« Moi je ne sais pas si c’est la mémoire. En théorie, je ne le crois pas.
La mémoire (le terme m’évite, m’a toujours évité) je la ressens comme quelque chose de non différent d’une pure actualité de l’esprit. »
Fabio Mauri, Io non vedo la memoria, 2001.
À soixante-dix ans de la fin du Second conflit mondial, nous pouvons toujours apprécier en Italie l’abondance d’une production artistique multiforme qui ne cesse d’évoquer, d’explorer et de réélaborer le souvenir de la dictature italienne. Des mémoires du Fascisme nécessairement plurielles car, de l’immédiat après-guerre à nos jours, les artistes ont composé de diverses façons avec ce passé historique. Cette multiplicité des expressions mémorielles se situe non seulement dans la pluralité de leurs supports visuels mais aussi dans la source même de ces souvenirs. Ils sont en effet fonction de l’identité, de l’histoire personnelle, de la génération, du degré et de l’orientation de l’engagement politique de chacun. Ainsi, un témoin direct du Ventennio n’aura pas le même positionnement qu’un artiste contemporain marqué par un héritage de remembrances bien plus collectives qu’individuelles. Par conséquent, c’est à la lumière de cette évolution historique, historiographique et générationnelle que nous souhaitons interroger le réservoir d’images, de paroles et de gestes mobilisé par les artistes tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Comment ces mémoires, directes ou indirectes, se déclinent-elles au cinéma, dans les arts plastiques, au théâtre ? Quels usages et quels objectifs mémoriels visent-elles ?
Le cinéma est sûrement le médium qui pose le plus massivement le problème du témoignage artistique des vingt années d’une dictature à peine effondrée. On pense bien entendu à Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini (1945), mais il est aussi possible de mentionner les œuvres de Luigi Zampa (Vivre en paix, 1947 ; Les années difficiles, 1948), Renato Castellani (Mio figlio professore, 1946), Carmine Gallone (Devant lui tremblait tout Rome, 1946) ou Mario Soldati (Fuite en France, 1948). La création cinématographique sur le Fascisme ne s’est cependant pas arrêtée au néoréalisme, et a essaimé les productions sur soixante-dix ans, variant les thématiques et les angles en fonction des époques : de Il federale (1961) de Luciano Salce à Gli anni ruggenti (1962) de Luigi Zampa, de Le conformiste (1970) de Bernardo Bertolucci à Amarcord (1973) de Federico Fellini, pour n’en citer que quelques uns. Entre 1975, année de réalisation du dernier film de Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome, et la sortie de Vincere (2009) de Marco Bellocchio, le traitement sur grand écran de la dictature dans d’importantes comme de petites productions, n’a fait que modifier sans cesse ses critères d’approche.
Les arts plastiques italiens ont suivi sensiblement le même parcours. Dès la fuite de Mussolini, les ateliers s’animent de débats et de nombreuses discordes, pour choisir les formes et les messages les plus adaptés à la représentation du Ventennio. Emblématique, l’exposition L’Arte contro la barbarie organisée par le PCI à la Galleria di Roma en 1944, rassemble les œuvres militantes d’artistes dont les noms vont incarner, dans l’après-guerre, la lutte antifasciste et résistante. Renato Guttuso, Carlo Levi, Mario Mafai, Armando Pizzinato, en sont quelques exemples. Cette création ne s’estompe pas dans les années, et aujourd’hui de jeunes artistes choisissent, sans l’avoir vécu, de parler du Ventennio. Le prix du MAXXI à Rome en 2010 revient, par exemple, à l’artiste Rossella Biscotti dont plusieurs installations parlent du Fascisme, plus particulièrement de son système de propagande mis en place à travers la réalisation de sculptures monumentales (Le Teste in oggetto, 2009), ou à travers le cinéma et son institutionnalisation (La cinematografia è l’arma più forte, 2003). Pour le même concours, les frères Gianluca et Massimiliano De Serio réalisent la vidéo Stanze (2010), une mise en relation du sort de partisans antifascistes et d’immigrés somaliens, à travers un lieu unique, la caserne militaire La Marmora à Turin.
Le théâtre semble, dans l’après-guerre, exprimer moins rapidement que les deux autres arts un besoin cathartique. Volonté ou nécessité, il n’en demeure pas moins qu’il faut attendre la fin des années 1960 pour que le thème du Fascisme soit affronté plus directement dans les textes dramaturgiques : pensons à Grande pantomime avec drapeaux et pantins petits et moyens de Dario Fo et Franca Rame (1968). La mémoire collective devient ensuite, dans les années 1980, une des références centrales du Teatro di narrazione – un théâtre civique qui revêt souvent la forme d’un monologue – portée par une génération née après 1945. Dans les années 2000, le thème du Fascisme se retrouve au centre de mises en scènes nouvelles, comme celles d’Ascanio Celestini ou Marco Paolini. Le premier évoque, par exemple, dans son Récit de guerre bien frappé (2006), le bombardement de 1943 sur le quartier San Lorenzo à Rome ; le deuxième, avec Il Sergente (2005), adapte pour la scène un récit autobiographique de Mario Rigoni Stern, Le sergent dans la neige (1953), racontant l’histoire d’un soldat italien parti pour la campagne de Russie en 1943. Sans oublier le monologue Duce en boîte (2005) écrit et interprété par Daniele Timpano, dans lequel la dépouille de Mussolini retrace l’histoire posthume du Duce.
