un tapis blanc […]. L’imagerie déployée là-haut donne souvent à penser que lever les yeux revient, en quelque sorte, à les baisser ; à la faveur d’un délicat retournement, le regardeur est changé en stalactite ambulante[v].

La dernière considération de cette citation introduit le deuxième rôle joué par le plafond, en donnant notamment une traduction littéraire du renversement spatial qui se manifeste lorsqu’un plafond est utilisé en guise de sol, ou, tout simplement, comme un espace d’exposition.

Cet élément architectonique a été, pendant longtemps, le support de formes de représentation picturale, il a été l’élément structurel pour des fresques ou, encore, il a été le fond sur lequel on a accroché des toiles peintes. Dans ce dernier cas, le plafond a fait office d’espace d’exposition, en devenant le lieu propre d’une œuvre créée pour l’occuper. Cela signifie que, dans la plupart des cas, la forme du plafond a influencé et limité les interventions picturales qui, en quelque sorte, devaient respecter les périmètres du plafond. Il s’agit, en ce sens, d’un chevauchement entre une surface architecturale et une surface picturale, où la deuxième, le plus souvent, fait oublier la première. Pour le dire autrement, l’espace d’exposition (le plafond) disparaissait pour laisser place à une image narrative et simulatrice (la toile ou la fresque). Dans la plupart des cas, pour vaincre cette limitation structurale, l’œuvre, étant une peinture figurative organisée selon les lois de la perspective, était réalisée afin de donner l’idée d’un espace autre, nouveau, qui, en sortant de la structure architectonique de l’édifice, gagnait l’extérieur.

Pour cette raison, aux deux niveaux spatiaux sus cités, architectonique et pictural, il faut alors en ajouter un troisième qui évoque l’espace fictif de l’imagination et de la simulation artistique[vi]. Il s’agit alors, d’abord, de questionner les occasions et le degré de superposition de ces trois espaces qui, tout en étant différents, occupent cependant un même lieu.

Revenons maintenant au deuxième rôle confié au plafond : celui d’espace d’exposition. En dehors des cas analysés, le plafond entendu comme une sorte de sol renversé commence à se manifester au début du XXe siècle. À l’inverse du plafond accueillant des toiles de mêmes dimensions, le plafond des avant-gardes historiques n’interroge plus la composition interne spatiale, les règles de compartimentation ou les techniques de réalisation : cette portion d’espace devient un lieu où montrer et exposer des objets artistiques.

Tout comme le souligne Brian O’Doherty, l’un des premiers artistes à choisir comme lieu d’exposition le plafond a été Marcel Duchamp. Dans l’Exposition Internationale du Surréalisme, organisée aux Beaux-Arts de Paris en 1938, l’artiste expose 1 200 sacs de charbon au-dessus d’un poêle, et choisit à cette occasion le plafond comme espace de monstration. « […] Duchamp chamboula l’exposition et fit ‘marcher tout le monde sur la tête’. Le plafond se fit en sol et le sol, pour parachever le tout, plafond[vii]. » En choisissant le plafond comme lieu d’exposition, Duchamp bouleverse les paramètres spatiaux et renverse simultanément la perception habituelle de la traditionnelle « boîte façonnée ».

L’intervention de Duchamp rentre dans le processus historique qui a vu l’espace d’exposition institutionnel (salles de musée, galeries, etc.) se détacher de sa première fonction – présentative – pour devenir un élément lui-même à exposer. Au cours de l’histoire, d’autres artistes ont utilisé le plafond comme lieu de monstration, en proposant, implicitement, d’autres manières d’accrochage qui ont poussé les possibilités de présentation et d’installation au-delà des conventions traditionnelles. Cette situation a eu comme première conséquence celle de donner une forme au volume tridimensionnel de l’espace : du sol au plafond, de gauche à droite, l’espace vide interne d’une salle est devenu, peu à peu, un objet volumétrique exploitable dans toutes ses formes et directions.

