Anne-Sophie Pellé
Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse
Histoire de l’art, n° 70, 2012 : Approches visuelles (sommaire)
VARIA
Albrecht Dürer (1471-1528) est certainement, avec Léonard de Vinci, l’artiste de la Renaissance qui a laissé le plus de témoignages écrits au sujet de son art, et une grande partie de sa correspondance et de ses écrits quotidiens nous sont parvenus1. Dans une intention clairement pédagogique, Dürer a multiplié les projets théoriques2 destinés à l’apprentissage des principes fondamentaux nécessaires à la pratique de la peinture, qui exigeait des connaissances approfondies dans le domaine des mathématiques depuis la redécouverte, au début du XVe siècle, de la perspective et du canon des proportions de Vitruve3. Paru en allemand, mais de manière posthume, en 1528, le Traité des proportions4 (« Vier Bücher von menschlicher Proportion ») rassemble ainsi les résultats de longues recherches sur la mesure des proportions de l’homme, que l’artiste a menées à partir des années 1500 et jusqu’à sa mort. Comme le souligne justement Fedja Anzelewsky, Dürer est le premier à émettre l’idée que la théorie des proportions ne doit plus se focaliser sur la recherche d’un canon universel mais au contraire tenir compte de la « différence » des corps (« Unterschied » en allemand moderne, « vnderschyd » ou « vnderscheyd » sous la plume de Dürer)5, dans la mesure où le canon des proportions établi par Vitruve ne peut s’appliquer aux différents types humains qu’il peut observer dans la nature.
Il n’est donc pas étonnant que Dürer soit également le premier à tenter de définir les proportions du corps obèse6. Malgré le nombre important de publications qui concernent l’artiste7, on a très rarement remarqué à quel point celui-ci a constitué une source de curiosité pour Dürer8. De même, et de manière plus générale, la place qu’occupait ce corps hors normes dans les jugements esthétiques de la Renaissance germanique n’a jamais été discutée, bien qu’il apparaisse fréquemment dans les œuvres. En effet, l’obésité, qui appartenait dans la médecine de la Renaissance à la branche de l’hygiène et que l’on traitait par des « régimes de santé »9, semble, de prime abord, une maladie définitivement moderne : elle pose aujourd’hui de nombreuses questions qui relèvent davantage du domaine de la sociologie que de la médecine. Pourtant, l’initiative que prend Dürer de définir les proportions du corps obèse à l’aide des mathématiques démontre, d’une part, que l’obésité suscitait dès le XVIe siècle des questionnements scientifiques autres que la perspective médicale, d’autre part, que le très gros, parce qu’il se situait aux antipodes du canon des proportions, s’insérait pleinement dans les nombreuses réflexions d’ordre esthétique sur le corps. Ainsi, non seulement l’initiative de Dürer est sans précédent, mais elle prend également la tournure d’un véritable défi mathématique : est-il possible d’attribuer des mesures à un corps qui incarne, tant formellement qu’iconographiquement, l’excès et la démesure ?
Le présent article ne pourrait prétendre retracer l’évolution du discours théorique de Dürer sur les proportions ; analysée de manière approfondie par Erwin Panofsky et Hans Rupprich10, elle a déjà fait l’objet de nombreuses publications. On souhaite plutôt dégager quelques-unes des nombreuses réflexions que Dürer a menées sur le corps extrême de l’obèse, et ainsi mettre en lumière l’idée même qu’il se faisait de la beauté.
Dürer face aux « proportions irrationnelles » du ventre
Tout d’abord, Dürer s’obstine à définir les proportions idéales du corps humain. Il respecte scrupuleusement les principes de Vitruve tout en appliquant un schéma géométrique de construction des corps hérité des pratiques d’atelier médiévales, dont il a probablement pris connaissance par l’intermédiaire de Jacopo de’Barbari11. L’artiste parvient ainsi à créer, en 1504, le véritable manifeste du canon germanique des proportions : la gravure d’Adam et Ève. Puis, encouragé par les travaux de ses homologues italiens sur les proportions12, qu’il a en partie connus lors de son second voyage en Italie du nord entre la fin de l’année 1505 et 1507, il donne une nouvelle orientation à son discours théorique. En effet, Dürer cesse ensuite définitivement d’enserrer les corps dans une structure géométrique et s’engage dans la voie de l’anthropométrie, qui le conduit à établir une synthèse entre ses connaissances en matière d’arithmétique, qu’il a apprises de Vitruve, et les différentes données qu’il a pu relever d’après l’observation des nombreux types humains qui l’entourent13. En faisant la distinction entre la beauté « idéale » et la beauté « caractéristique », il parvient à se convaincre que chaque type humain possède son propre idéal de proportions.
