Revue Histoire de l’art, n° 83. Violaine Gourbet : « Une comparaison féconde »

Violaine Gourbet

 Une comparaison féconde : la sculpture d’édition et la gravure, deux arts de reproduction au XIXe siècle

À propos de l’article d’Élodie Voillot « De la traduction en gravure et en sculpture d’édition, ou l’art (délicat) de la reproduction » (Histoire de l’art, no 69, décembre 2011)

Histoire de l’art, numéro 83 (2018/2)

LECTURE

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Le titre de l’article d’Élodie Voillot, « De la traduction en gravure et en sculpture d’édition, ou l’art (délicat) de la reproduction »[1], indique d’emblée la méthode employée par l’auteur. Il s’agit d’une comparaison entre deux domaines distincts de l’histoire de l’art, fondée en premier lieu sur le statut artistique ambigu qui leur est commun : la sculpture d’édition et la gravure, toutes deux arts allographes, entretiennent un rapport complexe, plus ou moins étroit ou distancié, à leur modèle, et c’est la métaphore de la traduction, employée traditionnellement pour définir le rapport de la gravure à l’original, qui permet de définir ce rapport. L’article s’appuie sur une comparaison systématique des deux domaines d’étude : les discours critiques qui leur sont consacrés, le vocabulaire qui les désigne, leur production, leur réception sont confrontés tour à tour, l’auteur se demandant à chaque étape de la réflexion si les mécanismes caractérisant la gravure s’appliquent également à la sculpture d’édition. Systématique, la comparaison est aussi multiple, étendant ses ramifications à d’autres catégories, glissant ainsi à la faveur d’un texte de Charles Blanc vers une deuxième association, celle de la sculpture d’édition et des procédés mécaniques de la photogravure. La méthode employée permet ainsi d’affiner, par confrontations successives, la réflexion sur les différents objets d’étude. D’autre part, l’auteur offre une perspective élargie, et par-là même riche de sens, en proposant une vision globale des discours, des espaces et des goûts : si les écrits de Charles Blanc occupent une place centrale dans l’article, c’est que lui-même est une figure charnière, intégrant dans ses écrits l’ensemble de la scène artistique. C’est une œuvre critique variée que nous sommes invités à parcourir, tout comme c’est une vision élargie de l’espace d’exposition des objets que l’article propose : la comparaison permet d’inscrire plus clairement les deux techniques dans le contexte artistique et social d’un XIXe  siècle bourgeois où l’art se démocratise.

C’est cet éclairage réciproque et cette perspective élargie qui nous ont semblé particulièrement intéressants, et c’est par eux que nos recherches consacrées à la réception de la peinture anglaise dans l’Allemagne du XIX siècle se sont trouvées enrichies. Nous tenterons donc ici de mettre en exergue l’intérêt méthodologique et thématique de l’article, en insistant particulièrement sur ces deux points : d’une part, de même que la comparaison avec la gravure a permis d’éclairer les recherches de l’auteur sur la sculpture d’édition, son analyse des réductions en bronze nous a permis de nuancer nos réflexions sur la gravure anglaise dans l’Allemagne du XIXe siècle. D’autre part, la comparaison développée dans l’article constitue une incitation à regarder ailleurs, à dépasser la spécificité de notre domaine de recherche pour l’intégrer dans une vision plus large qui éclaire notre objet d’étude d’un jour nouveau.

La gravure joue un rôle fondamental dans la réception de la peinture anglaise en Allemagne. Les originaux eux-mêmes s’exportant peu sur le continent, c’est d’abord par les gravures que l’on peut s’en faire une idée. Intermédiaire entre le peintre et le public, le graveur influence inévitablement la réception et modifie la vision que le public a de l’artiste. C’est la question de la place et du statut du graveur anglais dans les mentalités allemandes que l’analyse d’Élodie Voillot vient orienter vers des réflexions nouvelles.

L’initiative de la reproduction

En premier lieu, le problème de la capacité du fabricant de bronzes à bien choisir le modèle qu’il va reproduire conduit à s’interroger sur l’autonomie du graveur face au choix du modèle. Cette première intervention, qui influence considérablement le regard que le public portera sur le peintre puisqu’elle élimine à ses yeux, du moins pour un temps, le reste de l’œuvre, dépend-elle du peintre ou du graveur ? Plusieurs peintres anglais comprennent dès la fin du XVIIIe siècle tout l’intérêt des techniques de reproduction pour améliorer la diffusion de leur œuvre, et nombreux sont ceux qui organisent la reproduction de leurs tableaux. Mais c’est aussi parfois le graveur ou l’éditeur qui prend l’initiative de la reproduction, tandis que le peintre, sa production achevée, n’intervient plus dans sa diffusion : c’est le cas du paysagiste Richard Wilson (1713-1782), dont le tableau The Destruction of Niobe’s Children, réalisé à Rome, fait grand bruit au moment de son exposition en Angleterre. C’est justement cette notoriété qui pousse le graveur et éditeur John Boydell (1719-1804) à faire reproduire l’œuvre par son confrère William Woollett (1735-1785), comme il le raconte :

At this time, the principal conversation among artists was upon Mr Wilson’s grand picture of Niobe, which had just arrived from Rome. I, therefore, immediately applied to his Royal H. the Duke of Gloucester, its owner, and produced permission for Woollett to engrave it.[2]

On le voit bien, c’est l’éditeur, conscient de l’intérêt économique qu’il y a à diffuser une œuvre aussi renommée, qui provoque sa reproduction (fig. 1).

