Revue Histoire de l’art, n° 83. Eva Belgherbi : « Des gender studies aux études de genre, 2008-2018 »

Eva Belgherbi

Des gender studies aux études de genre, 2008-2018

À propos de larticle de Charlotte Foucher, « Jeanne-Élisabeth Chaudet, ou la diversité stylistique de Greuze à Géricault » (Histoire de l’Art, no 63, 2008)

Histoire de l’art, numéro 83 (2018/2)

LECTURE

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Dans le numéro consacré aux « Femmes à l’œuvre » de la revue Histoire de l’Art[1], Charlotte Foucher soulève des questions intrinsèques au genre à la fin du XVIIIe siècle en retraçant la carrière de la peintre Jeanne-Élisabeth Chaudet, sujet de son mémoire de Master 1 en histoire de l’art intitulé Vie et œuvre de Jeanne-Élisabeth Chaudet (1767-1832), suivi d’un catalogue raisonné, dirigé par France Nerlich en 2007. « Femmes à l’œuvre » comporte des études mêlant le genre à l’histoire de l’art, traitant des médiatrices (articles de Danielle Maurice et de Damien Berné), de la femme comme motif iconographique (textes de Rosella Pace et Sylvie Albecker-Grappe), abordant des trajectoires singulières de femmes artistes (textes de Charlotte Foucher, Michaël Vottero, Juliette Lavie, Leïla Jarbouai et Carmen Popescu), ainsi que des analyses dans des perspectives féministes (articles de Marlène Gossmann, Benoît Buquet, Fabienne Dumont et Brigitte Rofidal). Cet ensemble riche, qui s’étend de l’Antiquité à la période contemporaine, s’accompagne d’un article méthodologique et historiographique écrit par Giovanna Zapperi et Anne Creissels. Le numéro s’inscrit dans une continuité de parutions[2] : en 2007 la revue Perspective, publiait un numéro « Genre et histoire de l’art »[3], et les Cahiers du Genre proposaient de réfléchir à l’articulation entre « Genre, féminisme et valeur de l’art »[4].

En France, la confrontation concrète aux études de genre en histoire de l’art s’opère souvent lorsque que les étudiants de master mènent leurs premiers travaux de recherche sur l’une de ces « grandes oubliées[5] », et s’évertuent à (re)trouver des œuvres jusqu’alors non localisées, mettre des images sur des titres, des carrières derrière des noms. Ces mémoires – souvent les seules monographies existantes sur ces artistes – requièrent la mobilisation d’outils méthodologiques encore peu évoqués dans les cours généraux d’histoire de l’art précédant le master, qui relèguent les figures féminines, artistes ou historiennes de l’art, dans un « hors champ[6] » de la discipline.

Charlotte Foucher montre la pertinence des apports des études de genre à travers l’étude des œuvres de Jeanne-Élisabeth Chaudet et des facteurs qui ont favorisé ou entravé l’épanouissement de sa carrière. Appliquées à l’histoire de l’art, ces études permettent de décentrer un regard concentré sur les seuls artistes hommes, d’analyser les interactions d’une artiste avec les cercles de son temps, et de comprendre la réception de ses œuvres en interrogeant le stéréotype de l’ »art féminin »[7]. L’auteur fait ainsi état du terreau familial favorable et du rôle moteur du couple que forma Jeanne-Élisabeth Chaudet avec le sculpteur Antoine-Denis Chaudet, à une époque où le mariage mettait fin aux carrières artistiques de nombreuses femmes. Les deux artistes entretiennent au contraire une émulation créative identifiable dans leurs œuvres respectives, vont jusqu’à citer l’œuvre de l’un dans celle de l’autre[8], et travaillent pour les mêmes familles de commanditaires. Charlotte Foucher souligne aussi les limites dans lesquelles étaient acceptées les femmes qui exposaient leurs œuvres au Salon. En réinvestissant l’iconographie du mythe de Dibutade en 1810, Jeanne-Élisabeth Chaudet transgresse des normes établies depuis le XVIIe siècle. Sortant du genre du portrait d’enfant avec ce sujet mythologique, elle se risque à s’exprimer dans un genre supérieur et s’extrait de ce que le milieu artistique attend alors des femmes peintres – cantonnées à des sujets mineurs et aimables, ce qui ne manque pas d’être souligné et rabaissé.