La mémoire du Fascisme s’active donc, ou se réactive, sans cesse, dans divers domaines artistiques et dans différents contextes. Encore très vive de nos jours, la dynamique mémorielle motive la production de nouvelles œuvres. Leur présentation au public s’accompagne toujours de vives réactions qui attestent, à des années de différence, l’actualité des « enjeux de mémoire ». Entre besoin de remémorer pour ne pas oublier ou pour ne pas répéter, besoin de transmettre des valeurs, celles de la Résistance, ce sont des objectifs de reconstruction identitaire de l’Italie qui s’expriment, ceux d’un passé encore brûlant d’actualité. Les objectifs poursuivis sont tour à tour ceux de la reconnaissance d’une Italie antifasciste, de la réparation de ce souvenir, de l’accusation des bourreaux ou de la reconstitution de cette histoire en vue d’un « devoir de mémoire » face à une Italie et ses « péchés de mémoire », ceux de sa « Nuremberg manquée » (Michele Battini, 2003). C’est bien l’identité de l’Italie contemporaine qui est en jeu et qui fait débat dans ces expressions artistiques. Pour mieux comprendre, dans chaque domaine, l’évolution du traitement de la mémoire du Fascisme, les phénomènes d’apparition et disparition du thème, et surtout encourager les échanges entre toutes les formes artistiques, nous avons choisi d’organiser les deux journées de façon chronologique.
1945-1960. En considérant la présence d’études sur le néoréalisme cinématographique et son lien avec le Fascisme, nous privilégierons pour cette période les interventions sur les arts plastiques et le théâtre.
1960-1990. Dans une période mouvementée, entre années de plomb, échecs politiques, effondrement des blocs, redéfinitions idéologiques, seront traités les travaux plastiques, cinématographiques et théâtraux, à la recherche d’une reconstruction de la mémoire du Ventennio.
1990-2016. Tous les arts seront conviés, avec une attention particulière portée à la découverte d’œuvres très contemporaines. Ce moment sera aussi l’occasion d’accueillir les artistes eux-mêmes, à travers entretiens et présentations de travaux.
Le colloque « Mémoires du Ventennio » souhaite donner la parole aux chercheurs mais aussi aux artistes de divers domaines. Ces journées ont pour objectif d’explorer les différentes facettes d’une production artistique contemporaine, la fonction des mémoires et leurs enjeux dans les processus créatifs, afin de saisir les éventuelles analogies et différences dans l’exploitation de ces mémoires entre les arts. Pour cela, voici quelques axes de réflexion, dont les thématiques se répercutent dans chaque aire chronologique.
Le facteur générationnel
Quel est le poids du facteur générationnel sur l’élaboration artistique de la mémoire ? Le regard porté sur le Ventennio par un artiste né dans l’après-guerre est-il le même que celui d’un artiste né dans les années 1960, 1970, 1980 ? Quelles similitudes persistent et quelles différences s’établissent entre les générations ?
L’engagement
Créer sur le Fascisme engage-t-il automatiquement une prise de position politique ? Est-ce un moyen pour les artistes de parler du présent ? Ou bien ces derniers refusent-ils toute récupération idéologique ?
La réception
Comment sont reçues ces diverses œuvres en Italie et à l’étranger, par le public et les institutions ? Sont-elles l’objet de polémiques ou de censure ? Ou bénéficient-elles, au contraire, d’un regain d’intérêt dans certains pays ?
Modalités de soumission
Les propositions de communication d’environ 300 mots (en italien ou en français), accompagnées d’une courte bio-bibliographie, sont à envoyer à l’adresse memoirenart@gmail.com avant le 13 mai 2016.
Ce colloque s’inscrit dans la poursuite d’un travail amorcé le 23 mai 2014, à l’occasion de la journée d’étude « Art italien contemporain : le Fascisme vu par les artistes du Ventennio à la Seconde République », organisée à l’Institut National d’Histoire de l’art sous le patronage de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, par les doctorantes Emilia Héry et Maddalena Tibertelli de Pisis.
Comité organisateur
Emilia Héry (doctorante, ED 441, HiCSA, Paris 1 Panthéon-Sorbonne),
Caroline Pane (doctorante, AMU-Telemme, Università di Bologna),
Claudio Pirisino (doctorant, ED 267, IRET, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle).
Comité scientifique
Giovanni Careri (Directeur d’études, CEHTA-EHESS),
Marco Consolini (Professeur, Paris 3 Sorbonne Nouvelle),
Philippe Dagen (Professeur, Paris 1 Panthéon-Sorbonne),
Luca Acquarelli (MCF, Université Lille 3, chercheur associé CEHTA-EHESS),
Francesco Zucconi (post-doctorant Marie Sklodowska-Curie, CEHTA-EHESS),
Emilia Héry (doctorante, ED 441, HiCSA, Paris 1 Panthéon-Sorbonne),
Caroline Pane (doctorante, AMU-Telemme, Univ. de Bologne),
Claudio Pirisino (doctorant, ED 267, IRET, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle).
Informations pratiques
15-16 septembre 2016
Paris, INHA
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