Depuis l’œuvre de Duchamp (même s’il existe aussi des exemples antérieurs à l’exposition surréaliste de 1938), des tendances différentes se manifesteront, à l’égard d’une approche conceptuelle qui a exploité le plafond d’abord comme lieu d’accrochage et ensuite comme expôt artistique : en partant des artistes qui ont suspendu au plafond des objets, on passe aux artistes qui ont utilisé le plafond en guise de sol, à ceux qui ont réutilisé le plafond comme support pour leurs œuvres, pour arriver, enfin, aux artistes qui ont fait du plafond un véritable objet exposé.

Le plafond : un support invisible

En essayant d’aborder l’argument depuis un point de vue contemporain, nous pouvons concevoir le plafond comme le support d’une peinture[viii], mais aussi d’un objet tridimensionnel. Mieux encore, nous pouvons aussi concevoir le plafond comme une unité structurale qui peut jouer, le cas échéant, le rôle de matière sculpturale. C’est le cas, par exemple, des interventions anarchitecturales de Gordon Matta Clark ou des toits creusés de James Turrell, où le plafond fait office de simple composant architectonique, dans un jeu de renversements formels et conceptuels.

Pour ce qui est de Matta Clark, le plafond devient notamment une partie de la sculpture architectonique de l’artiste. Tout en utilisant des édifices comme matière à découper, à modeler, à déconstruire, l’artiste a fait de chaque unité de l’édifice un composant de l’œuvre. Ce faisant, le plafond n’est plus à voir simplement comme le support qui accueille l’objet, mais comme le matériau même d’une forme de sculpture à l’échelle architecturale.

James Turrell exploite, à son tour, les caractéristiques originelles du plafond pour en faire une matière à découper. En ouvrant des fenêtres dans plusieurs plafonds (toits) d’édifices et de structures anodines, Turrell ramène cette unité architectonique à son origine étymologique qui le voit comme une fenêtre sur le ciel. Tout comme les fresques de la Renaissance ou de la période baroque, qui ouvraient les toits ou les coupoles vers des espaces autres et éphémères, l’artiste encadre ainsi le ciel, comme dans une image photographique, en faisant du plafond une sorte de cadre architectonique d’une image réelle.

Fig. 2. Vue de l’exposition, Première foire internationale Dada, Berlin, 5 juin 1920.

Pour ce qui est du plafond exploité comme un simple support, les exemples sont nombreux. Entendu comme un élément architectonique auquel suspendre des objets, des sculptures, etc., le plafond s’est ainsi retrouvé à mi-chemin entre le statut de support et celui d’espace d’exposition, en devenant un véritable dispositif architectonique pour l’accrochage. En parcourant l’histoire de l’art, voyons par exemple la foire Dada-Messe (fig. 2) en 1920, à laquelle participèrent plusieurs communautés de dadaïstes. À cette occasion, où se manifeste un renversement général des valeurs et des hiérarchies artistiques, l’organisation spatiale et l’accrochage « alternatif » des œuvres sont à voir comme un acte bouleversant et contradictoire de l’idéologie dada. Le mannequin d’un sous-officier allemand suspendu au plafond en est un exemple.

Au plafond était suspendu, empaillé, un officier allemand à tête de porc et pourvu d’une pancarte, « Pendu par la révolution ». L’anti semblait ici dirigé bien davantage contre la classe dominante que contre l’art[ix].

Au-delà des contextes expographiques spécifiques qui témoignent d’un engagement conceptuel de l’espace et de ses unités dans le processus de création esthétique, le plafond se voit impliqué dans l’acte créatif lorsqu’aussi nous nous référons à l’ontologie d’œuvres simples. En ce sens, les années 1930 voient par exemple la naissance des premières sculptures suspendues et en mouvement d’Alexander Calder. Cône d’ébène (1933), pour n’en citer qu’un exemple, se compose de formes sculptées suspendues sur différents niveaux, qui s’équilibrent mutuellement au milieu du vide de la salle, par la force de l’air. Dans ce cas, le plafond devient pour l’artiste un paramètre spatial indispensable à la réalisation de ses sculptures en mouvement. En revanche, Man Ray anticipe Calder de presque treize ans avec la création de deux sculptures mobiles : Abat-jour et Obstruction (1920). Totalement hasardeuses, ces deux sculptures suspendues au plafond sont actionnées par le courant d’air. La seconde en particulier, composée de 63 cintres en bois (mais extensible à l’infini), constitue une première tentative d’appropriation de l’espace volumétrique aussi bien que de mise en lumière de sa profondeur[x].