Parmi les études que l’artiste consacre aux corps « différents », c’est-à-dire au gros, au maigre, ou encore au petit, les dessins qui se rapportent à la figure obèse sont les plus nombreux. En effet, plus d’une vingtaine de dessins la concernent exclusivement ; ils datent pour la plupart de 1508 et sont aujourd’hui répartis entre la British Library de Londres (anciennement dans la collection Sloane) et la Sächsische Landesbibliothek de Dresde14. À l’origine, l’étude du très gros corps devait prendre place dans le projet du Livre du peintre, dans lequel Dürer prévoyait dès 1513 un chapitre consacré aux variations des proportions de l’homme, et qu’il avait alors intitulé « Ein vnderricht alle mas zw endern » (« une méthode pour varier toutes les proportions »)15. Finalement, la version imprimée de ce chapitre ne vit le jour qu’en 1528, dans le livre III du Traité des proportions, après avoir subi de nombreuses modifications méthodologiques. Toutefois, l’attention portée par Dürer à l’étude de la figure obèse ne l’empêche pas de mettre en garde à plusieurs reprises le lecteur du Traité : « Garde-toi de l’excès. L’harmonie entre deux termes, voilà qui est beau »16. Or, si l’on se réfère aux propos de Luca Pacioli dans le septième chapitre de la Divine proportion, dont la lecture fut essentielle pour Dürer, c’est justement par son aspect extrême que le corps de l’obèse prend toute son importance dans la théorie des proportions : « C’est pourquoi je dis qu’elle (la proportion) est appelée ‘Proportio habens medium et duo extrema’, c’est-à-dire proportion ayant un moyen et deux extrêmes […]. Il y aura toujours un moyen et deux extrêmes, car le moyen sans les extrêmes ne peut se concevoir »17.
Certes, l’étude des corps « différents » reflète tout l’intérêt que Dürer accordait à l’observation de la nature, mais elle s’insère également dans une nouvelle approche méthodologique de l’étude des proportions. Le très gros comme le très maigre constitueraient ainsi les points extrêmes d’une échelle de mesure fictive dont le juste milieu déterminerait la figure aux proportions moyennes, exempte de toute difformité physique. Car ce sont bien les excès de chair déformant le ventre de l’obèse qui préoccupent le plus Dürer dans ses études sur le très gros, tant du point de vue formel que proportionnel. Dans le feuillet 146r de l’album de Dresde (fig. 1), les nombreuses corrections apportées par Dürer à la silhouette démontrent qu’il a éprouvé des difficultés non seulement pour localiser les amas graisseux situés au niveau du ventre, mais aussi pour définir le seuil entre le gros et le très gros18. Dans le feuillet 5r conservé à la British Library (Sloane 5231), Dürer décrit clairement, dans le texte qui entoure la silhouette obèse, que le degré de proéminence du ventre dépend effectivement du jugement du peintre et non d’un calcul des proportions, contrairement au reste du corps : « Puis les courbes de la chair descendent des hanches jusqu’au niveau de l’aine, de sorte que le corps soit juste un peu plus large là où le ventre se termine qu’au niveau des hanches. Et en-dessous de la hanche, dessine une ligne qui sépare les jambes du reste du corps en la faisant descendre jusqu’au bas du ventre, là où le pli du bourrelet commence. Cela de la même manière que tu le vois dans la figure »19.
