Appel à communication : Construire, s’approprier, contester (Paris, 10 juin 2023)

Construire, s’approprier, contester.

L’usage du passé dans la communication politique

 

L’équipe des doctorant·es du Centre de recherche en histoire européenne comparée (CRHEC) a choisi pour thème de sa septième journée d’étude l’utilisation du passé dans la communication politique. Ouverte à tous les doctorant·es ou jeunes docteur·es ayant soutenu dans l’année, pour toutes les périodes, cette journée vise à partager objets et méthodes de recherche autour de situations où des acteurs ou groupes d’acteurs mobilisent le passé, ou du moins des lectures de celui-ci, pour atteindre des objectifs politiques, économiques – pour l’emporter, en somme, dans un rapport de forces.

Argumentaire

Au cours du XIXe siècle, les historiens en pleine construction de leur discipline eurent à cœur de séparer mémoire et histoire dans leur production voulue comme scientifique. La mémoire, lieu de rencontre entre les subjectivités et les faits, apparaissait comme la matrice de toutes les déformations et détournements : cela ne pouvait s’accorder avec les ambitions historiographiques de l’époque. Il faut attendre plus d’un siècle, en France, pour que la « mémoire historique » (Pellistrandi 2016) recroise durablement la route des historiens, avec notamment la publication des fameux Lieux de mémoire de Pierre Nora en trois tomes de 1984 à 1992. Entre-temps, elle n’avait cessé de suivre son propre chemin, aux côtés de la politique. En effet, elle a souvent été mobilisée à des fins diverses : création d’identités fondées sur l’appartenance à des communautés fantasmées et justification de politiques spécifiques, par exemple pour légitimer des pouvoirs en formation.

Ces emplois du passé sous sa forme mémorielle suscitent des interrogations de la part des historien⋅ne⋅s contemporain⋅e⋅s. Ces dernier⋅e⋅s se sont attelé⋅e⋅s à considérer la ou les mémoire(s) comme des phénomènes complexes de digestion de l’expérience du temps, de création de signifiants par les individus et les sujets collectifs pour comprendre et analyser leurs époques. Les historien⋅ne⋅s eux-mêmes ont compris qu’ils étaient des sujets historiques participant à la formation de certaines mémoires autour d’évènements ou d’acteurs passés, décelant ces productions mémorielles y compris chez les historiens de l’école méthodique, voire interagissant d’une manière particulière à la production de leur époque en y souscrivant ou en proposant des contre-discours.

Si les enjeux d’emplois du passé et de la mémoire sont diachroniques, ils portent des noms et des définitions différents selon les périodes et les espaces. C’est justement pour permettre le dialogue entre les jeunes historien⋅ne⋅s des diverses périodes que nous proposons une définition fluide de la communication politique, chacun⋅e étant amené⋅e à présenter la construction de son objet. De ce fait, la discussion sera ouverte aussi bien aux travaux concernant la propagande qu’à ceux concernant l’apparat, tels que les définit de Paul Veyne : l’une visant à convaincre, tandis que l’autre se contente de manifester un pouvoir qu’on estime déjà accepté (Veyne 2002). Voudra-t-on ainsi suivre l’antiquisant lorsqu’il affirme que l’on ne peut parler de propagande à propos des frappes monétaires de la Rome impériale ou suivre Hélène Duccini lorsqu’elle définit les usages de la figure d’Henri IV par Louis XIII comme une propagande visant à convaincre de l’inéluctable passage à l’État moderne (Duccini 2003) ? Nous sommes soucieux également de prendre en compte la diversité des acteurs mobilisant le passé dans le champ politique : non seulement l’État, mais aussi princes et plumitifs dans l’Espagne du XVIIIe siècle (Hermant 2012) ou bien chroniqueurs fournissant des généalogies de circonstance aux ducs bourguignons comme aux rois de France pour soutenir leurs revendications sur l’espace rhéno-mosan (Lecuppre-Desjardin 2016).

Les doctorant⋅e⋅s du CRHEC invitent ainsi à partager les réflexions autour des thèmes suivants :

Axe 1 : Construction de communautés mémorielles et régimes d’historicité

Les sociétés se dotent d’un passé. Il est le résultat de choix, conscients ou pas, de nature idéologique aussi bien que géopolitique voire économique, et il exprime des attentes vis-à-vis du présent et du futur. Ce rapport au temps a été récemment étudié par la communauté scientifique comme le montrent les travaux de Français Hartog qui a forgé le concept de « régime d’historicité » (Hartog 2012). Il permet d’analyser la façon dont les sociétés appréhendent leur passé et l’usage qu’elles peuvent en faire. S’y ajoute l’étude générale des chrononymes, dirigée par Dominique Kalifa, qui renvoie à la mise en place de noms d’époque comme « Années de plomb » (Kalifa 2020).