Fig. 3. Maurizio Cattelan, All, vue de l’exposition, Guggenheim Museum, New York, 2011.

Les exemples d’artistes qui exploitent le plafond comme structure porteuse s’enchaînent, par la suite, surtout à l’époque contemporaine. L’exploration de l’espace d’exposition, désormais conquis, a en effet laissé aux artistes la liberté d’expérimenter des formes diverses d’installation, d’accrochage et d’appropriation spatiale. Un cas emblématique est représenté par la première exposition rétrospective dédiée à Maurizio Cattelan, en 2011, au Guggenheim de New York. À cette occasion, l’artiste expose ses cent trente œuvres en les suspendant au plafond de la rotonde de Frank Lloyd Wright (fig. 3). Sous l’influence peut-être de l’œuvre de Daniel Buren[xi] installée dans le même volume vide en 1971, l’artiste padouan s’approprie l’espace de l’atrium du musée (le cylindre vide), en lui donnant une véritable profondeur[xii]. De cette manière, le spectateur était mis en situation de voir la singularité de chaque objet (corps) suspendu tout en avançant dans la visite. Le concept de parcours est, ici, explicite : le mouvement du visiteur dans l’espace est associé à sa capacité de perception et de contemplation. Au-delà de l’image initiale chaotique qu’on avait de l’installation depuis le rez-de-chaussée du musée, l’appréhension esthétique et expérientielle de l’exposition se réalise en montant la rampe en direction de la coupole. La découverte de chaque élément est ainsi dévoilée pendant et grâce à la « promenade » architecturale et simultanément esthétique du visiteur.

En faisant appel au concept d’appropriation du volume vide de l’espace d’exposition mis en lumière pour l’exposition de Cattelan, évoquons de nouveau Marcel Duchamp. En 1942, lors de l’exposition First Papers of Surrealism organisée à New York, il réalise Le Fil (Mile of String) : une jungle architectonique de ficelles éparpillées et tirées dans toutes les directions. En dessinant une sorte de voile devant les autres objets exposés, cette toile d’araignée ne faisait que rendre compte du volume vide de l’espace interne. Si à première vue ces fils, distribués sur le plafond et sur les côtés de la salle, empêchaient le public de se rapprocher des peintures accrochées sur les panneaux mobiles, ils permettaient cependant au spectateur de percevoir son corps dans l’espace. En particulier, l’impossibilité d’avancer à cause du réseau de fils a paradoxalement mis en lumière une portion d’espace précise, celle dont le spectateur a besoin pour contempler une œuvre ou un objet exposé. Dans l’interrogation que cette installation génère aujourd’hui sur la place du spectateur à l’intérieur d’une salle d’exposition et, de façon plus générale, dans l’art, et qui évoque aussi la vision monoculaire de la Renaissance, Le Fil souligne, enfin, la prise de conscience d’une profondeur spatiale totale et subjective qui introduit dans notre réflexion l’expérience phénoménologique du corps spatialisé.

Fig. 4. Ernst Wilhelm Nay, vue de la salle, Palais du Fridericianum, Documenta 3, Kassel, 1964.