Ainsi, selon Dürer, l’excès du ventre ne peut se soumettre à la mesure et correspond de ce fait en tout point à la définition des proportions irrationnelles que donne Luca Pacioli : « Mais là où intervient l’irrationalité des proportions, c’est-à-dire lorsqu’on ne peut les désigner par un nombre, elles restent soumises au libre arbitre du peintre qui doit les déterminer à son gré »20. Par conséquent, les « proportions irrationnelles » du corps obèse expliqueraient que Dürer ait au final délibérément choisi de ne pas l’insérer dans les deux premiers livres du Traité des proportions21, où de nombreux types humains sont pourtant présentés selon une méthode arithmétique de calcul des proportions. Il la relègue au contraire au rang des difformités physiques de l’« excursus esthétique » du livre III, qui privilégie l’emploi de la géométrie et dans lequel il expose des procédés inédits, qui ont l’avantage de permettre de varier à l’infini les figures tout en respectant les limites imposées par un cadre théorique. Une étude de femme obèse provenant de l’album de Londres (fig. 2) témoigne du fait que Dürer, dès 1519, substitue à la méthode arithmétique une approche qui s’oriente pleinement vers la géométrie. Ce changement lui permet ainsi de résoudre, d’un point de vue théorique, les problèmes de mesures du gros ventre auxquels il était jusqu’alors confronté : à l’aide d’un système de lignes parallèles qui se déploient à la fois dans le sens de la largeur et de la hauteur, qu’il nomme « Zwilling » (« gémelles »)22, l’artiste détermine un procédé qui permet de varier les épaisseurs de la silhouette. Dürer libère ainsi les excès de chair du très gros de la contrainte imposée par les nombres, et démontre que, bien qu’il soit impossible de calculer leurs proportions, ces excès peuvent répondre d’une théorie tout en restant soumis au libre arbitre du peintre.
Standardiser l’excès : du Silène de Mantegna à la silhouette obèse androgyne de Dürer
Aussi originale qu’elle puisse paraître, la présence du personnage obèse dans le domaine des arts visuels n’était pas une nouveauté pour les contemporains de Dürer. Il trouvait ses expressions les plus marquantes seulement depuis qu’Andrea Mantegna (1431-1506) le représentait toujours nu dans son œuvre, ce qui n’avait alors aucun équivalent. Or, c’est justement par l’intermédiaire d’une estampe produite dans l’atelier de Mantegna que le jeune Dürer la découvre : en 1494, alors qu’il n’est âgé que de vingt-trois ans, il calque les contours des figures de la Bacchanale avec Silène (fig. 3-4) pour ensuite achever le dessin selon son propre style23. À l’inverse des hachures obliques parallèles qui caractérisent le style sculptural de Mantegna, il privilégie une ligne plus souple et un système de hachures croisées qui permet de concevoir un rendu naturel des chairs et des textures. Ainsi, les personnages obèses nus que l’on retrouve, entres autres, dans le dessin des Femmes au bain (fig. 5) et son pendant gravé Les hommes au bain, tous deux réalisés en 1496, montrent combien la typologie mantégnesque de l’obèse a profondément marqué la réflexion esthétique du nu chez le jeune Dürer. Dans sa gravure, Mantegna fait explicitement référence au modèle du putto, aussi bien d’un point de vue formel qu’iconographique24, pour élaborer sa propre typologie du personnage obèse, faute de modèle préexistant. Il reprend les bourrelets qui se succèdent sur le corps potelé des putti pour les transposer sur le corps adulte. Il parvient ainsi à illustrer, dans toute son ampleur, la gêne fonctionnelle qui emprisonne les corps de Silène et de la femme à gauche, puisqu’ils sont en effet totalement incapables de marcher.