Fig. 1. William Woollett d’après Richard Wilson, Niobe, 1750-1785, eau-forte et burin, 48 x 60,5 cm, British Museum © The Trustees of the British Museum.

 

La main de l’artiste

Cette ambiguïté du rôle et de la figure du graveur anglais se retrouve dans le processus de reproduction, et l’analyse de la technique de réduction utilisée par les fabricants de bronze suscite à nouveau une interrogation en miroir : si les procédés traditionnels de gravure s’opposent à la sculpture d’édition justement parce qu’ils laissent intervenir la main de l’artiste allographe, dans quelle mesure cette deuxième présence artistique est-elle visible dans la gravure ? À ce sujet, les biographies des graveurs Valentine Green (1739-1813) et Charles Turner (1774-1857) par Alfred Whitman (1860-1910), permettent d’esquisser une réponse, dont le maître mot est à nouveau l’ambiguïté. Whitman attribue un style propre à plusieurs graveurs : là où Green est délicat et raffiné, le travail de John Jones (1755-1797) se caractérise par une ligne rigoureuse. Au style du peintre se surajoute donc la manière du graveur, qui ajoute sa patte à l’œuvre originale. Mais Whitman, évoquant les qualités de graveur de Charles Turner, insiste sur sa capacité à se métamorphoser et à s’adapter aux différents styles qu’il reproduit, en d’autres termes, à s’effacer derrière l’artiste autographe, à renoncer à sa propre originalité créatrice pour laisser se déployer celle du peintre[3]. La main du graveur se fait donc plus ou moins visible. Traducteur-créateur ou traducteur-copiste effaçant les traces de sa présence ? Il ne semble pas possible de trancher complètement.

De talentueux anonymes

Si la question de la production est essentielle dans notre analyse du statut de la gravure anglaise face à ses originaux, celle de sa réception ne l’est pas moins : citant Charles Blanc, Élodie Voillot remarque que le simple fait de parler des sculpteurs d’édition suffit à prouver qu’eux aussi sont des artistes, en cela potentiels objets de critique. Qu’en est-il alors des graveurs anglais dans l’Allemagne du XIXe siècle ? Parle-t-on d’eux, les perçoit-on comme des individualités artistiques à part entière, ou seulement comme les vecteurs d’une transmission qui ne peut se faire directement ? Là encore, l’ambiguïté demeure. Si de nombreux contributeurs aux revues d’art allemandes soulignent le rôle essentiel des graveurs dans la diffusion de la peinture anglaise, si d’autres mettent en avant la supériorité des gravures aux contours fermes par rapport aux originaux jugés, comme l’ensemble de la peinture anglaise, brouillons et mal dessinés[4], ils nomment beaucoup plus rarement les graveurs (sauf lorsqu’il s’agit de la recension d’un recueil de gravures dont les références sont indiquées). Le talent est reconnu, la transformation de l’œuvre que le processus de reproduction entraîne[5] est pointé du doigt, mais le nom, c’est-à-dire l’individualité artistique du graveur, est souvent laissé de côté. La figure du graveur, mouvante, prend tour à tour les traits du copiste ou de l’artiste talentueux, améliorant parfois même l’œuvre du peintre, mais demeure souvent, sous la plume du critique, une figure anonyme, n’accédant donc pas à la renommée du créateur.

L’harmonie du foyer

Fig. 2. Valentine Green d’après Sir Joshua Reynolds, Georgiana, Duchess of Devonshire, 1780, manière noire, 60 x 38,5 cm, Art Institute of Chicago, CCO Public Domain Designation.