Dans la même perspective d’appropriation spatiale et de spatialisation corporelle, Silver Clouds (Nuages d’argent) d’Andy Warhol est un autre exemple. En 1966, à la galerie Leo Castelli de New York, l’artiste occupe la salle d’exposition avec des ballons argentés[xiii] remplis d’hélium qui, par conséquent, flottent dans l’air de manière aléatoire et sous l’action des courants d’air ou des mains des spectateurs. Ici, loin de vouloir évoquer le geste anti-artistique de dérivation dadaïste de l’artiste, intéressé à aller au-delà d’une figuration statique et fixe, nous pouvons cependant souligner le rôle de l’espace d’exposition qui devient, à cette occasion, le conteneur d’une œuvre presque performative. Loin d’une véritable mise en relief du plafond, cette intervention exploite ainsi cette unité structurelle comme limite physique et esthétique. De même, l’œuvre Volume suspendu de Jésus Rafael Soto, exposée en 1967 à la galerie Denise René, fait du plafond le dispositif structurel d’un objet suspendu. Un ensemble de fils d’aluminium accrochés au plafond et touchant le sol invitaient les visiteurs à traverser une ambiance « pénétrable » et immersive. Le volume occupé par l’œuvre et par le public est ainsi mis en lumière par la composition formelle de l’objet suspendu, ce qui d’ailleurs fait du plafond un dispositif architectonique d’accrochage. Enfin, un autre exemple qui peut conclure cette partie et qui montre, encore plus explicitement, le renversement structurel subi par l’espace d’exposition est représenté par la salle d’Ernst Wilhelm Nay (fig. 4) lors de la Documenta 3, à Kassel, en 1964. Dans le cadre d’un programme expositionnel innovant, le directeur de la manifestation, Arnold Bode, installe les grandes toiles de l’artiste (Trois images de l’espace, 1963) au plafond, en décalage et en pente, en offrant ainsi au public une modalité différente d’appréhension culturelle. En proposant une modalité alternative d’accrochage et d’expérience esthétique, cette installation est un exemple parmi d’autres qui souligne le rapport et le dialogue étroits entre les divers statuts du plafond et les évolutions en matière de propositions curatoriales et expographiques.

[…] Nous cherchons donc à présent à créer des espaces et à produire des relations dans lesquelles tableaux et œuvres plastiques puissent se développer, s’enrichir et se stimuler mutuellement en fonction de leurs couleurs et de leurs formes, de leurs tendances et de leur force de rayonnement[xiv].

Le plafond : un espace d’exposition

Fig. 5. Claire Fontaine, Redemptions (Horde), 2013, cannettes d’aluminium rachetées, sacs et câbles transparents (c. 250 cannettes par sac), vue de l’installation au C.C.A. Wattis, San Francisco, 2013, dimensions variables.

Au cours de cette analyse, nous avons cité l’œuvre 1 200 sacs de charbon au-dessus d’un poêle de Duchamp ; à ce sujet, en guise d’évocation, signalons Claire Fontaine, un groupe d’artistes contemporains français qui, en 2013, a réalisé un « faux plafond » fait de sacs de canettes de métal (fig. 5), pour le CCA Wattis Institute for Contemporary Arts de San Francisco. Cette œuvre, Redemptions, se veut une métaphore de la société actuelle qui se cache, simultanément, derrière l’accumulation compulsive et le gaspillage continu. Dans ce cas, les artistes ont exploité la sensation d’oppression créée par l’installation au plafond de ces sacs. En revanche, tout en sortant de la volonté d’évocation de l’esthétique duchampienne, cette œuvre propose l’utilisation du plafond comme un véritable espace d’exposition, obligeant ainsi le spectateur à lever les yeux. En d’autres termes, les artistes ont vu dans le plafond le lieu le plus approprié pour constituer leur installation. Pour aboutir à leurs intentions, pour, enfin, donner et recréer la sensation d’oppression[xv] corporelle, l’accrochage de ces sacs au plafond s’est révélée la meilleure des possibilités. Le renversement entre le sol et le plafond n’est plus alors d’ordre esthétique et/ou spatial (comme pour Duchamp), mais plutôt d’ordre stylistique. Les paramètres spatiaux ne sont pas renversés et bouleversés ; au contraire, le plafond participe de manière active au sens de l’œuvre, tout en exploitant sa vraie nature de structure architectonique qui couvre une salle. Par conséquent, le plafond devient ici espace d’exposition en maintenant son identité architectonique originelle.

Un autre artiste contemporain a également reproposé le concept d’oppression corporelle grâce à la mise en relief du plafond. En 2014, l’artiste polonais Miroslaw Balka conçoit, pour les espaces du White Cube de Londres, l’œuvre Site specific, Above your Head. Le titre, emblématique, anticipe l’œuvre : il s’agit d’un « faux plafond » composé d’un réseau métallique qui abaisse la hauteur de la salle d’au moins un mètre. Le spectateur, en se rendant dans cette salle en sous-sol, parvient à faire l’expérience d’un espace petit, bas, où son corps est confronté à une sensation d’étrangeté et de changement d’échelle.