Le rapprochement établi par Mantegna entre le putto et le très gros n’a pas manqué d’interpeller Dürer lorsqu’il entreprend d’étudier en 1513 non pas le corps de l’obèse, mais celui de l’enfant. Sur le feuillet 165v de l’album de Dresde (fig. 6) l’artiste a délibérément collé sa première étude des proportions de l’enfant25 face à une figure obèse qu’il aurait réalisée auparavant, en 1508. La méthode de calcul des proportions qu’il utilisait alors consistait en un système arithmétique de fractions de la longueur totale du corps dont il délimitait les différentes parties à l’aide de lignes transversales tracées sur des silhouettes vues de profil ou de face. Or, c’est justement en traçant les transversales respectives des deux figures du dessin que l’on s’aperçoit que Dürer est allé bien au-delà de la simple analogie formelle de Mantegna : les concordances évidentes qui s’établissent entre elles suffisent en effet à prouver qu’il est parvenu à déterminer une analogie, non plus formelle, mais bel et bien proportionnelle entre la femme obèse et le jeune enfant.
Il est possible que Dürer se soit inspiré pour cela des recherches de Léonard de Vinci sur le principe de l’analogie des proportions. Bien qu’il soit très imprudent d’affirmer que les deux artistes se soient rencontrés, les études de proportions de Dürer confirment qu’il a bien pris connaissance de certains travaux scientifiques du maître italien sur le corps humain, probablement par l’intermédiaire des humanistes de Nuremberg, eux-mêmes en contact avec les érudits qui gravitaient à la cour de Milan26. Pourtant, Léonard avait expliqué à deux reprises dans son Libro di pittura que les proportions de l’enfant diffèrent considérablement de celles de l’adulte27. Le lien à la fois formel et proportionnel entre le très jeune enfant et l’obèse qu’établit Dürer prouve, au contraire, que le très gros corps génère de nombreuses confusions relevant de l’ordre du visuel. En effet, les excès de chairs qui le recouvrent brouillent l’ensemble des repères (les muscles28, les articulations…) qui permettent à l’artiste de comprendre au premier regard la manière dont il se structure, mais aussi de déterminer son âge et même parfois de définir le genre masculin ou féminin auquel il appartient (ce que la présence d’une excroissance mammaire, fréquente chez l’homme obèse, pourrait par exemple expliquer). Ainsi, contrairement à l’ensemble des différents types humains que Dürer étudie, la silhouette obèse standard qu’il élabore en 1508 est la seule qui cultive une certaine androgynie. Exclusivement féminine, elle ne comporte aucun équivalent masculin29 afin d’entretenir la confusion des genres, ce qui est particulièrement flagrant dans la silhouette du feuillet 146r de l’album de Dresde ou encore, dans l’un des deux dessins sur la variation des figures qu’il réalise en 1515 et aujourd’hui conservés au Städel Museum de Francfort (fig. 7). L’androgynie qui émane de certains corps obèses chez Dürer n’est pas non plus sans évoquer Mantegna, qui a développé cette caractéristique pour un usage iconographique particulier de la figure obèse, à savoir lorsque celle-ci incarne l’Ignorance dans Pallas chassant les vices du jardin de la vertu et dans L’Allégorie de la chute de l’humanité ignorante (ou Virtus Combusta)30.
L’obèse en marge de la physiognomonie : Willibald Pirckheimer, le très gros érudit
On ne peut aborder le corps de l’obèse dans l’œuvre de Dürer sans tenir compte également des nombreux traités de physiognomonie qui circulaient alors et dont le principe consistait à définir le caractère d’une personne à partir de son apparence physique, qu’il s’agisse des traits du visage ou de ceux du corps. Dürer pratiquait également cette discipline, puisque il expose, dans le livre III du Traité des proportions, des têtes grotesques obtenues à partir de différentes variations d’un même visage et qui, d’ailleurs, ne sont pas sans rappeler celles de Léonard de Vinci. À la Renaissance, ces traités entretiennent l’image péjorative que le très gros a héritée des auteurs de l’Antiquité31, et il se trouve ainsi systématiquement réduit au rang de symbole de l’ivresse, de la gloutonnerie mais aussi de l’obscénité et de l’ignorance. Le Traité de physiognomonie d’un anonyme latin bien connu à la Renaissance est en effet sans équivoque : « Un gros ventre, avec une masse de chair molle et pendante, indique un homme inintelligent, ivrogne et sans retenue, adonné à la volupté et à l’amour »32.
