Appel à communication : « Domestiquer les odeurs : L’odorat et la construction de l’espace privé (XVIIIe-XIXe siècles) » (Collegium de Lyon, 5 juin 2019)

Appel à communication : « Domestiquer les odeurs : L’odorat et la construction de l’espace privé (XVIIIe-XIXe siècles) » (Collegium de Lyon, 5 juin 2019)

Journée d’étude organisée par Laurent Baridon (Lyon 2 / LARHRA) et Érika Wicky (Collegium de Lyon / LARHRA)

Selon une formule chère à Viollet-le-Duc, un « parfum d’art » peut émaner d’un bâtiment architectural ; cependant, il s’en exhale aussi des odeurs bien concrètes, auxquelles sera consacrée cette journée d’étude. Situées au cœur de l’histoire de l’urbanisme et de celle de l’hygiénisme, les nuisances olfactives ont fait l’objet de nombreuses enquêtes dédiées aux villes et aux lieux publics1, mais l’architecture et le design d’intérieur n’investissent guère le domaine des Smell Studies qu’à travers la recherche actuelle d’une expérience architecturale polysensorielle et d’atmosphères olfactives travaillées. Pourtant, les odeurs ont joué un rôle majeur dans l’histoire de l’architecture et de l’habitat privé. Leur propension à susciter sans partage le plaisir ou le dégoût ainsi que leur manière singulière d’occuper l’espace et de s’y répandre ont considérablement affecté l’organisation de l’espace privé2.

À mesure qu’elles se redéfinissaient, les frontières séparant le public et le privé se sont manifestées dans la gestion des odeurs et se sont matérialisées dans des modifications des espaces intérieurs. Comme le souligne Michèle Perrot dans son Histoire de la vie privée[1999], le besoin de privauté qui s’exprime particulièrement à partir du milieu du XVIIIe siècle, s’accompagne d’une opposition systématique entre le logement et les lieux de cohabitation publics tels que les hôpitaux, casernes ou prisons où se faisaient sentir les odeurs nauséabondes de la promiscuité. Cependant, cette volonté de séparer la vie sociale de la vie familiale, voire de pouvoir s’isoler jusque dans son propre logement, dont témoigne notamment l’apparition du boudoir3, entre en conflit avec les différentes doctrines aéristes qui abhorrent les alcôves et les recoins où elles veulent traquer les mauvaises odeurs. Évoquant Michel Foucault dans son ouvrage fondateur Le Miasme et la Jonquille [1982], Alain Corbin rappelle que favoriser la circulation de l’air implique d’ouvrir les espaces au regard. Ainsi cette journée d’étude propose d’étudier les enjeux des odeurs dans cette tension entre aération hygiéniste et privatisation de l’espace, en prêtant une attention particulière à l’articulation entre deux phénomènes contemporains : la construction de l’espace privé et le contrôle des odeurs.

Dans cette perspective, on entendra tout d’abord le terme « construction » au sens propre et on se penchera sur l’odeur des matériaux utilisés pour édifier l’espace privé. Si dans les pages de son Traité théorique et pratique de l’art de bâtir [1802-1817] consacrées aux matériaux, Jean Rondelet fait l’éloge de certains bois à l’odeur agréable ou aux propriétés désodorisantes, l’odeur des matériaux est le plus souvent située dans le registre des nuisances. On connaît, à cet égard, les dangers des effluves de peinture et de vernis, dont les formules ont été sans cesse modifiées pour pallier ces désagréments. Au XVIIIe siècle, l’odeur des matériaux constitue une part importante de leurs propriétés4, bien que l’usage de l’odorat pour les identifier et en évaluer la qualité se perde à mesure que le siècle avance5.