En résumé, au-delà des intentions conceptuelles des artistes, dans les cas évoqués, le plafond joue simultanément le rôle d’élément architectonique, exploitable pour l’aboutissement des objectifs esthétiques et conceptuels, et de lieu privilégié d’exposition. D’autres exemples de ce type se montrent cependant durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, où les expérimentations artistiques s’accumulent et la découverte de l’espace d’exposition comme volume totalement exploitable devient presque une prérogative du processus de création artistique.

Fig. 6. Richard Serra, Delineator, 1974-1975, vue de l’installation, MoMA, 2016.

Citons à ce sujet Richard Serra qui en 1974-1975 propose Delineator (fig. 6), une installation composée de deux plaques d’acier positionnées l’une horizontale au sol et l’autre verticale au plafond, de manière à simuler une croix potentielle. Entre les deux plaques se délimite une sorte d’espace au milieu, médian entre le sol et le plafond ; il s’agit simultanément d’un espace intérieur qui accueille le spectateur et d’un espace architectonique qui entoure le spectateur. Les réflexions de l’artiste sur ce sujet reflètent la structure de son œuvre qui, par ailleurs, doit : « […] révéler la structure, le contenu et le caractère de l’espace[xvi] ». Le public, alors invité à faire l’expérience de cet espace circonscrit et entouré par ces deux objets, se trouve mis en relation avec l’espace enveloppant et avec le corps (et le poids) des sculptures. Ce faisant, le spectateur est amené à

[…] reconnaître l’espace au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche, au nord, est, sud, ouest, en haut, en bas. […] [Ainsi] toutes les coordonnées psychophysiques et le sens de l’orientation sont, immédiatement, remis en question[xvii].

Serra crée un espace virtuel, abstrait[xviii], grâce à la simulation de périmètres visibles et, en même temps, invisibles, où le plafond, étant à l’opposé du sol, devient, par conséquent, un espace d’exposition. Il se crée ainsi une image inversée qui questionne les repères spatiaux de notre appréhension phénoménologique.

En poursuivant notre étude, il faut ajouter que le plafond a été aussi utilisé à l’instar d’un espace d’exposition dans l’art vidéo, notamment lorsque le progrès technologique a introduit les premiers projecteurs. À l’inverse des vidéos transmises par des écrans (jouant, dans la plupart de cas, le rôle d’énonciateurs d’un récit artistique), depuis l’invention des vidéoprojecteurs, les images en mouvement ont été littéralement spatialisées à l’intérieur d’ambiances totales et enveloppantes. À ce sujet, des artistes comme Bill Viola, Tony Ousler ou Pipilotti Rist (pour n’en citer que quelques-uns) proposent aujourd’hui des moyens d’exploitation spatiale de la vidéo. Viola, par exemple, qui s’est surtout intéressé à la spatialisation du temps à l’intérieur d’images en mouvement, utilise pour l’accrochage de ses vidéos une approche picturale ; on trouve souvent ses vidéos projetées de manière verticale, ce qui propose une ambiance presque caravagesque de contemplation. Par la suite, Tony Ousler, en utilisant des objets anthropomorphes comme supports pour la projection de ses images, a réalisé une forme de vidéo-sculpture, animée et tridimensionnelle. Au contraire, Pipilotti Rist, surtout dans ces dernières années, a développé une recherche artistique vouée à l’interrogation de l’espace – intérieur et extérieur – qui se voit ainsi exploité à la fois comme support et comme contexte d’exposition. Objets, panneaux publicitaires, sols urbains, voiles, plafonds, corps, etc., deviennent de véritables écrans où l’artiste suisse présente ses images, à l’intérieur d’ambiances bouleversantes qui changent, une fois de plus, le statut du spectateur. En effet, dans ses expositions, on retrouve un spectateur actif, interrogé sur l’acte même de vision et de perception, et invité à vivre l’espace. En s’allongeant sur le sol pour regarder le plafond (Aujourd’hui, 1999 ; Homo Sapiens Sapiens, église de San Stae, Venise, 2005), en se promenant à l’intérieur et sur des vidéo-projections (À la belle étoile, Centre Pompidou, 2007), ou encore, en baissant les yeux ou en se baissant pour contempler l’œuvre (Selfless in the Bath of Lava, PS1 MoMA, 1994), l’individu est confronté à ses mouvements et à sa conscience corporelle. En tant que supports de projection, les dispositifs qu’elle utilise comme écrans font, ainsi, partie de l’espace d’exposition à part entière. Dans ce type d’expositions, le plafond devient alors un dispositif qui dynamise et active le spectateur en l’enveloppant dans un monde fait de rêves et de songes.