Dans le De sculptura, paru en 1504 et que Dürer a lu activement, Pomponius Gauricus associe donc inévitablement les excès de chair du très gros à un comportement déraisonnable lorsqu’il aborde le sujet de la physiognomonie : « Une poitrine obèse avec les mamelons pendants dénonce le débauché, l’ivrogne, le gourmand »33. À l’époque de Dürer, l’obèse semble donc bel et bien souffrir d’un problème de mesure, qui relèverait aussi bien du domaine mathématique que du domaine moral. « Mesure » dans le sens de « mensurations », parce que déterminer les excès du ventre et les différents seuils de grosseur selon des critères chiffrés se révèle impossible, comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi « mesure » dans le sens de « tempérance » parce que le comportement excessif de l’obèse l’empêche d’évaluer de manière quantitative la nourriture et la boisson. Dans le répertoire iconographique de la Renaissance, la figure obèse se prête donc aisément au registre de la satire. Par exemple, la gravure du Cuisinier et sa femme (fig. 8), que Dürer réalise en 1496, illustre tout l’aspect comique d’un cuisinier gourmand et ne manque pas de tourner en dérision l’identité mythologique du Silène de Mantegna en l’adaptant à l’imagerie populaire germanique. Toutefois, l’intérêt que Dürer porte à la figure obèse dans le domaine iconographique semble également relever d’une dimension très personnelle : son plus fidèle ami, l’humaniste Willibald Pirckheimer34 (1470-1530) est, certes, reconnu pour sa grande érudition, mais aussi pour son fort embonpoint. À la fois grand helléniste et enclin à la débauche, Pirckheimer est également un personnage au caractère pour le moins ambivalent. Devenu veuf en 1504 à l’âge de 34 ans, il multipliait depuis les conquêtes amoureuses, ce qui amusait visiblement Dürer dans la mesure où ce comportement confirmait, d’une certaine façon, le lien établi par la physiognomonie entre grosseur et luxure. Très complice avec Pirckheimer au sujet des femmes, Dürer ne manque pas une occasion de le taquiner dans les nombreuses lettres qu’il lui envoie lors de son séjour à Venise en 1506 : « Vous voulez devenir un véritable jaseur, et vous pensez que si vous plaisez maintenant aux putains, cela suffit […]. Vous êtes tellement galant et quand vous voulez en sauter une, il ne vous faut pas plus d’un mois pour mener l’affaire à bien »35.
Le comportement lubrique de Pirckheimer semble illustré dans l’étude d’un gros homme nu au miroir (fig. 9), que Dürer réalise probablement vers 150836. Ce dessin, qui peut également se lire comme un pendant parodique du canon des proportions développé par l’artiste dans de nombreuses études de nu au miroir, intrigue par l’étonnante ressemblance physique entre le gros homme représenté et les différents portraits de Pirckheimer que Dürer a réalisés37. Une question subsiste cependant : s’agit-il vraiment d’une étude d’après nature, durant laquelle Willibald aurait posé entièrement nu pour son ami artiste alors en pleine recherche anatomique sur le corps obèse ?
