Ce numéro voudrait proposer une réflexion sur les lieux de l’art, dans le sens le plus large qu’on puisse donner à cette formule (lieux où l’on produit les œuvres, où on les expose, où l’on enseigne leur pratique, où l’on discute d’art, etc.). Cette approche doit permettre de ressaisir la plupart des grands enjeux relatifs aux Arts au siècle des Lumières, tout en mobilisant des disciplines et des méthodes de recherche très diverses, entre histoire, histoire de l’art et approche littéraire.
Si, de nos jours, l’art contemporain cherche manifestement ses lieux (espaces physiques, signalés et sans cesse mis à jour par des guides, ou lieux originaires, qui donnent à la création sa signification), le XVIIIe siècle, âge du musée et du boudoir, est justement le siècle où les arts vont trouver et s’inventer des lieux, nouveaux et multiples. C’est là le résultat des considérables mutations que connaissent les Arts (leur statut, leur place dans la société) durant cette période : depuis leur institutionnalisation progressive et l’intégration des discours sur l’art dans le giron académique jusqu’à la crise et l’éclatement de ces institutions avec l’émergence conjointe d’un discours critique et d’un public.
Ce numéro propose de saisir ces enjeux non plus en s’interrogeant sur l’identité – artiste, critique, amateur, connaisseur – des protagonistes de l’art (qui ?) mais sur les lieux où l’art se fabrique, s’expose, se diffuse, mais aussi se discute et s’imagine (où ?). Il s’agit d’ouvrir des perspectives nouvelles, tant dans l’exploration des lieux (en mettant l’accent, au-delà des espaces bien connus du Salon et du musée, sur les lieux triviaux, alternatifs au monde académique…), que dans l’étude des rapports entre ces lieux (complémentarité, opposition, concurrence), de leurs mutations (désacralisation de l’œuvre d’art, autonomisation, marchandisation), en s’intéressant aussi aux passages d’un lieu vers un autre (circulation des discours et des goûts à travers l’Europe, figures de passeurs…), dans une approche en réseau, attentive aux interactions entre l’œuvre d’art et son site, qui sont désormais, pour les Lumières, un objet de pensée et de discours.
Si l’œuvre et le lieu s’articulent si étroitement, c’est peut-être que la frontière s’estompe entre les lieux de l’art – lieux pluriels, physiques, historiques, socio-culturels – et son lieu au sens poïétique du terme : le lieu unique et solitaire où s’origine la création, dans le contexte des pensées esthétiques du génie. Insaisissable et abstrait, ce lieu peut néanmoins s’incarner dans des formes figurables et désormais associées aux représentations de l’artiste (l’atelier de l’artiste, qui commence à s’imposer dans l’imagerie de la création ; le lieu sauvage et naturel comme site de l’inspiration…).
Entre génies du lieu et lieu du génie, ce numéro voudrait esquisser et offrir au lecteur une sorte de géographie dynamique des arts, un panorama, au sens spatial du terme, qui enjambe la frontière entre les lieux historiques et les lieux imaginaires ou fictifs.
Le numéro développera, sans s’y limiter, quatre grandes directions :
- Axe 1 : lieux d’exposition et d’appropriation des arts
La question de l’accès du public aux œuvres est la grande affaire du XVIIIe siècle. Les nouveaux discours sur l’art sont inséparables des débats sur la possibilité même de voir les œuvres, sur l’existence et l’adaptation de lieux voués à l’exposition. Dans les églises, les œuvres sont soumises à un régime complexe d’exposition (parvis, nef, chapelle…). Le Salon, les cabinets d’amateurs, les hôtels de mécènes et de collectionneurs, les ateliers et maisons d’artistes, sont autant d’espaces qui s’ouvrent de plus en plus et s’imposent dans les représentations comme des lieux de réflexion et de formation artistique. Le premier critique d’art, La Font de Saint-Yenne, est en même temps le premier à imaginer les contours du musée national. Parallèlement, les débats sur les embellissements reviennent sans cesse sur la question de la place du monument (édifice, statue, fontaine…) dans l’espace public de la ville.
Mais l’apparition de l’espace public moderne se fait, on le sait, au revers de l’invention de l’intime et de l’individu. L’art se privatise, se possède et se consomme loin des regards. Tableaux et sculptures intègrent les intérieurs comme des éléments constitutifs de la subjectivité bourgeoise. Les artistes décorent à grands frais les réduits secrets des plaisirs. Entre confort naissant et derniers feux du faste aristocratique, boudoirs et petites maisons deviennent emblématiques, pour les hommes des Lumières eux-mêmes, de l’époque et de la littérature.
