La base de données LexArt : présentation et utilisation

La base de données LexArt :
un nouvel outil sur la terminologie artistique dans l’Europe moderne

 

Le programme LexArt
La base LexArt fait partie d’un vaste projet de recherches sur la naissance de la théorie de l’art et le développement d’une terminologie artistique hors de l’Italie dans l’Europe moderne, entre 1600 et 1750.
Ce projet de recherche Lexart (Words for Art. The Rise of a terminology, 1600-1750), soutenu par une ERC et conduit par Michèle Caroline Heck, professeur à l’Université de Montpellier, a abouti à trois résultats fondamentaux pour les chercheurs :
Un volume qui aborde les questions méthodologiques, thématiques et/ou transverses, résultat des colloques de Montpellier (juin 2016) et Paris (janvier 2017) : HECK, Michèle-Caroline, FREYSSINET, Marianne et TROUVÉ, Stéphanie (éd.), Lexicographie artistique : formes, usages et enjeux dans l’Europe moderne, Actes du colloque de Montpellier et Paris, Montpellier, PULM, 2018, 452 pages. Cet ouvrage est consultable en ligne à l’adresse ici : (DOI    10.26530/OAPEN_644313) .
– Un dictionnaire critique de termes et de notions : HECK, Michèle-Caroline (éd.), LexArt. Les mots de la peinture (France, Allemagne, Angleterre, Pays-Bas, 1600-1750) [édition anglaise, 2018], Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2018, 504 pages, éditions en français et en anglais. Voir l’annonce de la publication sur le blog de l’apahau ici et le sommaire sur cette page.
– Une base de données qui analyse entre 700 et 1200 mots « noyaux » dans chacune des quatre langues étudiées (allemand, français, anglais, néerlandais) à partir de citations et de définitions dans près de 1200 ouvrages.
C’est cette base qui est présentée dans cet article. Elle a été concue par Flore César et développée au sein du Digital Humanities de l’université de Trèves (Allemagne).

Présentation de la base
Afin de dresser un répertoire de la terminologie artistique, la base LexArt s’appuie sur le dépouillement de 129 écrits de théorie de l’art (110 environ en ne comptant pas les traductions) concernant la peinture et le dessin et publiés en allemand, en anglais, en français, ou en néerlandais entre 1600 et 1750.
Sur ces 141 ouvrages (qualifiés de SOURCES dans la base), 62 sont édités en français, 34 en anglais, 29 en allemand et 17 en néerlandais mais ces publications dans ces trois dernières langues comptent de nombreuses traductions (5 sur 17 pour les ouvrages en néerlandais par exemple et l’ouvrage de Crispin de Passe, la Lumière de la peinture et de la désignature -est publié en différentes langues). N’ont pas été pris en compte les recueils de biographies, les dictionnaires, les descriptions de villes ou d’œuvres. Le corpus de textes analysées est néanmoins très riche, du Schilder-Boek de Karel Van Mander (1604, 255 termes, 463 citations) au texte des deux conférences prononcées à l’Académie de Berlin par Samuel Theodor Gericke en 1705, sur la manière de poser le modèle et sur la copie par Van Dyck du tableau de Titien, Les Pèlerins d’Emmaus, (Zwo Academische Reden, 112 termes, 191 citations) en passant par le traité sur le dessin, le coloris, la peinture et la gravure publié dans The Mysteryes of Nature and Art de John Bate (1634, 48 termes, 58 citations), la lettre « De la peinture » publiée dans Petits traitez en forme de lettres de François de La Mothe Le Vayer (1648, 61 termes, 84 citations) ou les Lettres sur la peinture à un amateur de Baillet de Saint-Julien (1750, 87 termes, 118 citations) sans oublier Junius (c’est la version néerlandaise, De Schilder-konst der Oude, qui est traitée avec 385 termes et 850 citations) ni naturellement les ouvrages de Félibien ou Roger de Piles. Quelques textes inclus dans la base sont publiés après 1750 car il s’agit de rééditions numérisées (par exemple, Bosse et Cochin, Manière de graver à l’eau forte et au burin 1758).
En effet il est possible de visualiser chaque ouvrage sur la base même LexArt et de plus un lien vers un site d’une grande bibliothèque (Getty, INHA, etc.) est indiqué permettant une consultation en ligne et, le plus souvent, un téléchargement. Différentes rubriques permettent d’aller plus loin dans l’analyse de chaque ouvrage ; un texte de présentation de son auteur et du texte d’environ 20-30 lignes, le sommaire, le signalement d’autres éditions ou de traductions, une bibliographie critique et une visualisation séparée des illustrations. Il est également possible de voir toutes les citations qui ont été utilisées pour analyser la terminologie artistique.