La comparaison développée par Élodie Voillot tout au long de son article nous permet également d’approfondir nos recherches dans la mesure où, en élargissant le point de vue souvent très sélectif du chercheur, elle invite à replacer les objets, au sens le plus concret du terme, dans l’espace qui leur est dévolu, c’est-à-dire non seulement les portefeuilles des collectionneurs, mais aussi les salons, fumoirs ou salles à manger des maisons bourgeoises. C’est là qu’il faut penser les gravures anglaises, voisinant avec de petits bronzes représentant Mercure ailé ou une jeune danseuse, des vases chinois et des tapis persans. Se dessine alors une vision d’ensemble, dont la globalité permet une meilleure compréhension des éléments qui la constituent. On peut se faire une idée de la façon dont les éléments décoratifs s’intègrent dans le salon allemand grâce aux catalogues de vente aux enchères proposant parfois des ameublements entiers. La lecture de ces catalogues permet de vérifier l’idée d’une vertu éducative de la décoration intérieure que Pierre-Lin Renié a développée à propos de la gravure[6], et qu’Élodie Voillot reprend et élargit ici, et d’apporter ainsi une réponse plus complète à la question de la réception des gravures anglaises en Allemagne : les statuettes de bronze disséminées dans les intérieurs allemands représentent souvent, comme les réductions de Barbedienne en France, des motifs antiques, mais font aussi surgir les courbes de la féminité[7]. En miroir, les gravures anglaises accrochées aux murs vantent les vertus de la féminité (fig. 2), et plus globalement de la vie familiale[8] (fig. 3). L’espace domestique étant celui de la famille et aussi la sphère d’activité dévolue aux femmes, les objets d’art fonctionnent comme une projection des valeurs de l’espace qui les accueillent. Les gravures anglaises, comme les statuettes, font ainsi partie d’un programme esthétique et moral qui ne peut se comprendre véritablement que grâce à la vision d’ensemble que l’analyse comparée a fait naître.

Fig. 3. Joseph Grozer d’après George Morland, The Happy Cottagers, 1793, manière noire, 50,7 x 60,7 cm, British Museum © The Trustees of the British Museum.

L’article d’Élodie Voillot nous a donné l’occasion de repenser notre objet d’étude, la gravure anglaise : sa méthode comparative, employée en miroir, nous a permis de préciser notre analyse du statut du graveur anglais dans l’Allemagne du XIXe siècle, son rôle de traducteur dont la présence dans l’œuvre est plus ou moins perceptible ; d’autre part, en réinscrivant la gravure dans son contexte de réception, dans son espace de réception, nous avons pu définir avec plus de précision son utilité esthétique et sociale.

Ancienne élève et diplômée de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, Violaine Gourbet a une double formation en études germaniques et en histoire de l’art. Après avoir obtenu l’agrégation d’allemand, elle s’est orientée vers une thèse portant sur la réception de la peinture anglaise dans l’Allemagne du XIXe siècle, qu’elle effectue actuellement dans le cadre d’un contrat doctoral, en co-tutelle, sous la direction de France Nerlich (Université de Tours, INHA) et de Hubertus Kohle (Ludwig-Maximilian-Universität, Munich). Elle est également chargée de cours en langue et civilisation allemandes à l’université de Tours.

 

[1] É. Voillot, « De la traduction en gravure et en sculpture d’édition, ou l’art (délicat) de la reproduction », Histoire de l’art, 2011, n° 69, p. 67-75.

[2] Cité dans J. T. Smith, Nollekens and his Times, vol. II, Londres, Henry Colburn, New Burlington Street, 1829, p. 252.

[3] A. Whitman, Valentine Green, Londres, A. H. Bullen, 1902, p. 4, et Charles Turner, Londres, George Bells and Sons, 1907, p. 23.

[4] Le Deutsches Kunstblatt évoque ainsi la mémoire de J. W. M. Turner en 1852 : « Les meilleurs graveurs ont reproduit son œuvre et on pourrait se risquer à dire qu’il leur doit les trois quarts de sa gloire » (traduction de l’auteur) Deutsches Kunstblatt, 1852, 2, p. 27.

[5] Cette transformation est sans doute plus technique que liée à l’originalité des graveurs, puisque les commentateurs allemands dénoncent avant tout les contours diffus des peintures anglaises et leurs couleurs crues, automatiquement raffermis ou laissées de côté par la gravure.

[6] P-L. Renié, Une image sur un mur. Images et décoration intérieure au xixsiècle, catalogue d’exposition, musée Goupil, Bordeaux, musée Goupil éd., 2005, p. 10, cité par Élodie Voillot, art. cit., p. 71.

[7] Sont ainsi exposés une reproduction du Mercure de Giovanni da Bologna, un Silène brandissant une coupe (R. Bangel, Verzeichnis des Mobiliars, der Antiquitäten, Gemälde und Kunstsachen aus der Villa Hollandia, den 7-8. März 1918), ou une Vénus de Milo par Barbedienne (Kunstauktionshaus F. A. Menna, Moderne Zimmereinrichtungen, antikes Mobiliar, Aubusson-Garnituren, Arbeiten in Porzellan, Fayence und Bronze, 3. Februar, 4. Februar (Katalog Nr. 57), Cologne, [1933]).

[8] On trouve des portraits de femmes d’après Joshuah Reynolds (R. Bangel, ibid.), des portraits d’enfants dans la chambre correspondante, des scènes familiales d’après George Morland (Aktionshaus A. Kende, Freiwillige Versteigerung der kompletten Wohnungseinrichtung aus dem Besitz einer Großindustiellensgattin in Wien, VIII., Skodagasse 14: Kunstmobiliar, Luster, Bronzen, Silber, Porzellan, Glas, Klavier, Perserteppiche, Bilder, Nippes usw. ; Versteigerung: Montag, den 25. Jänner 1932, Vienne, 1932).

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