On se demandera, d’une manière générale, dans quelle mesure les représentations combinées de ces différents espaces, publics et privés, ouverts ou intimes, extérieurs ou intérieurs, avec les réflexions et descriptions qu’ils engendrent, participent de l’imaginaire de l’art.
- Axe 2 : lieux de discours sur les arts
Les lieux de l’art sont également des lieux de paroles et de discours, largement renouvelés dans le contexte de libéralisation du discours sur l’art. Cercles de sociabilité, espaces d’exposition des œuvres (cour du Palais-Royal, grande galerie du Louvre puis Salon carré, mais aussi boutiques, foires, rues, places), lieux d’enseignements émergents (écoles libérales de dessin ou d’architecture, académies provinciales), mais aussi textes critiques (presse, Salons, pamphlets) sont les lieux où circulent et s’élaborent les discours sur l’art, vivier de polémiques et de débats. Ces lieux se prolongent dans les fictions forgées notamment par la critique d’art. « Temples » du goût, Champs-Élysées, Enfers, promenades : autant de lieux détournés, à portée mythique ou symbolique. Il s’agira de mettre l’accent, autant sur des lieux singuliers que sur des types, des espaces qui se donnent à l’imaginaire : des topiques, dans les deux sens du terme.
- Axe 3 : l’art in situ
Si le siècle des Lumières invente le musée, qui suppose le déplacement et le déracinement des œuvres, il découvre aussi que les œuvres d’art ont un site (Tivoli, Herculanum, Paestum, Athènes ou Palmyre…) dont on ne peut les extraire sans les dénaturer. L’importance du voyage dans la formation de l’artiste et la culture de l’amateur, avec des destinations incontournables (Rome et l’Italie, la Grèce…), mais aussi les prémices de la notion de patrimoine, sont autant d’expressions de cette solidarité de l’œuvre et de son lieu qui informe désormais la façon d’envisager l’art.
Une incursion dans le paysage muséographique actuel permettrait aussi de prolonger la réflexion en s’intéressant à la manière dont on conserve, expose, ou reconstruit un décor entier d’intérieur, un ensemble cohérent d’objets (Getty Museum, Département des objets d’art du Louvre…).
- Axe 4 : lieux de création, lieux imaginaires
Enfin, les lieux de l’art sont aussi ceux que l’art imagine. En plus de s’interroger sur la logique qui préside aux choix des sites représentés par les peintres des Lumières (lieux topiques, choix singuliers…), on pourra resserrer la réflexion sur la question de la présence des lieux de l’art dans l’art, avec les mises en abymes, très fréquentes, qui donnent à voir et à rêver l’artiste dans sa vie et au travail, le marchand d’art ou même le musée (Hubert Robert…).
On se demandera enfin comment l’imaginaire littéraire accompagne toutes ces mutations culturelles des arts, en prolongeant des lieux existants, voire en donnant une existence à des œuvres et à des lieux restés à l’état de projet (Paris futuriste de Mercier). Surtout, quels sont les lieux propres qu’engendre la fiction littéraire ? Dans bien des jardins rêvés, des cabinets de curiosité et des galeries de peinture imaginaires, des « temples des arts » allégoriques, des sites archéologiques…, la présence de l’art dans la fiction demande encore à être élucidée. Enfin, s’il est, au siècle des Lumières, une pensée du génie artistique et créateur, le lieu qu’elle assigne à l’artiste et à la création, est avant tout imaginaire, engendré librement et diversement par la littérature.
Revue Dix-huitième siècle
Numéro thématique n° 50 (2018) : « Les lieux de l’art »
coordonné par
Fabrice Moulin (université Paris Nanterre)
Élise Pavy-Guilbert (université Bordeaux Montaigne)
Pierre Wachenheim (Université de Lorraine)
Informations pratiques
Seront privilégiées les approches interdisciplinaires entre littérature, histoire et histoire de l’art. Les propositions (titre et résumé de 1000 signes), accompagnées d’une courte présentation bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 30 novembre 2016 à l’adresse suivante : leslieuxdelart@gmail.com
Les réponses seront données début janvier 2017.
La remise des articles (maximum 30 000 signes, notes et espaces comprises) est attendue pour le 30 juin 2017.
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