 

Cette terminologie artistique (TERMES NOYAUX) est au cœur de la base : environ 1000 termes sont traités pour chaque langue (de « ability » à « yellow ocre » pour l’anglais, en passant par « composition », « flesh », « smooth », et « workman »). A chaque fois sont proposées les traductions possibles dans les trois autres langues (et l’italien), les termes proches et les concepts associés, les images et personnes (artistes ou auteurs) reliées, et une bibliographie. Surtout, il est possible, en passant par la liste des ouvrages liés à ce terme, d’avoir la suite des citations (généralement entre 5 et 10 lignes) où ce terme est cité pour donner son entourage sémantique et comprendre comment il est utilisé.

 

Chacun de ces termes noyaux est rattaché à un ou plusieurs concepts qui sont regroupés en dix CHAMPS CONCEPTUELS : peinture, tableau, image ; conception de la peinture ; l’histoire et la figure ; effet pictural ; genres picturaux ; manière et style : concepts esthétiques ; matérialité de l’œuvres ; l’artiste ; spectateur.

Liste des mots noyaux regroupés dans le concept « le faire et la main » du champ conceptuel « Manière et style »

Naturellement, des termes noyaux peuvent être reliés à différents concepts mais avec des citations différentes (« draperie » est ainsi présent dans les concepts « groupe », « vêtements et plis » qui relèvent du champ « L’histoire et la figure », mais aussi dans les concepts « couleurs », « technique de la peinture », qui appartiennent au champ « Matérialité de l’œuvre », et le concept « dessin » qui fait partie du champ « Conception de la peinture ».

Trois onglets plus documentaires sont également proposés dans la base :
BIBLIOGRAPHIE qui fournit une liste impressionnante de 1062 références bibliographiques contemporaines sur les textes, auteurs et notions recensés dans la base.
PERSONNES qui regroupe à la fois artistes et auteurs et permet, par l’interrogation, de connaître quelles sont les personnes citées dans les textes ou les IMAGES de la base. Il est ainsi possible de dresser assez rapidement une liste des mentions de Félibien en dehors de ses propres textes.
IMAGES : une liste de 118 images (mais toutes ne bénéficient pas d’une reproduction) reproduisant des œuvres citées ou évoquées dans les textes.

Utilité de la base
On devine tout de suite l’intérêt d’une telle base, qui moissonne dans les textes de théories de l’art les termes pratiques (« nuance »), appréciatifs (« pétillant » ), théoriques (« dessin ») et montre ainsi le développement d’une terminologie artistique, d’un langage de l’art.
Rien que la liste chronologique des occurrences du terme « clair-obscur » est révélatrice. Il est cité une seule fois par Léonard de Vinci ou Du Fresnoy, mais quatre fois par de Piles dans son commentaire à Du Fresnoy, et devient de plus en plus fréquent à la fin du XVIIe siècle,.

Occurrences du terme clair-obscur dans la littérature artistique française du XVIIe siècle.

