Appel à communication : « Culture visuelle du geste efficace et danses de société » (Paris, 20 juin 2022)

Appel à communication : « Culture visuelle du geste efficace et danses de société » (Paris, 20 juin 2022)

Journée d’étude. INHA. 20 juin 2022

Echéance : 21 mars 2022

En juillet 1914 apparaissent dans le New York Times les premières mentions d’une nouvelle danse, le Fox-Trot. Dès le 22 décembre, le même journal décrit un processus de « standardisation » des danses modernes « réduites à des équations scientifiques ». Une nouvelle forme de réduction en art s’impose alors : on vante la possibilité d’unifier les pas, mais la standardisation et la notation permettent aussi de faire valoir un droit d’auteur, de diffuser des manuels et de normaliser des pratiques souvent jugées trop libres.

L’iconographie des manuels de danse de société de l’entre-deux-guerres montre alors un usage exponentiel de diagrammes, certains témoignant d’une recherche technique et esthétique remarquable. Henry Jacques, dans son ouvrage Modern Ballroom Dancing exprime cette même nécessité de mise en livre des danses de société, dans une analogie scientifique et technique récurrente : « Pour une raison inexplicable, les élèves s’imaginent que les mouvements et les principes de la danse de salon ne peuvent être expliqués de manière lucide sur papier. La comptabilité, l’ingénierie, les mathématiques, la banque et le dessin sont exposés dans des manuels, et les étudiants passent des examens après avoir suivi des cours par correspondance dans ces matières. Ce qui est encore plus pertinent, c’est que les livres sur la façon de jouer au tennis sur gazon et les traités de culture physique sont des best-sellers. Pourquoi l’art du bal ne pourrait-il pas être appris de la même manière ?[1] »

Cette journée s’intéressera à l’iconographie des manuels de danse de société, diagrammes, photographies, et tentera de comprendre comment certains choix graphiques et leurs évolutions relèvent d’une culture visuelle du geste efficace qui infuse la société de l’entre-deux-guerres, en Amérique comme en Europe. La presse recourt très fréquemment aux désignations « danses mathématiques », « danses scientifiques ». On se fait l’écho, dès 1907 des techniques d’analyse et de mesure développées par les maîtres de danse, comme Giraudet en France. L’illustration technique des manuels et l’analyse sous-jacente des mouvements du danseur font de la danse une science qui rappelle combien la figure de l’ingénieur moderne devient alors un modèle social et culturel : il est celui « dont la destination spéciale est d’organiser les relations de la théorie et de la pratique[2] ».

De l’administration de l’État et des entreprises au monde du travail et à la vie privée, la quête de l’efficacité génère des pratiques de représentation des savoirs, des mouvements et des corps. On incite à « appliquer à soi-même ce mot d’ordre du XXe siècle[3] » qu’est l’efficacité. Scientifiques, ergonomes et, surtout, ingénieurs jouent un rôle central, renforcé par l’institutionnalisation et la professionnalisation de l’ingénierie industrielle et des concepts dérivés de l’organisation scientifique du travail, inaugurée par F. W. Taylor. Les concepts, termes et représentations des managers des usines américaines traversent la totalité de la société en pleine mutation.  Si on désigne le « taylorisme » comme « un ensemble de techniques de préparation, de mesure et de contrôle du travail dans les ateliers et de paiement des tâches ainsi décomposées et uniformisées, que des professionnels de la séparation entre conception  et exécution du travail développent à partir de bureaux spécialisés » (FRIDENSON, 1987)  peut-on envisager d’examiner une « culture visuelle du taylorisme » qui comprendrait à la fois les outils graphiques et techniques de sa mise en application, après Taylor, et les réinterprétations dans un champ élargi (sphère privée, pratiques culturelles, etc.) ? Felicia McCarren relève combien l’organisation tayloriste du travail se base sur deux éléments : « que l’on retrouve également dans la réflexion contemporaine sur la danse : d’une part, le geste essentiel, calculé pour aider l’ouvrier à travailler à sa  » meilleure vitesse  » ; d’autre part, la coordination du groupe. » (McCARREN, 2003). La mise en image du geste efficace en grande partie due aux travaux de F. B. Gilbreth, exerce une profonde influence sur l’iconographie de la culture physique, du sport, de la danse et au-delà.