En restant ancrés à la nature de dispositif expographique du plafond, mentionnons, enfin, Jan Fabre qui propose un exemple d’utilisation du plafond comme espace d’exposition. Voyons, notamment, le revêtement du plafond de la salle des Glaces du Palais royal de Bruxelles, en 2002. Heaven of delight [Ciel des délices] se compose de 1,6 million d’élytres de scarabées qui recouvrent entièrement le plafond de la salle. D’après l’artiste, cette œuvre se veut comme une réinterprétation de la peinture murale[xix]. En se présentant comme une composition d’élytres positionnés selon une logique décorative et aniconique, l’artiste s’approprie le plafond pour le rendre, simultanément, support d’une peinture murale / sculpturale et espace d’exposition de l’œuvre conceptuelle traduite en sculpture. À mi-chemin entre le fond structural d’une fresque et l’espace accueillant une installation sculpturale, le rôle du plafond devient, ainsi, ambigu. 

Le plafond s’expose  

Fig. 7. Florian Slotawa, Ceiling, vue de l’exposition à la galerie Suzy Shammah, Milan, 2007.

Pour conclure notre analyse, évoquons enfin le cas où le plafond se trouve jouer le rôle, surtout à l’époque actuelle, d’un véritable expôt artistique : à l’instar d’un élément quelconque, le plafond devient une sculpture, une sorte de ready-made contemporain. L’occasion qui voit le plafond devenir l’objet du regard est l’exposition personnelle de Florian Slotawa, jeune artiste berlinois qui expose en 2007 Ceiling (fig. 7) à la galerie Suzy Shammah de Milan. Ici, l’artiste recouvre le plafond de la galerie milanaise avec le plafond de son atelier de Berlin. L’artiste décontextualise un objet familier et biographique, qui perd sa propre valeur d’usage pour devenir un objet de contemplation cultuelle. À cette occasion, la galerie était complètement vide ; rien n’était exposé d’une manière traditionnelle, et le seul objet introduit dans la galerie (le plafond berlinois) n’était pas lisible à première vue. En revanche,  cette installation in situ qui a positionné le plafond dans son propre lieu idéal « d’accrochage » en a, paradoxalement, empêché la vision. Slotawa réalise une sorte de chevauchement entre le plafond entendu comme espace d’exposition, comme lieu propre de l’œuvre, comme support et, enfin, comme objet exposé. Dans l’exemple de Slotawa, nous retrouvons une réflexion tautologique de dérivation conceptuelle qui, tout en questionnant un élément architectonique en montre aussi sa nature duale : alors que le premier plafond (celui caché de la galerie milanaise) joue le rôle d’espace d’exposition, le second (le plafond visible de la galerie berlinoise) joue, à son tour, le rôle d’objet décontextualisé, utilisé en guise de témoignage autobiographique à l’intérieur d’une réflexion artistique et conceptuelle.

 

En conclusion d’une étude qui pourrait se poursuivre avec d’autres exemples, la citation de Michael Heizer sur la nature d’une œuvre d’art nous semble en mesure de résumer nos réflexions sur le plafond : « On ne place pas une œuvre dans un lieu. L’œuvre est le lieu[xx]. »