Les procédés par lesquels les sociétés sélectionnent des éléments de leurs passé ont été particulièrement étudiés pour les nationalismes du XIXe siècle, Anne-Marie Thiesse parlant d’une « identification des ancêtres » à propos des formations nationales légitimées en partie par des récits sur le passé (Thiesse 1999). Ainsi, dans l’empire allemand, un médiévalisme romantique a pu servir à intégrer des régions, comme l’Alsace et la Moselle (Bischoff, Schweitzer & Siffer 2017), tandis qu’en Italie les historiens sabaudisti ont réinterprété en clef nationale l’histoire de la dynastie des Savoie (Levra 1992, Brice 2010). En France, dès le XVIIIe siècle, naît le débat entre, d’une part, Henri de Boulainvilliers soutenant que le Tiers-État descend des tribus gauloises et la noblesse des peuples francs et, d’autre part, l’abbé Jean-Baptiste Dubos essayant de démontrer que la monarchie française a acquis sa légitimité par un transfert du pouvoir auparavant détenu par l’Empire romain (Venayre 2013).

La création de récits justifiant un état présent des sociétés ou promouvant un changement présenté comme un retour à la tradition n’est pas l’apanage de l’époque contemporaine, loin de là. Les généalogies légendaires se retrouvent, en Europe, dès la fin du Moyen Âge, voire bien avant. Cecilia d’Ercole a ainsi montré comment varient les récits sur les origines mythiques des peuples de l’Adriatique en fonction des alliances stratégiques que les peuples grecs, notamment les Athéniens, comptaient lier avec eux – récits que l’on retrouvait, mis en images, dans le décor des vases (D’Ercole 2005). Autant que le souvenir, l’oubli peut permettre de construire la communauté ou être utilisé comme arme politique : c’est le cas pour la damnatio memoriae romaine (Fuglerud, Larsen & Prusac-Lindhagen 2021) – qu’on serait tenté de rapprocher des remaniements photographiques des régimes autoritaires du XXe siècle.

Comment se déroulent ces opérations de sélection d’un passé ? Où se situe la frontière entre la réécriture du passé et l’adhésion à sa réécriture, entre la manipulation consciente et le « tenir-pour-vrai » (Bouveresse 2016) ? Quels acteurs sont impliqués dans ces choix stratégiques et comment mettent-ils en œuvre leur projet pour construire l’avenir au nom du passé ? À quels médias ont-ils recours ? C’est une première série de réflexions que nous proposons aux collègues doctorants, avec une curiosité particulière pour les méthodes développées par les uns et les autres d’une part pour retrouver la matérialité de ces usages politiques du passé, à travers par exemple les objets politiques – du cratère orné à l’affiche publicitaire en passant par les cycles de fresques de Cruet ou les libelles frondeurs -, d’autre part pour construire un corpus qui donne accès à la variété des acteurs impliqués.

Axe 2 : Communication politique mémorielle et réactions des contemporains

Prenant la suite de la Journée d’Étude des doctorant⋅e⋅s de 2022, nous souhaiterions consacrer une attention particulière non pas à la destruction mais aux appropriations, détournements et braconnages autour de la communication politique mémorielle. C’est toucher là à la question de la réception, toujours délicate à évaluer, et on espère aboutir à un partage de méthodes, stimulant pour la recherche. De fait, la communication politique, que ce soit sous la forme de la propagande ou de l’apparat, ne se réduit pas à l’imposition d’un discours à une masse passive. On sait, depuis les travaux fondamentaux d’Alf Lüdtke qui ont introduit le concept d’Eigensinn, que même dans des régimes autoritaires, le sens donné par les individus aux actes qu’ils accomplissent n’est pas forcément celui attendu par les responsables de la propagande (Lüdtke 1993). Nous serons intéressé⋅e⋅s tout particulièrement par trois cas de figures.