La privatisation des pièces de l’habitat fait également partie des pistes de recherche qu’amène à explorer la question du rôle de l’odorat dans la construction des espaces privés. Dès le XVIIIe siècle, dans son essai De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des édifices en général [1737-1738], Jacques-François Blondel souligne la nécessité de caractériser l’usage de chaque pièce de la demeure. Ces pièces se trouvent ainsi dotées d’une identité olfactive singulière, préoccupation dont l’apparition des fumoirs6 et des serres au XIXe siècle constitue un développement cohérent. Roger-Henri Guerrand, qui a consacré tout un ouvrage à la longue histoire des « lieux » [1985], évoque ainsi la façon dont ces espaces, négligés par les architectes, ont été privatisés. Autre pièce honnie pour ses mauvaises odeurs, la cuisine, dont Charles Étienne Briseux dans L’Art de bâtir des maisons à la campagne [1754] redoute les odeurs dégoutantes, fait également l’objet de nombreuses récriminations olfactives, qui motivent un imaginaire social stigmatisant « ceux qui sentent l’oignon7 ». Les conséquences olfactives du partage des espaces sont aussi présentes dans la critique des taudis et les inquiétudes suscitées par l’habitat rural, où la même maison accueille souvent non seulement toute une famille, mais aussi certains animaux. Au XIXe siècle, la salubrité des logements fait l’objet de nombreux rapports, tandis que les prescriptions hygiénistes sont répandues par une abondante presse spécialisée, dont la production s’accélère à la fin du siècle (La revue d’hygiène thérapeutique [1889-1897], Le Courrier de l’hygiène [1892-1893], Le Messager de l’hygiène et de la santé [1898-1899], etc.)

La nécessité de désodoriser et de parfumer les espaces privés, en particulier les toilettes et la cuisine, habite la culture matérielle de l’époque et donne souvent lieu à un déploiement d’ingéniosité sur lequel on pourra aussi se pencher. Dans son célèbre roman intitulé La petite maison [1763], Bastide fait ainsi la démonstration de tout le raffinement que l’on peut trouver dans les « lieux à l’anglaise », proposant une description en contraste avec le propos de Louis-Sébastien Mercier, qui fustige dans Le tableau de Paris [1781] l’habitude des architectes de jeter « leurs tuyaux au hasard ». Dans La mécanique du feu[1749], Nicolas Gauger rappelle constamment la nécessité d’ « empêcher la fumée », autre préoccupation majeure, tandis que la presse féminine du XIXe siècle fournit aux ménagères plus ou moins aisées de nombreuses recettes et astuces pour parfumer leurs intérieurs.

On pourra aussi s’intéresser aux frontières entre public et privé, entre intérieur et extérieur, que définit le contrôle des odeurs. La circulation des odeurs prend une importance singulière dans les espaces semi-privés que constituent, par exemple, les cages d’escalier des immeubles, les échoppes situées au rez-de-chaussée, voire les cuisines des plus aisés, comme le rappelle Youri Carbonnier dans son livre Maisons parisiennes des Lumières [2006].

Convoquant un large éventail de sources dont des textes littéraires, cette journée d’étude ouverte à toutes les aires culturelles visera à saisir non seulement l’importance des odeurs dans la construction, au sens propre et figuré, de l’espace privé, mais aussi à mieux comprendre la place singulière de l’odorat dans l’histoire de l’expérience architecturale.

Les propositions de contribution (env. 300 mots) accompagnées d’une courte bio- bibliographie sont à adresser avant le 1er février à Laurent Baridon (laurent.baridon@univ- lyon2.fr) et Érika Wicky (erika.wicky@ens-lyon.fr).

 

1 Melanie A. Kiechle, Smells Detectives: An Olfactory History of Nineteenth-Century Urban America, Seattle, University of Washington Press, 2017.
2 Voir à ce sujet : Architectures de la vie privée : maisons et mentalités (XVIIe – XIXe siècle), Monique Eleb- Vidal et Anne Debarre-Blanchard (dir.), Paris, Hazan, 1989.

3 Nicole Reynolds, « The Mystery of the boudoir », Building Romantism Literature and Architecture in Nineteenth-Century Britain, The University of Michigan Press, 2010.
4 Réjean Legault « Les matériaux de l’Architecture au XIXe siècle : entre modèles historiques et concepts technico-scientifiques », L’architecture, les sciences et la culture de l’histoire au XIXe siècle, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001 ; Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric, Martial Guédron, Lexique Lequeu, Paris, Éditions B2, 2018, article « Matériaux ».

5 Lissa Roberts, « The Death of the Sensuous Chemist: The « new » Chemistry and the Transformation of Sensuous Technology », Studies on History of Sciences, vol. 26, n°4, 1995, pp. 503-529.
6 Ned Rival, Tabac miroir du temps – Histoire des mœurs et des fumeurs, Paris, Perrin, 1981.
7 Zénaïde Fleuriot, Les mauvais jours : notes d’un bourru sur le siège de Paris, Paris, C. Dillet, 1872, p. 68.

 

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