Appel à publication : « L’oeuvre d’art réussie », Proteus. Cahiers des théories de l’art, n° 16 (2019)

Dans un recueil de textes courts sur la destruction des œuvres d’art, l’artiste Éric Watier rapporte le fait suivant : « Walt Kuhn a détruit plus de toiles qu’il n’en a conservé. Il lui était absolument impossible de signer un tableau s’il ne le trouvait pas parfait » (L’inventaire des destructions, Éditions Incertain Sens, 2018).

Cette anecdote, que l’on pourrait entendre à propos de beaucoup d’artistes modernes comme Soutine, Modigliani et tant d’autres, met en relation l’exigence de l’artiste face à son travail et la question philosophique du critère qui permet d’identifier les œuvres d’art au sein d’une certaine classe d’objets. En somme, Tout se passe comme si ces artistes validaient les positions de philosophes qui considèrent que la définition de l’art repose sur des critères normatifs. L’un d’eux, T. W. Adorno, écrit dans sa Théorie Esthétique (Klincksieck, 2004, p. 262) : « Le concept d’œuvre d’art implique celui de réussite. Les œuvres d’art non réussies ne sont pas des œuvres d’art. »

Si beaucoup d’artistes pensent ainsi, on comprend qu’ils prennent la décision extrême de détruire le fruit de leur travail. Néanmoins cette position pose problème. Outre qu’elle condamne la critique d’art au silence (une œuvre d’art pour demeurer telle ne peut pas être ratée, ni moins bonne qu’une autre), elle suppose aussi que le destin d’une proposition artistique est contenue en elle-même, et en aucun cas suspendu au regard que l’on porterait sur elle. Elle ne dépend que des ressources de l’artiste, de son intention de produire une chose, et son évaluation sur le fait d’y être parvenu ou non.

Or ne s’agit-il pas ici d’une conception romantique du processus artistique ? La réussite n’est-elle qu’une notion normative, reposant sur le discernement de l’artiste ou ses revendications sur ce qui constitue pour lui le monde de l’art ? Peut-on à bon droit exclure la dimension environnementale de la réussite, au sein de laquelle l’artiste n’est qu’un élément de l’art parmi d’autres ? Ne doit-il pas obtenir cette qualité d’une somme d’actions engagées dans une société régie par des normes qui n’engagent pas seulement l’artiste mais le collectif, ainsi que le souligne encore Adorno ? Qu’en est-il des œuvres qui reposent justement sur le comportement des autres ou comportant une dimension pragmatique qui la fait dépendre de ses effets pratiques ? Certaines œuvres n’échouent-elles pas plutôt à cause d’effets de « forclusion » (fenêtre légale pendant laquelle une action est possible), que par manque de qualité interne ? Comment, en outre, considérer le cas des œuvres qui ne peuvent pas être facilement répudiées par l’artiste après leur réalisation ? Le cas de l’architecture, par exemple, ne laisse pas la possibilité à l’architecte de se demander si oui ou non sa réalisation est suffisamment réussie pour quitter l’atelier : cette question a généralement dû se résoudre au moment de la maquette.

Hormis les exigences économiques de ces réalisations, qu’est-ce qui justifie que l’évaluation de la réussite peut advenir avant réalisation ? Le cinéma se confronte également souvent aux mêmes considérations imposant à partir d’un certain stade une quasi-obligation de réussite. Ces œuvres, confondant alors nécessairement réussite et succès, exigent-elles une réflexion poïétique singulière ? Est-ce leur lien au marché qui modifie l’idéal romantique de la réussite ou fallait-il en passer préalablement par l’abandon de cet idéal pour permettre une pensée ouverte de la réussite non nécessairement marchande ? Le cas des street artistes travaillant en extérieur peut ici être précieux : l’œuvre a quitté l’atelier avant sa réalisation, mais l’obligation de réussite n’est pas indexée à des impératifs marchands. C’est précisément par un angle non marchand que ce numéro de la revue Proteus tente de comprendre la notion de réussite en art, comme permettant de comprendre le moment à partir duquel une réalisation cesse d’être une tentative ou une proposition pour acquérir le statut d’œuvre d’art, ou même déchoir de ce statut.

La question soulevée par ce numéro peut être abordée d’un point de vue logique, comme le fait brièvement Roger Pouivet dans son essai Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? (Vrin, 2012), ou bien historique ou sociologique. Par ailleurs, les auteurs sont invités à travailler le problème suivant l’époque de leur choix, car il ne se limite évidemment pas à l’art contemporain. Sont également bienvenues les contributions consacrées à tout type d’art, quel que soit le médium.

Les propositions d’articles, entre 300 et 500 mots, sont à nous envoyer pour juin 2019 à l’adresse suivante : contact@revue-proteus.com

Coordination du numéro : Benjamin Riado

Nous vous rappelons que la revue Proteus accueille également des articles hors-thèmes que vous pouvez envoyer en dehors des dates limites fixées pour les articles sur thème.

Tous les numéros parus sont téléchargeables gratuitement sur le site de la revue :
http://www.revue-proteus.com.

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