Liberté d’expression et Caricature
Les événements tragiques de début janvier 2015 qui ont lourdement frappé l’hebdomadaire Charlie Hebdo ont suscité dans une très large part de la population française une émotion d’une ampleur inégalée. Les slogans « Je suis Charlie », « Nous sommes Charlie » sont rapidement devenus le signe de ralliement de tous les Français désireux de défendre la liberté d’expression. Mais cette belle unanimité apparente n’est pas sans poser problème : que signifie réellement cette notion de liberté d’expression, utilisée sans grande réflexion par tous, même par bon nombre de contempteurs d’une véritable démocratie ?
Une fois les premières émotions passées, il est plus que jamais nécessaire, avec le recul, de s’interroger sur le lien qui unit caricature et liberté d’expression et de revenir sur la question si souvent posée « Peut-on rire de tout ? ». Il faut notamment en débattre à nouveau parce les événements récents s’inscrivent, contrairement à bon nombre de combats satiriques plus anciens, dans un contexte mondial.
La notion de caricature est liée à celle de charge, la vocation de la caricature est incontestablement de forcer le trait, de recourir à l’hyperbole pour dénoncer des dysfonctionnements, des comportements, des méfaits… En ce sens, comme le disait Kurt Tucholsky à propos de la satire, elle aurait tous les droits, ce que semble accréditer l’article 19 de la déclaration des droits de l’homme : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » Mais ce constat lapidaire se doit d’être nuancé. Les propos des caricaturistes, leur liberté d’expression sont toujours encadrés par un arsenal juridique et par un certain nombre de règles tacites, de tabous propres à telle ou telle culture.
Les réflexions à mener sur ce thème pourront donc s’engager dans différentes voies.
1. Le cadre légal de la diffusion de la caricature
- Il est tout d’abord nécessaire de se pencher sur le cadre légal en vigueur, non seulement en France, mais dans bon nombre de pays étrangers. Les restrictions prévues par le législateur ne sont pas identiques et peuvent par ailleurs donner lieu à des interprétations variées. Sur ces questions, des études comparatives seront les bienvenues. L’analyse de certaines poursuites ou de certains procès pourrait permettre de comprendre pour quelles raisons il est si difficile de cerner précisément les limites imposées ici ou là à la caricature.
- S’il est intéressant de comparer les législations, il est essentiel également d’offrir un regard diachronique par pays qui permette de repérer les évolutions juridiques qui ont dessiné l’histoire de la liberté de la presse (satirique) et les grandes dates qui ont pu marquer des tournants dans cette histoire. En France par exemple, il n’est plus envisageable depuis longtemps d’être exécuté comme le furent l’imprimeur et l’apprenti-relieur d’une gravure défavorable à Louis XIV.
2. Les rapports entre artistes, responsables éditoriaux et le pouvoir
- Les artistes et les responsables éditoriaux sont bien tenus de prendre en compte la législation en vigueur. Mais cela ne peut signifier qu’ils sont toujours prêts à la respecter. Dans quelle mesure testent-ils le seuil de tolérance du législateur ? Les dessinateurs sont-ils par ailleurs tous prêts à s’auto-censurer lorsqu’ils dénoncent des personnes ou des agissements qui peuvent donner lieu à des poursuites?
- Il faut aussi s’attarder dans ce cadre aux relations entre responsables éditoriaux et dessinateurs et s’interroger sur les pressions que peuvent exercer certaines rédactions, certains services juridiques sur les dessinateurs pour éviter tout procès. Dans ce contexte, il pourrait être intéressant et instructif d’établir des parallèles avec les relations parfois tendues entre artistes et commissaires d’exposition lorsque ces derniers retirent des œuvres prévues dans une exposition pour éviter toute polémique.
- Il va de soi que dans tous les pays du monde, mais sans aucun doute à des degrés très divers, le pouvoir politique, économique ou religieux cherche à peser dans les décisions des responsables de presse. Il est essentiel d’essayer de cerner l’importance de ces pressions plus ou moins manifestes.
3. Tabous et auto-censure
- Au-delà de l’arsenal juridique et du droit coutumier, toute société est régie par un certain nombre de lois tacites, de tabous auxquels il est difficile d’échapper. Il est essentiel de repérer les différentes réponses apportées par les artistes à ces pressions plus ou moins diffuses. Si d’aucuns revendiquent une certaine forme d’auto-censure et prônent des formes de contournement pour passer au travers de ces interdits tacites, d’autres cherchent incontestablement à briser les tabous. Les caricaturistes sont-ils prioritairement du côté de ceux qui cherchent à combattre les prescriptions morales ou religieuses ? Dans ce dernier cas, luttent-ils ouvertement ou recourent-ils à des voies détournées pour ménager les croyances et susceptibilités de chacun ?
- Ces tabous diffèrent incontestablement en fonction des époques, des pays et des cultures. Une étude de leurs différences et de leurs évolutions mérite d’être réalisée.
- On peut se demander si la caricature, excessive par définition, peut s’accommoder d’appels à la « responsabilité » du dessinateur. La question se posera d’autant plus dans le cas d’une presse ayant fait de l’irrévérence son credo. La liberté traditionnellement inconditionnelle de l’artiste et la tolérance à l’égard de ses œuvres se trouvent-t-elles minorées lorsque le travail de celui-ci relève de la presse et non des circuits de l’art contemporain ? La destination des images (diffusion pour un large public dans les medias et sur internet vs. œuvre d’art « unique » qui requiert le déplacement dans un musée) change-t-elle le problème ?
4. Mondialisation de la caricature
- Les images circulent aujourd’hui avec une rapidité extrême, les caricatures de Charlie Hebdo sont immédiatement connues dans toutes les parties du monde, qui sont engluées dans des rapports de force politiques qui dépassent largement le contexte satirique. Dans quelle mesure les dessinateurs tiennent-ils compte de la réception future de leurs caricatures et de leur instrumentalisation souvent fanatique, non pas dans leur pays, mais dans des contrées parfois lointaines et fort différentes ? Sont-ils tentés de s’astreindre à une certaine forme d’auto-censure pour éviter tout débordement meurtrier ?
Les propositions de contribution de 3000 signes maximum, suivies d’une courte notice biographique sont à envoyer avant le 30 juin 2015 à Morgan Labar et Jean-Claude Gardes (morganlabar@gmail.com & gardes@univ-brest.fr). La liste des propositions retenues sera communiquée mi-septembre, la remise des articles est fixée au 30 avril 2016.
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