Revue Histoire de l’art, n° 83. Vanessa Noizet, à propos des articles de Pierre Vaisse et de Dario Gamboni (Histoire de l’art, 1996)

Vanessa Noizet

À propos des articles de Pierre Vaisse « Du rôle de la réception dans l’histoire de l’art » et de Dario Gamboni, « Histoire de l’art et ‘réception’ : remarques sur l’état d’une problématique » (Histoire de l’art, n° 35-36, 1996)

Histoire de l’art, numéro 83 (2018/2)

LECTURE

Télécharger l’article au format pdf

L’œuvre entier de Gaston Chaissac est réalisé entre 1937 et 1964. Passés dans l’atelier d’Otto Freundlich et de Jeanne Kosnick-Kloss, les débuts artistiques de Chaissac coïncident d’un point de vue chronologique avec la présentation de Guernica de Pablo Picasso dans le pavillon espagnol prévu pour l’Exposition internationale de 1937, l’exhibition des œuvres des « Maîtres populaires de la réalité » à Paris puis à Zurich, les sinistres manifestations dites de l’« art dégénéré » et de l’« art allemand » à Munichi. Peu avant que Gaston Chaissac décède à la fin de l’année 1964, Jean Dubuffet montre les prémices de L’Hourloupe au Palazzo Grassi et les « mythologies quotidiennes » sont révélées au Musée d’art moderne de la ville de Paris. « Fautrier l’enragé » disparaît. Robert Rauschenberg reçoit le grand prix international de peinture lors de la trente-deuxième édition de la Biennale de Venise. Comme le déclare à ce moment-là le peintre américain, la scène artistique mondiale est désormais déplacée de Paris à New York et de l’Europe aux États-Unisii.

Bien qu’elle soit historiquement située, l’entreprise de Gaston Chaissac correspond pourtant à une zone floue de l’histoire de l’art contemporain. Cette dernière déterminerait en effet la fin des avant-gardes historiques, dont les deux guerres mondiales auraient finalement ébranlé les projets et les utopies, avant d’annoncer les expérimentations artistiques apparues après 1945 et la floraison de nouvelles avant-gardes à partir des années soixante. Les arts réifiraient en quelque sorte leur époque, associée à la défaite et aux destructions, aux idéologies collectives et aux désillusions, et ce au détriment des travaux des artistes lesquels seraient parfois sommés de se conformer aux attentes, voire aux préjugés, des historiens qui les étudientiii. Superficiellement interprétée, la rusticité intrinsèque à l’oeuvre et à la vie de Chaissac, quoique mise en scène de manière sincère et ironique par l’artiste, résonnerait ainsi avec certaines idéologies parfois nauséabondes valorisées pendant la première moitié du vingtième siècleiv.

En termes de réception, cette rusticité pose cependant problème. Tel que l’écrivait le critique d’art et écrivain Michel Ragon il y a quelques années, l’oeuvre de Gaston Chaissac aurait sans doute bénéficié d’un accueil différent si Chaissac avait choisi d’habiter une grande métropole. De plus, Chaissac ne manque jamais une occasion de mentionner dans sa correspondance ses origines modestes et les différents apprentissages et métiers qu’il a suivis et exercés avant de faire profession d’artiste. Ces remarques, lesquelles singularisent la position de Chaissac, ont peu ou prou prêté à confusion dans les années quarante quand les cercles liés à la littérature prolétarienne se sont intéressés à Chaissac. Si Jean Dubuffet paraît à ce moment-là avoir trouvé en Chaissac l’« homme du commun » qu’il recherche, c’est au prix d’une méprise qu’il ne manque d’ailleurs pas de constater et de corriger quelques années plus tardv.