En croisant histoire des sciences et des techniques, histoire sociale, histoire de la danse et histoire de l’art, cette journée souhaiterait interroger la circulation des concepts et des images entre danse de société et monde industriel. Quelles intentions et quelles problématiques la quête d’un geste efficace en danse révèle-t-elle ? Outre une culture visuelle du geste efficace, il s’agira d’analyser la manière dont l’iconographie schématique, les images techniques des danses de société se font aussi l’écho d’un processus de moralisation, d’une « esthétique du corps contraint » telle que l’a étudiée Danielle Robinson. On efface du ragtime cette « animation du corps tout entier, cette libération du buste, des bras et des jambes » (ROBINSON, 2010). En quoi les choix opérés dans les représentations et les diagrammes qui tendent à faire disparaitre les corps pour ne privilégier que les empreintes de pas témoignent-ils d’un processus de moralisation et d’effacement des sources de certaines danses modernes, mettant en avant science et mathématiques ?

Les propositions de communication pourront se rapporter aux axes suivants (liste non exhaustive) :

–          L’image et la mesure : les images de l’efficacité pour l’organisation rationnelle du travail. Alors que l’image et la photographie deviennent des outils de la rationalisation, on s’intéressera aux modalités de représentation du travail et du mouvement dans un contexte industriel ou de travail, face à des images qui ne donnent que peu à voir le corps, pour se concentrer sur la trace et la séquentialité de la trace.

–          L’efficacité chez soi : les images de l’efficacité au foyer, dans les loisirs : manuels d’ergonomie, magazines, revues dédiées aux loisirs et à l’organisation de la maison. L’usage des empreintes de pas, des diagrammes et des croquis de parcours s’observe bien au-delà des manuels de danse. Quelle iconographie de l’efficacité au quotidien ?

–          Culture et iconographie de l’apprentissage sans maître : peut-on apprendre à danser seul avec un livre ? Les préfaces et introductions des manuels abondent en commentaires sur la possibilité ou non de se former seul ou d’apprendre grâce au livre : au-delà de la danse, pourront être abordées les conceptions de l’apprentissage sans maître dans un contexte qui valorise paradoxalement le professeur et l’ingénieur. Comment l’image technique contribue-t-elle au mythe d’un apprentissage autonome, en danse, comme dans d’autres pratiques ? Les contributions qui s’intéresseront à d’autres techniques du corps, sports ou disciplines sont encouragées.

–          Les modalités de lecture de ces manuels : alors que les diagrammes se veulent souvent relativement transparents dans leur lecture et ne nécessitent pas un déchiffrement complexe, nombreux sont ceux qui montrent les limites d’une telle représentation. Il s’agira non seulement d’analyser les modalités de lecture de ces diagrammes, dans la relation texte – image, mais aussi d’envisager leur présence non pour leur intention didactique mais dans la scientificité qu’ils cherchent à assumer. Comment l’image technique devient-elle l’instrument non plus d’une transmission mais d’une validation de l’efficacité pédagogique du manuel ? On envisagera en outre la variété des usages de ces diagrammes parfois conçus pour être « transposés sur le sol, à la craie »[4]

–          La production des dessins techniques et diagrammes de danse, les illustrateurs : la plupart des auteurs des dessins ne sont pas cités. Ce sont parfois les professeurs et auteurs des manuels eux-mêmes, mais on fait aussi appel à des illustrateurs. Malgré le manque de sources, il s’agira de cerner le contexte et les pratiques des illustrateurs qui montrent aussi de véritables choix artistiques et esthétiques dans les modalités de représentation des pas. On s’intéressera également à la circulation des images et à leur réemploi d’une édition, voire d’un auteur à l’autre.

–          « Mathématique du tango », « danse scientifique » : les termes utilisés par les auteurs des manuels de danse et par la presse contemporaine évoquent le contrôle, la standardisation, la mesure, la normalisation dans une analogie avec la science, les mathématiques, tout en relevant parfois les paradoxes d’une « danse mathématique » : ces expressions et les commentaires qu’elles suscitent disent autant d’une conception de la danse que de la science.  On cherchera à saisir à l’évolution de la terminologie dans la presse et dans les manuels eux-mêmes, entre science, technique et mathématique.