En effet, de la recherche conduite et des cas traités résulte un dialogue entre les multiples statuts du plafond et les divers contextes expographiques où, en revanche, se réalise une forme de superposition à la fois stylistique et esthétique. Nous avons notamment vu qu’une des premières fonctions du plafond est celle de donner une valeur d’unité architectonique pour l’accrochage et pour l’organisation spatiale du lieu d’exposition. Dans ces cas, le plafond joue principalement le rôle de support stylistique. Par la suite, à l’issue des changements dans les recherches artistiques et de l’évolution des modalités expographiques, le plafond s’est emparé de la valeur esthétique de dispositif. Pour le dire autrement, lorsque l’espace d’exposition commence à devenir un paramètre fondamental pour le processus de création artistique, notamment à l’égard d’une conscience phénoménologique plus développée, toutes ses unités structurelles se voient impliquées dans la mise en relief d’une expérience esthétique. Par conséquent, l’évolution du rôle et de la nature du plafond en rapport à l’histoire de l’art est profondément liée à la fois au développement des modalités expographiques et aux changements d’ordres conceptuel, esthétique et artistique. Il semblerait alors que plus les paramètres spatiaux du lieu d’exposition deviennent un élément indispensable pour l’achèvement d’une proposition artistique, plus ses parties (sol, plafond, parois, fenêtres, etc.) et ses caractéristiques structurelles (profondeur, hauteur, etc.), stylistiques et sensorielles participent au processus de création et de jouissance spatiale.

Pamela Bianchi est docteur en Esthétique, sciences et technologies des arts, et chercheuse rattachée au laboratoire Arts des Images et Art Contemporain (AIAC), équipe de Recherche EPHA, université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

Cet article a obtenu le prix de l’Apahau 2016, récompensant un article inédit proposé par un doctorant ou post-doctorant.

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notes

[i] A. Quatremère de Quincy, cité par Dictionnaire Littré, 201a, version numérisée : http://www.littre.org/definition/plafond.

[ii] Cette locution est tirée de la définition donnée par Germano Celant dans le catalogue de l’exposition Ambiente/Arte en 1976, montée à l’occasion de la 37e Biennale de Venise. Cf. G. Celant, Arte/Ambiente. Dal futurismo alla Body art, Venise, Biennale di Venezia, 1976, p. 6.

[iii] Traditionnellement, dans le langage courant italien, la locution « le ciel d’une chambre » était synonyme du mot plafond. Cf. Nuova enciclopedia popolare, ovvero Dizionario generale di scienze, lettere, arti, storia, geografia, etc., Naples, Giuseppe Pompa, 1843.

[iv] Pour un approfondissement, voir : B. Gady, Peupler les cieux. Dessins pour les plafonds parisiens au XVIIe siècle (cat. exposition : Paris, 2014) Paris, Le Passage, Musée du Louvre, 2014.

[v] B. O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Paris, JRP-Ringier, 2008, p. 96.

[vi] À ce sujet, voir la fausse coupole de l’église Saint-Ignace-de-Loyola à Rome. Andrea Pozzo la réalise en 1685 ; à cause de l’impossibilité de construire une vraie coupole, l’artiste utilise une toile de 17 mètres de diamètre qu’il superpose au plafond. Sur la toile, il crée un trompe-l’œil simulant un tambour haut, soutenu par des colonnes. Le jeu de perspective permet de percevoir une coupole parfaite depuis l’entrée de l’église. L’oculus de la coupole, s’il est regardé depuis l’entrée, semble être parfaitement au centre, alors que, en réalité, il est décentré afin de suggérer l’illusion.

[vii] O’Doherty, White Cube…, p. 99.

[viii] À ce sujet, évoquons Marc Chagall et, plus récemment, Cy Twombly. Ce dernier repeint en 2009 le plafond de la salle des Bronzes antiques du musée du Louvre, en réalisant Ceiling. L’œuvre, à caractère permanent, rentre dans le cadre de la politique du musée qui demande à des artistes contemporains d’intervenir (temporairement) dans les espaces du Louvre avec une œuvre, une installation, etc. Le plafond décoré de Twombly, qui fait écho au plafond de Georges Braque dans la salle Henri II, est un exemple de l’usage contemporain du plafond en tant que support pour une peinture murale.

[ix] H. Richter, Art et anti-art, Bruxelles, Éditions de la connaissance, 1965, p. 125, cité par F. Bancaud, K. Winkelvoss (dir.), Poétique de la métamorphose dans l’espace germanique et européen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2012, p. 129.

[x] Rappelons aussi les sculptures de Bruno Munari, Machines inutiles (1934), actionnées par l’air.