Charlotte Foucher aborde des pistes de réflexion qui valent aussi pour la fin du XIXe siècle, puisque les stéréotypes de genre persistent, en particulier dans le domaine de la sculpture, un art qui nécessiterait dans l’imaginaire collectif une force à la fois créatrice et physique, des qualités exclusivement masculines dont les femmes sont dépourvues selon les théories pseudo-scientifiques de l’époque. La sculpture est une activité perçue comme plus virile que la peinture, salissante et bruyante, et donc socialement inappropriée pour une femme. Ainsi, les études de genre permettent une mise en perspective de la construction de ces stéréotypes, intégrés à la culture d’une époque, reconduits dans certains cas par les institutions elles-mêmes qui les utilisent notamment pour légitimer des inégalités dans l’accès à une formation artistique de qualité, les femmes n’ayant accès, partiellement, à l’École des beaux-arts qu’en 1897. Le genre éclaire aussi les zones d’ombre qui persistent autour du rôle des femmes dans la production artistique d’une période, et révèle que, loin d’être de passifs modèles, elles sont souvent à la croisée d’une multiplicité de statuts, de milieux, de réseaux. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, certaines sculptrices s’intègrent aux circuits officiels de la commande publique, participent à l’émulation collective des ateliers de sculpteurs en travaillant en tant qu’élèves ou praticiennes, tandis que d’autres enseignent le modelage voire militent pour la conquête de nouveaux droits. L’étude au prisme du genre des groupes sociaux et des cercles artistiques s’illustre dans la continuité des recherches de Charlotte Foucher Zarmanian qui publie, en 2015, l’ouvrage Créatrices en 1900[9], issu de sa thèse de doctorat dans laquelle elle montre la complexité de la place des femmes artistes au sein des milieux symbolistes.

Dans ce même numéro d’Histoire de l’art, Anne Creissels et Giovanna Zapperi reviennent sur l’évolution des études de genre en France et définissent des concepts importants qui forgent l’appareil théorique de ces études, dont l’art féministe, et les enjeux du « phallocentrisme de l’histoire de l’art[10] ». Déjà en 2007 dans Perspective, elles rappelaient que « les gender studies ne constituent pas une discipline en soi […] mais plutôt une méthode qui intervient de façon à la fois critique et productive à l’intérieur des différents champs de savoirs[11] ». Leur article accompagnait ainsi une réflexion sur ce sujet, nourrie notamment par un entretien de Jacqueline Lichtenstein avec Griselda Pollock et des textes de Fabienne Dumont, Yves Michaud ou encore Élisabeth Lebovici qui proposait des pistes pour ancrer concrètement le genre dans les institutions universitaires et culturelles. Sans se limiter aux artistes femmes donc, le genre irrigue tous les domaines de l’histoire de l’art, ouvre des perspectives de recherche stimulantes dans des champs tels que la muséologie[12], l’historiographie[13], ainsi que l’étude de la circulation et de l’enseignement des savoirs. En 2014, est créé au CNRS le Laboratoire des études de genre et de sexualité (LEGS), dont fait actuellement partie Charlotte Foucher Zarmanian, et la même année se tient à l’INHA le séminaire « Qu’est-ce que les études de genre font à l’histoire de l’art ? » organisé avec le musée du Louvre et l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, coordonné par Anne Lafont, Frédérique Desbuissons, et Marcella Lista. En novembre 2018, Anne Lafont, Charlotte Foucher Zarmanian, Patricia Falguières, Elvan Zabunyan et Giovanna Zapperi ont inauguré le séminaire de l’EHESS « Genre et histoire de l’art ». Ces moments de rencontres et d’échanges intergénérationnels, indiquent que les études de genre s’inscrivent durablement dans le domaine de la recherche en histoire de l’art en France, et prennent désormais place dans le paysage institutionnel de la discipline.