Peintre philosophe par excellencevi , Jean Dubuffet invente la notion d’« homme du commun », puis celle d’« Art Brut » qui la prolonge, pour recouvrir une conception de l’art élaborée a priori et réfléchie au contact d’un objet constitué ad hoc. La « vérité philosophique » conçue par Dubuffet ne « couvre pas totalement les cas particuliers que l’on peut logiquement subsumer sous ellesvii ». D’où l’intérêt du « cas Chaissac », non pas tant en ce qu’il mettrait l’Art Brut en déroute mais en ce qu’il en soulignerait les apories et les manques. Sûrement sans en avoir clairement conscience, Chaissac a prouvé l’impossibilité philosophique du projet de Dubuffet, son caractère solipsiste. Là où tout est mêlé chez Chaissac – les lieux de travail et de vie, l’art et les tâches ménagères – l’espace où s’exercent la peinture et l’écriture est rigoureusement circonscrit chez Dubuffet. Tandis que l’œuvre de Gaston Chaissac est imprégné du quotidien de l’artiste et instaure une continuité entre ses travaux et son environnement immédiat, l’art de Dubuffet demeure centré sur la représentation du monde extérieur – quitte à l’altérer et le dissoudre – au travers d’un médium privilégié et légendairement illusionniste : la peinture. L’étude de la réception de l’oeuvre de Gaston Chaissac ne saurait de ce point de vue être confondue avec celle de la fortune critique de l’artiste, théoriquement plus limitée en raison des sources et des concepts qu’elle mobilise.

Dario Gamboni et Pierre Vaisse ont ainsi relevé l’importance de la réception au sein de chacun des textes qu’ils rédigent pour la revue Histoire de l’art en 1996. Quoique les deux historiens différencient ensemble cette notion de « l’esthétique de la réception » théorisée par Hans Robert Jauss dans son ouvrage publié en France en 1978, leurs idées divergent quant à la définition du terme auquel ils réfléchissent. Selon Pierre Vaisse, « la réception d’une œuvre est constituée par l’ensemble des discours qui s’y rapportent et des comportements qu’elle suscite », à tel point que « l’histoire de l’art [pourrait] se [confondre] avec celle de sa réception »viii. Pour Dario Gamboni, cette dernière doit davantage être considérée comme un « ensemble de problèmes dont les éléments sont liésix ». Alors que Pierre Vaisse envisage la réception tel un paradigme propre à réfléchir la discipline historique, Dario Gamboni met en avant « l’art, [la] science de poser les problèmes » inhérents à cette « problématique » informée par les autres articles reproduits dans cette même livraison de la revue.

Relativement à notre sujet de recherche, il appert que ces deux hypothèses de travail méritent toute notre attention. Lorsque Jean Dubuffet conçoit l’Art Brut, il entend l’opposer à ce qu’il nomme l’ « art homologué », l’Art et la Culture pensés en tant qu’appareils constitués autour des notions d’exception et de valeur, symbolique et économique. La solution privilégiée par Dubuffet, la plus évidente et la plus efficace, consiste à convoquer la table rase dans son acception ontologique. Le bouleversement des valeurs établies est souhaité : des artefacts, dits « bruts », sont valorisés par le peintre dans le but de s’émanciper d’une éducation et d’un héritage familial reçus, d’un milieu artistique jugé trop prégnantx. Dubuffet n’a également cessé de détacher son invention, l’Art Brut, de possibles préhistoires de cette notion liées aux différents travaux menés avant lui par des scientifiques et des artistes éclairésxi. Parce qu’il a dans un premier temps préféré dissimuler les œuvres qu’il a rassemblées, à l’exception de quelques expositions importantes avant l’inauguration de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, Jean Dubuffet a personnellement choisi d’empêcher toute réception de l’Art Brut autre que celle liée à ses écrits, façon d’affirmer une préséance par ailleurs constatée au moment où des collections similaires sont constituées à la suite de la sienne propre. En l’absence de réception, pas d’histoire de l’Art Brut et donc pas d’assimilation possible de l’Art Brut à l’histoire des arts. Pur syllogisme.

Sur cet échiquier a priori immobile, certains pions bougent pourtant. Gaston Chaissac est de ceux-ci. Il permet à l’historien qui étudie ces deux réceptions étroitement liées, celles de Chaissac et de l’Art Brut, de penser les deux équations de ce problème en étroite relation afin de déterminer les effets réciproques de l’une sur l’autre, de l’une avec l’autre. Il en va du poids des discours et de leur autorité. À l’heure où quelques chercheurs pensent l’Art Brut comme un concept ayant volontiers valeur de paradigme – soit une « conception théorique dominante ayant cours à une certaine époque dans une communauté scientifique donnée, laquelle fonde les types d’explication envisageables et les types de faits à découvrir dans une science précise »xii, il est utile pour commenter cette proposition de poursuivre les réflexions initiées depuis quelques années autour d’une notion générale, l’Art Brut, pensée au prisme d’une réception en particulier : celle de Gaston Chaissac.