Cependant, encore plus utile est de pouvoir regrouper les différents emplois du terme : Léonard de Vinci dans son traité publié par Fréart de Chambray (1651) l’utilise juste pour indiquer comment donner du relief à l’objet ; Félibien dans le Dictionnaire qui complète ses Principes de 1677 cite encore comme première définition celle d’un dessin ou d’une estampe jouant sur une seule couleur, et seulement en second lieu « la maniere dont on a traité les jours, les demy-teintes, & les ombre » alors que Du Fresnoy et Roger de Piles dès 1668 considère le clair-obscur comme « la science de placer les jours & les ombres » notamment pour créer l’union entre les figures.
La base permet ainsi de nouvelles enquêtes sur les mots de la peinture à l’époque moderne (elle a d’ailleurs servi pour rédiger les entrées du dictionnaire critique Les mots de la peinture) , mais aussi sur le système des arts et son autonomisation à l’époque moderne. Les quelques définitions parfois citées sont en effet celles imprimées dans la littérature artistique (celles des glossaires publiés dans certains ouvrages comme le commentaire de Roger de Piles sur le De Arte grafica de Du Fresnoy, celles des dictionnaires traités comme ceux de Félibien ou de de Marsy) mais non pas celles publiées dans des dictionnaires généraux (Richelet, Académie française, etc.). Elles offrent des points de repère assez utiles pour mieux percevoir les différentes acceptions des termes dans les différents ouvrages traités. On peut simplement regretter que les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture (autant l’ouvrage de Félibien, qui contient une importante préface théorique que leur édition par Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel n’aient pas été incluses dans la base, mais ces textes sont consultables sur le site du Centre allemand d’histoire de l’art (lien ici).

La base LexArt a en outre deux qualités : sa facilité d’utilisation et sa transparence. On comprend en effet rapidement comment l’exploiter (et il est probable que l’onglet TERMES NOYAUX soit beaucoup plus utilisé que l’onglet CHAMPS CONCEPTUELS, ce qui serait pourtant dommage). En outre, ses concepteurs ont tenu à clairement montrer comment ils avaient travaillé, et ils insistent bien dans le préambule sur le fait que la base repose sur des citations tirées des textes et ne comprend pas forcément tout l’ouvrage. Ces extraits  sont listés dans la fiche correspondant à chaque ouvrage et comme celui-ci est disponible en ligne, il est facile de voir quels passages n’ont pas été retenus.
En revanche, une extrême diversification des termes et surtout un système très hiérarchisé de classement et de présentation nuisent quelque peu à la consultation, mais surtout à une utilisation dynamique des données. Fallait-il réellement créer un terme « grouper », un autre « gruppo » qui n’ont chacun qu’une seule occurrence, liée tout de suite au mot « groupe » ? Or comme pour arriver à la citation, il faut cliquer plusieurs fois (sur l’ouvrage, puis sur l’intitulé de la citation), obtenir toutes les citations pour un terme est parfois un peu fastidieux, d’autant plus que plusieurs passages presque identiques ont droit à des intitulés différents au lieu d’être regroupés dans une citation plus étendue. Enfin, dans les citations qui se suivent mais qui sont séparées, il est parfois difficile de comprendre l’organisation logique de la pensée de l’auteur cité. Le renvoi à des pages numérisés aurait sans doute pris moins de temps, et à la fin aurait peut-être été plus efficace. De même, le classement par langue empêche de comparer la constitution d’une notion artistique dans les langues européennes, sans devoir créer un document séparé en utilisant du copier-coller. Si, dans une seconde étape de la base, cliquer sur une notion permettrait d’avoir tous les textes d’un coup (avec naturellement leurs références), cette souplesse ajouterait certainement beaucoup à la consultation de la base. On peut également s’interroger sur la coutume de respecter l’orthographe ancienne, qui peut être documentée dans la visualisation du livre, mais gêne considérablement pour la recherche par chaine de caractères ou pour des traductions automatiques.

Malgré ces quelques remarques, la base LexArt fournit un ensemble remarquable de données, des citations anciennes à la bibliographie critique contemporaine et est un outil particulièrement performant pour entrer dans le vaste domaine de la littérature artistique, parfois négligé en France. Elle reste à exploiter pour montrer la formation et l’essor d’une terminologie artistique en Europe, dont le rôle est aussi important pour la reconnaissance de la peinture comme art libéral que le développement des académies. En permettant des comparaisons entre les différentes langues, en offrant un matériel pour effectuer des études comparatives avec la langue italienne ou la langue usuelle, il est certain que cette base est amenée à ouvrir bien des perspectives de recherche.
Olivier Bonfait, 1er avril 2019

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