[xi] Lors de la VIe Exposition Internationale du Guggenheim, l’artiste décide d’exposer Peinture-Sculpture, une toile à rayures occupant presque tout le volume central et vertical de l’atrium. L’œuvre sera retirée le jour précédant le vernissage. Pour un approfondissement, voir : I. Alzieu, « Architecture muséale, espace de l’art et lieu de l’œuvre », dans Figures de l’art, n° 21 de la Revue d’études esthétiques, 2012, p. 19-33 ; C. Lecourtois, « Genèse cognitive d’un musée, le cas du musée Guggenheim de Bilbao », dans Figures de l’art…, p. 79-96 ; K. W. Forster, « The Museum as Civic Catalyst », dans Four Museums, Londres, Axel Menges, 2004, p. 60-110.

[xii] Voir N. Spector (dir.), Maurizio Cattelan: All (cat. exposition : New York, 2011-2012), New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 2011. N’oublions pas que, par ailleurs, Cattelan est aussi connu pour ses accrochages inattendus et/ou polémiques ; en 1997, par exemple, il suspend au plafond Trotsky, un cheval empaillé, aujourd’hui installé et conservé au château de Rivoli ; ajoutons aussi les mannequins des trois enfants pendus aux branches d’un arbre à côté de Porta Ticinese à Milan en 2004.

[xiii] À ce sujet, voir aussi l’œuvre de Martin Creed, Work n° 204 Half the air in a given space (1999), exposée pour la première fois à Turin, dans la galerie Alberto Peola Artecontemporanea. Dans ce cas, en raison des dimensions de l’espace donné, l’œuvre se compose d’un nombre de ballons rouges gonflés afin de remplir la moitié du volume de la salle. De même, évoquons aussi l’exposition personnelle de Ryan Gander, à la GB Agency de Paris en 2014. Dans cette exposition, qui rassemblait un choix d’œuvres de l’artiste, figurait Two hundred and sixty nine degrees below every kind of zero, la sculpture d’un ballon noir en fibre de verre, installé au plafond comme s’il était rempli d’hélium. La position de la sculpture, dans ce cas, contextualise un objet qui joue le rôle d’activateur et de simulacre de soi-même.

[xiv] Cf. Arnold Bode cité dans le site officiel de la Documenta :  https://www.documenta.de/fr/retrospective/documenta_iii (consulté le 20/02/2017).

[xv] À ce sujet, rappelons l’exposition Teatro delle mostre (Théâtre des expositions) organisée en 1968 à la galerie La Tartaruga, à Rome, qui prévoyait une exposition par jour pendant un mois. L’une de ces expositions journalières a été celle de l’artiste italien Franco Angeli, intitulée Opprimente (Oppressant), et composée par un espace totalement vide avec plafond abaissé. Pendant la journée, une caméra a enregistré les réactions du public. Cf. Ilaria Bernardi, Teatro delle mostre. Roma, maggio 1968, Milan, Scalpendi, 2014.

[xvi] R. Serra, « Richard Serra: ‘Sight Point 1971-75 / Delineator 1974-76’. A Radio Interview by Liza Bear, February 23, 1976 », dans C. Weyergraf (dir.), Richard Serra, Interviews, etc., 1970-1980, New York, Hudson River Museum, 1980, p. 61 [traduction de l’auteur].

[xvii] Ibid.

[xviii] Richard Serra raconte que l’idée de cette sculpture lui est venue en pensant à l’œuvre de Malevitch, Croix (noire) de 1915. En retranscrivant l’image picturale sous forme d’une sculpture dans un espace réel, Serra a créé l’illusion d’un espace autre, abstrait.

[xix] Voir F. Maes (dir.), Jan Fabre. À la recherche d’Utopia. Sculpture et installations, 1977-2005, Genève, Bartschi-Salomon, 2006. Publication née de deux expositions : L’homme qui donne du feu, fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, Alex, 6 juillet-26 oct. 2003, À la recherche d’Utopia, Musée d’art moderne et d’art contemporain (MAMAC), Nice, 13 déc. 2003-2 mai 2004.

[xx] M. Heizer, cité par Gilles A. Tiberghien, Land Art, Paris, Éditions Carré, 1993, p. 277.

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