Si les élans amoureux de Pirckheimer lui valent quelques plaisanteries de la part de Dürer, l’artiste lui voue en revanche un profond respect pour l’étendue de son savoir, comme en témoigne une autre lettre qu’il lui adresse depuis Venise : « Très érudit, profondément sage, versé dans beaucoup de langues, […] respectable et hautement considéré sire Willibald Pirckheimer, votre très dévoué serviteur Albert Dürer vous souhaite salut et prospérité et grand honneur »38. Le portrait gravé que Dürer réalise de son ami en 1524 (fig. 10) s’inscrit dans la tradition des portraits humanistes de la Renaissance germanique39 ; Katharina Andres a également noté que, pour ce type de portrait, Dürer se réfère de manière évidente à la physiognomonie40. Or, le portrait gravé de Pirckheimer repose sur une subversion totale de la définition de l’obèse ignorant et sot donnée par les traités de physiognomonie et détourne ainsi l’usage iconographique qui lui était habituellement attribué dans les arts visuels, en particulier chez Mantegna où il incarnait systématiquement l’Ignorance. En effet, l’épitaphe latine qui accompagne le portrait de Pirckheimer rend clairement hommage à son érudition : « Portrait de Willibald Pirckheimer à l’âge de 53 ans. Seul l’esprit survit, tout le reste est amené à disparaître. 1524 ». Fedja Anzelewsky a suggéré que l’intérêt de Dürer pour les corps « différents » l’avait incité à réfléchir sur ce qui oppose le beau (« hübsch ») et le laid (« häßlich »)41. Selon elle, le portrait qu’il dessine en 1514 de sa mère Barbara âgée et malade, aujourd’hui conservé au Kupferstichkabinett de Berlin, serait la plus parfaite illustration de cette réflexion : sous le masque horrible de la vieillesse décharnée se cache la personne pour laquelle il a le plus d’affection. Aussi, le portrait gravé de Pirckheimer se rapporte au même type de raisonnement, puisque ce gros homme laid qui, en apparence, semble se préoccuper de nourrir son corps plus que son esprit42, est non seulement un grand érudit, mais aussi l’ami le plus intime de l’artiste. Car Dürer n’a cessé d’entretenir l’ambiguïté formelle et iconographique de la figure obèse, qu’il porte finalement à son paroxysme lorsqu’il choisit de dédicacer son Traité des Proportions à Willibald Pirckheimer, c’est-à-dire à ce corps extrême dont il n’est jamais totalement parvenu à maîtriser les mensurations excessives.
L’AUTEUR : Anne-Sophie Pellé est actuellement doctorante au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Université François Rabelais, Tours) et à la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich, sous la direction de Maurice Brock et Ulrich Pfisterer. Sa thèse est intitulée : La réception des estampes de Mantegna dans le monde germanique de 1494 à 1550.
NOTES
1. L’ensemble des manuscrits de Dürer a été publié par l’historien allemand Hans Rupprich, dans trois volumes imposants qui, depuis, font autorité : H. Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, 3. vol., Berlin, Deutscher Verlag für Kunstwissenschaft, 1956-1969.
2. Si le projet colossal du Livre du peintre (« Lehrbuch der Malerei ») n’a jamais abouti (voir Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, vol. 2, p. 81-90), Dürer a en revanche publié, en allemand, deux ouvrages de son vivant : L’instruction sur la manière de mesurer (« Underweysung der Messung ») en 1525 et le Traité sur les fortifications, villes, châteaux et bourgs en 1527.
3. Vitruve établit son canon des proportions dans le premier chapitre du troisième livre du De architectura. Vitruve, De l’architecture, Pierre Gros (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1990, livre III, p. 6-11.
4. Le Traité des proportions a été traduit et publié en latin par Joachim Camerarius l’Ancien en 1532. Le traité d’Albrecht Dürer a fait l’objet de nombreuses publications et rééditions en Allemagne. La plus récente : A. Dürer, Vier Bücher von menschlicher Proportion (1528) ; mit einem Katalog der Holzschnitte, B. Hinz (éd. et trad.), Akademischer Verlag, Berlin, 2011. En revanche, seul un facsimilé de l’édition parue en 1613 chez l’imprimeur Jean Jeanz, d’après la traduction de 1557 par Loys Meigret, permet de disposer d’une traduction intégrale du texte en français, Pierre Vaisse ne publiant que quelques extraits : Les Quatre Livres d’Albert Dvrer, Peinctre & Geometrien tres excellent, de la proportion des parties & pourtraicts des corps humains. Tradvicts par Loys Meigret Lionnois, de langue Latine en Françoise, Paris, Roger Dacosta, 1975 (1613) ; A. Dürer, Lettres et écrits théoriques, Traité des proportions, P. Vaisse (trad.), Paris, Hermann, 1964.
5. Fedja Anzelewsky, « Dürers ’äesthetischer Exkurs’ in seiner Proportionlehre », dans Kaleidoskop. Eine Festschrift für Fritz Baumgart zum 75. Geburstag, F. Mielke (éd.), Berlin, Gebr. Mann, 1977, p. 72.