Les réguliers rappels à l’ordre épistolaires de Chaissac, relatifs à sa formation artistique et aux contacts qu’il établit avec quelques artistes et écrivains dès les années 1930, attestent la posture d’un homme et d’un artiste habile à démythifier les conceptions (pour ne pas dire les étiquettes) qu’on souhaiterait trop rapidement lui associer. Les propos de Chaissac opposent une temporalité et une géographie qui incarnent l’artiste en tant qu’être historique, au contraire des charmeurs de serpents et des châteaux imaginaires que l’on lit sous la plume de Jean Dubuffet. Là où Dubuffet réfléchit l’Art Brut du haut vers le bas – il le nomme et tente de le caractériser peu avant de constituer la collection éponyme – la position de Chaissac, en tant qu’elle est individuelle, paraît réintroduire une autre dynamique, allant du bas vers le haut, du particulier vers le général. Bien sûr, cette assertion est triplement criticable. Elle fait premièrement fi des travaux entrepris par Jean Dubuffet avant 1945 et de la conception de l’Art Brut en lien avec une pratique artistique personnelle. Elle semble aussi reconduire le lieu commun depuis longtemps éprouvé parmi les thuriféraires de Gaston Chaissac du double vertueux, de l’« intraitable cousin », de l’« intransigeant cousin », du « cousin Artaban »xiii, figure moins controversée et plus morale que ne l’est celle de Jean Dubuffet dès les années 1940. Elle témoigne enfin des contradictions de nos recherches en ce que celles-ci paraissent épouser les préjugés que nous écrivions rejeter au début de cet article.

Ce sont des écrivains qui nous ont donné quelques clefs, le « tact » indispensablexiv, pour saisir et travailler de telles ambiguïtés. Georges Hyvernaud et Marcel Aymé ont livré avec Le wagon à vaches et Uranus des modèles littéraires pour penser cette période de l’histoire française que nous étudions. Les deux romans, dont les points de vue diffèrent – l’un est narré par un personnage principal quand l’autre obéit à un point de vue omniscient –, montrent au travers de sujets différenciés un subtil équilibre entre données générales et idées particulières, quitte à absoudre l’idéalisme au profit de vérités prosaïques. Cet équilibre est plus que jamais nécessaire à l’heure où les études sur le global invitent à penser à nouveaux frais la relation Chaissac-Dubuffet, non sans reconduire d’autres postulats préalablement identifiés dans la réception de l’oeuvre des deux artistesxv. Le récent essai de Daniel J. Sherman, lequel n’est pas exclusivement lié à nos sujets de recherche, présente le grand intérêt de décentrer ces problématiques pour les considérer sous un nouvel angle : « les fins » de l’empire colonial français. En ce sens, les investigtions menées dans le champ de l’histoire de l’art depuis plusieurs années invitent à confronter l’approche institutionnelle, qui demeure incontournable tel que l’indique Pierre Vaisse, et la « construction croisée des humains par les choses et des choses par les humains », tel que l’écrit l’historien Dario Gamboni dans le dernier paragraphe de son articlexvi.

Faire l’histoire d’une réception, c’est tenir compte de ce qui subsiste mais aussi de ce qui n’est plus ou n’a jamais été. C’est en ce qui nous concerne constater un paradoxe : la réception de l’oeuvre de Gaston Chaissac ne cesse d’être associée à celle de Jean Dubuffet et de l’Art Brut, quand bien même Chaissac lui-même a très vite cherché à se dégager d’un tel rapprochementxvii. C’est ici que la correspondance de l’artiste acquiert une importance essentielle : en exposant son quotidien, Chaissac a tenté de déjouer les récits qui lui sont régulièrement accolés afin d’affirmer un projet individuel. Cette démarche n’a toujours pas bénéficié de l’effet escompté. Pour preuve, d’aucuns évaluent encore l’homme et l’oeuvre à l’aune d’une mythologie dont Gaston Chaissac s’est parfois amusé et qu’il a très souvent critiquée. Les « fétiches », totems et masques de l’artiste méritent d’être reconsidérés, et ses lettres relues, pour réviser des idées reçues inexactes et imprécises. Pour « dépasser [finalement] l’anti-fétichisme des sciences sociales » tel que le suggère Dario Gamboni en 1988, tâche à laquelle l’histoire de l’art contribue spécifiquement quant aux problématiques nées des études sur la réception dans le champ artistiquexviii.