–          Le cinéma de papier pour apprendre à danser : l’ouvrage Modern Dancing, du couple Irene et Vernon Castle est illustré par des planches issues des films réalisés par Waterson R. Rothacker, pionnier du film publicitaire pour l’industrie.  Le livre se réfère au film qu’il ne peut égaler tout en proposant une décomposition du mouvement peu efficace d’un point de vue didactique (JACOTOT, 2013). Certains manuels se réfèrent cependant au film comme seul réel outil de transmission de la danse, inspirant certains dessins techniques produits à partir des films. On mêle alors sur une même page, dessins, photographies et références au cinéma.

–          Les supports de diffusion des diagrammes de danse : outre les manuels, nombreux sont les supports qui proposent une iconographie didactique des pas. Pochettes de disque, rubriques de revues spécialisées, supports publicitaires et cadeaux commerciaux (flipbooks, cartes, etc.). Cette journée souhaite proposer une analyse de la variété de ces supports et des choix graphiques qu’ils génèrent.

–          L’absence d’image et la critique des diagrammes : l’usage abondant des diagrammes ne se fait pas sans critique, et certains manuels (celui d’Eve Tynegate Smith par exemple, en 1933) revendiquent l’absence d’image quand seul le texte peut apporter la précision nécessaire à la transmission des pas. La théorisation des usages de l’image et leurs critiques permettent aussi de comprendre les enjeux esthétiques et commerciaux de la production des diagrammes au-delà des enjeux didactiques.

[1] Jacques, Henry, Modern ballroom dancing : a comprehensive guide to present-day technique and to the fundamental principles of the art, and a textbook for all teachers and students preparing for examinations, London : The New Era, 1940, p. 3 (Chapitre I : « Learning from the Book »)

[2] Comte, Auguste, Cours de philosophie positive, Paris, Rouen Frères, 1830, p. 67.

[3] Publicité de 1917 dans Literary Digest pour The Institute of Efficiency, New York.

[4] Newman, Dances of Today, 1914, p. 44.

 

Les propositions de communications, n’excédant pas une page, et suivies d’une brève présentation bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 21 mars 2022 aux adresses courriels suivantes : pauline.chevalier@inha.fr et juanpablo.pekarek@inha.fr

 

Comité d’organisation :

Pauline Chevalier et Juan Pablo Pekarek (INHA)

Comité scientifique 

Laurent Barré (CN D)

Sarah Burkhalter (SIK-IESA)

Lou Forster (INHA)

Marie Glon (Université de Lille)

Laurent Guido (Université de Lille)

Sophie Jacotot (CHS – Paris 1 / CNRS)

Thierry Pillon (Université Paris 1)

Juliette Riandey (CN D)

Laurence Schmidlin (Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne)

 

Une journée d’études organisée dans le cadre du programme de recherche  « Chorégraphies. Ecriture et dessin, signe et image dans les processus de création et de transmission chorégraphiques », à l’Institut national d’histoire de l’art.

 

Sélection bibliographique :

AKIN, William E., Technocracy and the American Dream: The Technocrat Movement, 1900–1941, Berkeley, University of California Press, 1977

ANDREW, Ed, Closing the Iron Cage: The Scientific Management of Work and Leisure, Montreal and New York: Black Rose Books, 1999.

BAIGRIE, Brian S., Picturing Knowledge: Historical and Philosophical Problems Concerning the Use of Art in Science(Toronto Studies in Philosophy) . University of Toronto Press, Scholarly Publishing Division, 2015 (1996)

BELOFSKY, Harold, ‘Engineering Drawing – a Universal Language in Two Dialects.’ Technology and Culture vol 32, n°1, 1991, p. 23–46.

BOOKER, Peter Jeffrey, A History of Engineering Drawing. London: Chatto and Windus, 1963

BOUILLON, Didier, GUILLERME, André, MILLE, Martine et PIERNAS, Gersende (dirs.), Gestes techniques, techniques du geste, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017.

BROWN, Elspeth ‘‘The Corporate Eye: Photography and the Rationalization of American Culture, 1884–1929’’ (Thèse de doctorat, Yale University, 2000)

BURKHALTER, Sarah, Vers une kinesthétique: danse moderne, arts visuels et perception (1890-1940), Université de Genève, Thèse, 2012.

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Image :

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