6. Bien que les mots « obésité » et « obèse » aient une connotation résolument moderne, ils sont principalement employés à la Renaissance sous leurs formes latines « obesitas » et « obesus » (voir par exemple Pomponius Gauricus, De sculptura, A. Chastel, R. Klein (trad.), Genève, Droz, 1969 [1504], p. 153). Les termes « grasseté » et « gras » sont en revanche privilégiés dans le langage courant. Dans ses études de femmes obèses, Dürer parle de « dicken Frau » (c’est-à-dire « femme grasse »).
7. M. Mende, Dürer – Bibliographie zur Fünfhundertsten Wiederkehr des Geburtstages von Albrecht Dürer, Wiesbaden, Harrassowitz, 1971.
8. Citons J.-C. Margolin, « En marge de l’obésité et de la gastronomie : tempéraments et proportions du corps humain d’après Dürer », dans Colloque sur le corps de l’obèse (1-2 novembre 1975) avec des images d’Albert Dürer, Y. Pélicier (éd.), Paris, Pfizer, 1977, p. 147-177. Cependant, l’article se perd dès le départ dans l’énumération des œuvres de Dürer au point d’abandonner complètement la question de l’obésité (ce que l’auteur reconnaît d’ailleurs lui-même lorsqu’il clôt son propos !).
9. J. Céard, « La diététique dans la médecine de la Renaissance », dans J.-C. Margolin, R. Sauzet, Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance (actes de colloque : Tours, 1979), Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1982, p. 24.
10. E. Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, Paris, Hazan, 2004, p. 379-389 ; Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, vol. 2 et 3.
11. Pierre Vaisse, dans Dürer, Lettres et écrits théoriques, p. 13.
12. Dürer a eu connaissance du De sculptura du napolitain Pomponius Gauricus (De sculptura, p. 26), de la Divine proportion du moine toscan Luca Pacioli (Divine Proportion, G. Duchesne, M. Giraud, M.-T. Sarrade [trad.], Paris, Librairie du Compagnonnage, 1988 (1505)), des travaux de Léonard de Vinci sur l’anatomie et la physiognomonie, de la méthode exempeda développée par Leon Battista Alberti dans le De statua (selon Panofsky, Dürer a probablement connu ce texte par l’intermédiaire du De harmonia mundi totius de Francesco Giorgi, publié en 1525), et du De pictura d’Alberti qui circulait également au nord des Alpes sous forme de copies manuscrites (H. Rupprich, « Die Kunsttheoretischen Schriften L. B. Albertis und ihre Nachwirkung bei Dürer », Schweizer Beiträge zur allgemeinen Geschichte, 1960/1961, 18/19, p. 219-239).
13. Dürer, Lettres et écrits théoriques, p. 183 : « Il me semble que le moyen le plus utile pour atteindre à ce but (la beauté) consiste à relever la mesure de beaucoup d’hommes sur le vif ».
14. W. L. Strauss, The Complete Drawings of Albrecht Dürer, New York, Abaris Books, 1974, vol. 5 (Human Proportions) ; R. Bruck, Das Skizzenbuch von Albrecht Dürer in der Königl. Öffentl. Bibliothek zu Dresden, Strasbourg, Heitz & Mündel, 1905.
15. Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, vol. 2, p. 84.
16. Dürer, Lettres et traités théoriques, p. 164.
17. Pacioli, Divine proportion, p. 61.
18. Les chroniques latines du XIIe siècle distinguaient déjà le gros (« pinguis ») du très gros (« praepinguis ») : G. Vigarello, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen Âge au XXe siècle, Paris, Seuil, 2010, p. 27.
19. Texte reproduit dans Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, vol. 2, p. 237-238. Tradu Strauss, The Complete Drawings, vol. 5, p. 2438.
20. Pacioli, Divine proportion, p. 146.
21. Si dans le premier livre Dürer expose la méthode de Vitruve, dans le deuxième il présente une méthode similaire au système « exempeda » qu’utilise Leon Battista Alberti dans le De sculptura.
22. Nous reprenons le terme tel qu’il a été traduit par Loys Meigret dans la publication française de 1557 (cf. note 4). Pour l’ensemble des écrits de Dürer sur les « Zwilling », voir Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, vol. 2, p. 477-485.