J’ai dû te dire que je me suis mis à offrir ma production comme tableaux-fétiches et ça me donne l’occasion d’écrire ici et là d’assez curieuses lettres de circonstances. Enfin je fais des confidences au public qui de ce fait sait que je mêle aux couleurs de la fleur de poussière soulevée par des automobilistes de fraîche date, des fientes de koumir, etc. et j’invite même du monde à assister à des cérémonies de consécration de fétiches. Alors je peux m’attendre à de l’ironie et à de vertes critiques un de ces jours dans la presse, d’autant plus que je parle peut-être un peu trop d’épluchures au gré de certains. Ça va faire éplucher de plus en plus mes lettres.xix

Doctorante en histoire de l’art contemporain à l’université Paris I – Panthéon Sorbonne, Vanessa Noizet s’intéresse à la réception critique de Gaston Chaissac des années trente à nos jours. Dirigées par Emmanuel Pernoud, ses recherches sont stimulées par les enseignements qu’elle assure parallèlement à l’université Paris I – Panthéon Sorbonne et à l’École du Louvre.

Notes

[i] Une reproduction de Grande Tête ou L’Homme nouveau (1912), sculpture d’Otto Freundlich aujourd’hui disparue, est choisie pour illustrer la couverture du catalogue de l’exposition « Entartete Kunst ».

[ii] Cf. J.-L. Ferrier (dir.), L’Aventure de l’art au xxe siècle, Paris, Chêne, 1999.

[iii] Cf. L. Bertrand-Dorléac, L’Art de la défaite (1940-1944), Paris, Seuil, 2010. Cette étude de référence concerne surtout l’histoire institutionnelle et ne s’intéresse que très peu aux postures artistiques individuelles.

[iv] Cf. Idem et Chr. Faure, Le Projet culturel de Vichy, Lyon, Presses universitaires de Lyon et Centre régional de publication de Lyon, 1989.

[v] Voir entre autres G. Chaissac et J. Dubuffet, Correspondance (1946-1964), Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2013.

[vi] L. Danchin, Jean Dubuffet, peintre philosophe, Paris, Les éditions de l’amateur, 2001.

[vii] S. Kracauer, L’Histoire des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006, p. 286.

[viii] P. Vaisse, « Du rôle de la réception en histoire de l’art », Histoire de l’art, octobre 1996, n° 35-36, p. 3-8.

[ix] D. Gamboni, « Histoire de l’art et ‘réception’ : remarques sur l’état d’une problématique », Histoire de l’art, octobre 1996, n° 35-36, p. 9-14.

[x] Voir quant à ce dernier point : B. Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’Art Brut – Critique du primitivisme, Dijon, Les Presses du Réel, collection « Œuvres en société », à paraître en 2019.

[xi] Cf. M. Décimo, Des fous et de hommes : avant l’art brut, Dijon, Les Presses du Réel, coll. « Les hétéroclites », 2017.

[xiihttp://www.cnrtl.fr/definition/paradigme. Lien actif en juin 2019.

[xiii] Jean Dubuffet, lettre du 6 juin 1947 reproduite dans Chaissac, Dubuffet, Correspondance (1946-1964), p. 212.

[xiv] Kracauer, L’Histoire des avant-dernières choses, p. 280.

[xv] D. J. Sherman, Le Primitivisme en France et les fins d’empires (1945-1975), Djon, Les Presses du Réel, collection « Oeuvres en société », 2017. De plus, l’importance accordée au capitalisme de marché dans ce livre ne doit pas être minorée.

[xvi] Gamboni, « Histoire de l’art et ‘réception’ : remarques sur l’état d’une problématique », p. 12.

[xvii] Cf. Chaissac, Dubuffet, Correspondance (1946-1964).

[xviii] Ibid., p. 11.

[xix] G. Chaissac, Hippobosque au bocage, Paris, Gallimard, 2008, p. 43 (Paris, 1951).

Leave a Reply