D’abord, la question de l’appropriation des politiques mémorielles, qu’elles soient menées par l’État ou d’autres groupes : jusqu’à quel point les publics visés adhèrent-ils à un discours sur l’histoire et qu’en font-ils ? Un signe de cette appropriation pourrait se trouver en évaluant la place laissée à l’improvisation et à l’amateurisme dans l’organisation de festivités et cérémonies à caractère mémoriel, comme dans le cas de ceux organisés dans les années 20 par les Allemands des Sudètes (Plyer 2007). Un deuxième cas de figure serait celui des détournements : certains acteurs ou groupes d’acteurs peuvent-ils adhérer au discours sur le passé du pouvoir, d’État notamment, mais en servant ainsi des intérêts propres ? Et comment mesurer la part de ces intérêts ? On pourrait ainsi se demander, lorsque la municipalité siennoise suit le fascisme dans la « réinvention » du palio (Balestrazzi 1994, Cavazza 1997), quelle est la part de l’adhésion politique au fascisme, de la fierté municipale et des intérêts touristiques (Gentile 1993, Baioni 2020). Le troisième point reprend la distinction de Michel de Certeau entre les « stratégies » des acteurs dominants et les « tactiques » des subalternes dont l’autonomie s’exprime, d’abord, dans des « arts de faire », des ré-interprétations des produits du pouvoir, du braconnage en somme (Certeau 1990). Jusqu’à quel degré les populations souscrivent-elles à des récits mémoriaux, quels effets ceux-ci ont-ils sur leur adhésion ou leur plébiscite à un pouvoir ou à des idées ? Entretiennent-ils des résistances, des contre-mémoires ou des propositions alternatives ? Comment s’approprient-ils ces discours et comment sont-ils intégrés dans les représentations ? Est-il possible de repérer ces réceptions discrètes de la communication mémorielle ? C’est ce que suggère par exemple Céline Braconnier, dans ses recherches sur l’usage des graffitis à la suite de la Commune de Paris, interprétée comme une manière de s’insinuer dans un espace public de plus en plus encadré par une police de l’écriture mise en œuvre par l’État (Braconnier 1999).

Axe 3 : Rapport entre usages politiques du passé et recherche historique

Dans une perspective plus épistémologique, nous proposons enfin une réflexion sur les liens entre usages politiques du passé et recherche historique. Nous souhaiterions l’inscrire dans un cadre trans-période, en franchissant la barrière du XIXe siècle et de la professionnalisation académique de la figure de l’historien pour rechercher les figures d’expertise en matière historique ayant pu valider ou combattre les usages du passé : le cas célébrissime de Lorenzo Valla invalidant la Donation de Constantin (pour le compte du roi d’Aragon, au demeurant) vient aussitôt à l’esprit, mais qu’en est-il de figures plus discrètes comme les généalogistes qui se multiplient entre XVIe et XVIIe siècle, dans le sillage du développement de procédures de validation de la qualité nobiliaire (Bourguière 2001) ? Parallèlement à ces interrogations sur les acteurs de la recherche historique, se pose la question des nouveaux sujets ou thèmes qu’ils ont pu être amenés à aborder en réaction à la communication politique, que ce soit en accord avec elle – à l’image du développement des études historiques et archéologiques autour de la Gaule romaine et préromaine au cours du Second Empire (1852-1871) – ou contre elle – comme la publication du Puy du faux en 2022 au sujet des déformations opérées par Philippe de Villiers dans son parc à thème (Besson et alii, 2022). Ou bien encore, comment la recherche historique a-t-elle pu créer ses propres mémoires à but politique au travers, par exemple, de grandes téléologies – avec l’exemple notamment de L’Histoire de France de Michelet ou l’historiographie Whig en Grande-Bretagne – afin d’expliquer et légitimer les formes politiques qui lui sont contemporaines ou qu’elle veut voir advenir ? Les doctorant⋅e⋅s du CRHEC s’intéressent à la place de l’historien⋅ne, dans ses acceptions les plus larges, à la fois en tant que producteur de savoir historique que de sujet historique.

Modalités de soumission

Les propositions de communication devront être envoyées à l’adresse mail suivante : journeedoctorantcrhec@gmail.com.

avant le 15 avril 2024.

Elles doivent comporter un titre, un résumé de la communication (1000 caractères maximum, espaces compris) et doivent être accompagnées d’une courte présentation de l’auteur·rice et d’une bibliographie de quelques titres. Les communications ne devront pas dépasser trente minutes pour laisser la place aux questions et discussions.

Les réponses seront communiquées jusqu’au 22 avril 2023.