23. Dürer a réalisé un autre dessin la même année et selon le même procédé d’après le Combat des dieux marins, une autre estampe de l’atelier de Mantegna. Les deux dessins, que nous refusons de qualifier de copies, sont aujourd’hui conservés à la Graphische Sammlung Albertina de Vienne.
24. Dans la première moitié du XVIe siècle, en Italie, les représentations de bacchanales mettent généralement en scène des putti. Voir C. Dempsey, Inventing the Renaissance Putto, Chapel Hill/Londres, The University of North Carolina Press, 2001, p. 63-72. En ce qui concerne l’analogie formelle, voir en particulier les putti que Mantegna a peints sur l’oculus en trompe-l’oeil de la Chambre des Époux au Castello de San Giorgio, à Mantoue.
25. Rupprich, Dürer Schriftlicher Nachlaß, vol. 2, p. 341.
26. L’empereur Maximilien Ier de Habsbourg (1459- 1519) est marié depuis 1494 à Bianca Maria Sforza (1472-1510). Le rattachement du duché de Milan à l’Empire occasionné par cette union entraîna par la suite de graves conflits territoriaux avec le royaume de France.
27. Léonard de Vinci, Libro di pittura. Codice urbinate lat. 1270 nella Biblioteca Apostolica Vaticana, C. Pedretti (éd.), Florence, Giunti, 1995, vol. 2, p. 252 : « Come i puttini hanno le gionture contrarie alli uomini nelle loro grossezze », « Delle differenti misure ch’è dalli putti alli uomini ».
28. Voir à ce propos ibid., p. 274 : « Come li grassi non hanno grossi muscoli ».
29. Les gros corps masculins de Dürer se rapportent en effet davantage aux gros corps musculeux que Léonard avait défini dans le Libro di pittura, et ne correspondent en rien à des corps obèses. Cf. ibid., p. 274 : « Come li muscolosi si sono corti e grossi ».
30. La première œuvre, conservée au Louvre, est un tableau réalisé en 1504 pour le studiolo d’Isabelle d’Este, la seconde un dessin conservé au British Museum qui a été gravé par l’atelier de Mantegna vers 1500 ; cf J. Martineau (éd.), Andrea Mantegna, peintre, dessinateur et graveur de la Renaissance italienne (cat. exposition : Londres / New York, 1992), Paris / Milan, Gallimard / Electa, 1992, p. 438-441 et 462-467.
31. Voir par exemple Platon, Timée 88b-c ; Anonyme latin, Traité de physiognomonie, Jacques André (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 100 et 123.
32. Ibid., p. 100.
33. Pomponius Gauricus, De sculptura, p. 154.
34. H. Rupprich, « Dürer und Pirckheimer. Geschichte einer Freundschaft », dans Albrecht Dürers Umwelt, Nuremberg, Selbstverlag des Vereins für Geschichte der Stadt Nürnberg, 1971, p. 78-100.
35. Lettre de Dürer à Pirckheimer du 18 août 1506, dans Lettres et écrits théoriques, p. 73.
36. Strauss, The Complete Drawings, vol. 2, p. 1066-1067.
37. Voir en particulier la bosse sur le nez qui caractérise le visage de Pirckheimer, et que l’on retrouve, bien visible, dans le portrait de profil dessiné en 1503 par Dürer et aujourd’hui conservé au Kupferstichkabinett de Berlin.
38. Lettre du 8 septembre 1506 dans Lettres et écrits théoriques, p. 75.
39. R. Schoch, M. Mende, A. Scherbaum (éd.), Albrecht Dürer. Das Graphische Werk, Band I « Kupferstiche, Eisenradierungen und Kaltnadelblätter », Munich / Londres / New-York, Prestel, 2001, cat. 99, p. 237-239.
40. K. Andres, Antike Physiognomonie in Renaissanceporträts, Francfort, Peter Lang, 1999, p. 53-54.
41. Fedja Anzelewsky, « Dürers ’äesthetischer Exkurs’ », p. 75.
42. Voir la définition que Platon donne de l’ignorance dans le Timée, 88b-c.
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