Les disparitions de deux pionnières de ce champ d’étude, Mary D. Sheriff (1950-2016) et Linda Nochlin (1931-2017), ont été l’occasion de se souvenir que ces historiennes de l’art féministes, respectivement spécialistes des XVIIIe et XIXe siècles, ont intégré dès les années 1970 et 1980 le genre dans leur pratique de l’histoire de l’art. Perspective publiait en 2015 un entretien avec Linda Nochlin[14] et en 2017 un article fondamental de Mary D. Sheriff sur l’historiographie des femmes artistes[15], alors que leurs ouvrages étaient – et sont toujours – peu traduits en français. Ces choix éditoriaux confirment le rôle indispensable des revues, tant dans la diffusion de ces travaux que pour rendre visible une jeune recherche particulièrement consciente de l’intérêt de ces études en histoire de l’art, en témoigne le nombre croissant des mémoires et des thèses qui utilisent le genre, à l’université, à l’EHESS, à l’École du Louvre.

Eva Belgherbi est doctorante en histoire de l’art à l’École du Louvre et à l’université de Poitiers. Sa thèse, dirigée par Claire Barbillon et Amélie Simier, porte sur l’enseignement de la sculpture aux femmes, en France et au Royaume-Uni, de 1870 à 1914.

[1] C. Foucher, « Jeanne-Élisabeth Chaudet, ou la diversité stylistique de Greuze à Géricault », Histoire de l’art, 2008, 63, p. 45-55. Je remercie Charlotte Foucher Zarmanian pour ses suggestions et sa relecture, ainsi que pour la bienveillance et la générosité avec lesquelles elle suit mes recherches depuis 2016.

[2] Voir notamment C. Gonnard, É. Lebovici, Femmes artistes, artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007.

[3] Perspective, 2007, 4.

[4] Cahiers du Genre, 2007, 2, vol. 43.

[5] Foucher, « Jeanne-Élisabeth Chaudet… », p. 45.

[6] M. Fend, M. Hyde, A. Lafont, « Introduction — Rendre à Cléopâtre… : art, genre et historiographie », dans M. Fend, M. Hyde, A. Lafont (dir.), Plumes et Pinceaux, Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850) — Essais, Dijon, Paris, Presses du réel, INHA (« Actes de colloques »), 2012, p. 13.

[7] Sur la déconstruction de l’existence d’un art féminin, voir L. Nochlin, « Femmes, art et pouvoir, et autres essais », Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993 (New York, 1989).

[8] Jeanne-Élisabeth Chaudet, Marie-Laëtitia Murat (1802-1859) portant un buste de Napoléon Ier, Salon de 1806, huile sur toile, 125 x 98 cm, musée Fesch, Ajaccio, reproduit dans Foucher, « Jeanne-Élisabeth Chaudet… », p. 50.

[9] C. Foucher Zarmanian, Créatrices en 1900 : femmes artistes en France dans les milieux symbolistes, Paris, Mare & Martin, 2015.

[10] A. Creissels, G. Zapperi, « Questions d’identité sexuée : l’histoire refoulée de l’art », Histoire de l’art, 2008, 63, p. 155-162, p.155.

[11] A. Cresseils, G. Zapperi, « Histoire de l’art en France et gender studies : un mariage contre nature ? », Perspective, 2007, 4, p. 710-713, p. 713.

[12] Voir Culture & Musées, 2018, 30.

[13] Voir A. Lafont (dir), Plumes et Pinceaux, Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850) — Anthologie, Dijon/Paris, Presses du réel/INHA, 2012.

[14] L. Nochlin, A. Lafont, T. Porterfield, « Entretien avec Linda Nochlin », Perspective, 2015, 1, p. 63-76.

[15] M. D. Sheriff, « Pour l’histoire des femmes artistes : historiographie, politique et théorie », Perspective, 2017, 1, p. 91-112.

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