Lieu : Université Paris-Est Créteil – Campus Centre – Créteil (94)

Calendrier

  • 11 mars 2024. Diffusion de l’appel à communications
  • 15 avril 2024. Date limite de l’envoi des propositions de communications

  • 22 avril 2024. Réponses et élaboration du programme
  • 10 juin 2023. Journée d’études

Comité d’organisation

  • Margherita Acciaro, Université Paris Est-Créteil (CRHEC).
  • Emmanuel Jud, Université Paris Est-Créteil (CRHEC) et Université de Bologne.
  • Francesco Olivo, Université Paris Est-Créteil (CRHEC) et Sciences Po Grenoble (Cerdap²).
  • Marc-Antoine Quignodon, Université Paris Est-Créteil (CRHEC).
  • Solène Teron, Université Paris Est-Créteil (CRHEC).

Bibliographie

Baioni Massimo, Vedere per credere. Il racconto museale dell’Italia unita, Rome, Viella, 2020.

Balestracci Duccio, “Il Palio di Siena”, dans Il tempo libero. Economia e società, dir. Simonetta Cavaciocchi, Florence, Le Monnier, 1994, pp. 203-211.

Bischoff Georges, Schweitzer Jérôme, Siffer Florian dir., Néogothique ! – Fascination et réinterprétation du Moyen Âge en Alsace ( 1880-1930), cat. expo., Bibliothèque nationale et universitaire, Strasbourg, 2017.

Bouveresse Jacques, Nietzsche contre Foucault, sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Paris, Agone, 2016.

Braconnier Céline, “Braconnages sur terres d’État. Les inscriptions politiques séditieuses dans le Paris de l’après-Commune (1872-1885)”, dans Genèses, vol. 35, 1999, p. 107-130.

Burguière André. “L’état monarchique et la famille (xvie -xviiie siècle)”, dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 56, no. 2, 2001, pp. 313-335.

Cavazza Stefano, Piccole patrie. Feste popolari tra regione e nazione durante il fascismo, Bologne, Il Mulino, 1997.

D’Ercole Cecilia, “Identités, mobilités et frontières dans la Méditerranée antique. L’Italie adriatique, VIIIe – Ve siècle avant J.-C.”, dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 60, no. 1, 2005, pp. 165-181.

Di Bartolomeo Daniele, Nelle vesti di Clio. L’uso politico della storia nella Rivoluzione francese (1787-1799), Rome, Viella, 2014.

Duccini Hélène, Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis XIII, Seyssel, Champ Vallon, 2003.

Gentile Emilio, Il culto del Littorio. la sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome/Bari, Laterza, 1993.

Hartog François, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. “Points”, 2012 [2003].

Hermant Héloïse, Guerres de plumes : Publicité et cultures politiques dans l’Espagne du xviie siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2012.

Koselleck Reinhart, Le Futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Editions EHESS, coll. “En temps & lieux”, 2016 [1979].

Le Puy-du-Faux-Enquête sur un parc qui déforme l’histoire, dir. Florian Besson, Pauline Ducret et Guillaume Lancereau, Paris, les Arènes, 2022.

Lecuppre-Desjardin Élodie, Le Royaume inachevé des ducs de Bourgogne. (XIVe-XVe siècles), Paris, Belin, 2016.

Les Noms d’époque ; de “Restauration” à “Années de plomb”, dir. Dominique Kalifa, Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque des histoires”, 2020.

Levra Umberto, Fare gli Italiani: memoria e celebrazione del Risorgimento, Turin, Comitato di Torino dell’Istituto per la storia del Risorgimento, 1992.

Lüdtke Alf, Eigen-Sinn. Fabrikalltag, Arbeitererfahrungen und Politik vom Kaiserreich bis in den Faschismus, Hamburg, Ergebnisse Verlag, 1993.

Pellistrandi Benoît, “La mémoire historique entre concept historiographique, fonction sociale et enjeu moral”, dans Les failles de la mémoire : Théâtre, cinéma, poésie et roman : les mots contre l’oubli, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

Plyer Ségolène, doctorat d’histoire (Paris 1) : Les Allemands des Sudètes et l’Allemagne. Mutation des identités collectives. Sous la direction d’Etienne François et Robert Frank (Université Paris 1), 2007

Venayre Sylvain, Les origines de la France, Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Seuil, coll. “L’Univers historique”, 2013.

Veyne Paul, “Lisibilité des images, propagande et apparat monarchique dans l’Empire romain”, dans Revue historique, vol. 621, no. 1, 2002, pp. 3-30.

  • Campus Centre – Université Paris-Est Créteil, 61 avenue du Général de Gaulle
    Créteil, França (94)
  • 15 avril 2024

Leave a Reply