Les coulisses d’une création de base de données : Les livres d’inventaires de la maison Goupil conservés au Getty Research Institute, Los Angeles

copie d'une recherche effectuée sur la base en ligne du Getty

Raconter les coulisses d’une création de base de données nous permet d’insister sur les liens particulièrement étroits qui existent aujourd’hui entre la recherche en histoire de l’art et les nouvelles technologies. L’exemple du travail effectué autour des livres d’inventaire de la galerie Goupil & Cie incarne parfaitement cette nouvelle tendance. Tout en conciliant les directives de l’institution qui conserve les ouvrages originaux et qui l’héberge (Le Getty Research Institute), et les besoins du chercheur, cette base de données offre un outil indispensable qui joue sur plusieurs niveaux de lecture. En effet, l’étude approfondie qu’elle facilite permet de mettre en lumière des caractéristiques encore inédites du marché de l’art au XIXe siècle du fait de la longévité, des nombreuses transactions et du caractère international de la maison Goupil.

Sous bois, mare, enfant & chênes, peint par Narcisse Diaz de la Peña, est devenu le 5 novembre 1918 sous le numéro d’inventaire 31.277, le dernier chaînon de la longue histoire des acquisitions de la galerie Goupil & Cie, devenue Boussod, Valadon & Cie en 1884, puis Jean Boussod, Manzi, Joyant & Cie en 1897. Cet achat signe ainsi la fin des activités de cette galerie de peintures qui a presque régné en maître durant 73 ans (1846-1919) en faisant la promotion d`artistes  principalement contemporains  et de style académique. Les premières activités de la galerie, fondée en 1829 à Paris par Joseph-Henri Rittner (1802-1840) et Jean-Baptiste Adolphe Goupil (1806-1893), consistaient à “faire le commerce d’estampes pour le compte des associés aussi bien en participation qu’en commission”[1]. L’année 1846 voit l’arrivée d’un nouvel associé Alfred Mainguet et l’ouverture vers des activités complémentaires: le négoce de peintures, de pastels, de sculptures et de dessins. Bien moins important que celui des estampes, ce stock se montait à 3 œuvres en 1846, trois pastels par Eugène Charles Francois Guérard (1821-1866), élève de Delaroche[2]. Le stock comptait 7 tableaux en 1847 puis 21 en 1848.

Les 73 années d’activités qui amenèrent ce stock à atteindre le numéro d’inventaire 31.277 en 1918 ont été mémorisées dans les 15 livres d’inventaires qui nous sont parvenus. Leur étude permet ainsi d’insérer l’histoire de cette galerie surnommée encore maintenant “la maison Goupil” dans une analyse plus globale du marché de l’art français durant la deuxième moitié du XIXe siècle.

Historique des archives:

70 années se sont écoulées depuis la liquidation de la société en 1920 lorsque le Getty Research Institute fit l’acquisition des livres d’inventaires et leur offrit un caractère public. Près de 20 années de consultations dans le sanctuaire protégé des Special Collections du Getty Research Institute et près de 500 visites ont propulsé ces livres au rang d’une des archives les plus consultées de cette bibliothèque déjà réputée pour son important fonds. Ces cahiers appartenaient  précédemment au fonds d’archives privé connu sous le nom des Dieterle Family Records of French Art Galleries, 1846–1986. La famille Dieterle avait en effet acquis les livres de la maison Goupil lors de sa liquidation dans le but de les utiliser notamment pour leurs activités d’expertise des oeuvres de Corot. On comprend le grand intérêt que représentait l’achat de ces cahiers qui attestent des quelques 1.000 transactions entre la maison Goupil et cet artiste. Il semble aussi que la famille Dieterle en a profiter pour les annoter et y préciser par exemple les numéros de tableaux tels qu’ils sont inventoriés dans les catalogues raisonnés écrits par Alfred Robaut[3]. Des détails sur la provenance de certaines œuvres, des arbres généalogiques de la dynastie Goupil dessinés sur les pages de garde de certains livres ont aussi été ajoutés ultérieurement.

Histoire du projet:

Mes recherches pour mes mémoires de maîtrise et de DEA sur les relations artistiques entre la France et l’Ecosse au XIXe siècle m’ont amené à comprendre l’intérêt tout particulier des activités de la maison Goupil et la nécessité d’élaborer une étude globale des archives de la galerie de peinture conservées en partie à Los Angeles.

Il est bon de rappeler que les archives du fonds de la maison d’édition est conservé au musée Goupil de Bordeaux fondé en 1991. Il repose sur le don de M. et Mme Imberti datant de 1987 et sur l’acquisition par la ville de Bordeaux du fonds d’estampes et de cuivres gravés. Vincent Imberti, marchand de peintures et d’estampes au début du siècle à Bordeaux avait en effet acquis ce fonds lors de la liquidation de la maison Goupil. Les recherches effectuées par l’équipe scientifique du musée de Bordeaux ont fait l’objet de nombreuses publications[4] mais compte tenu de l’importance et de l’éloignement géographique des archives de la galerie de peintures, il n’a jamais auparavant été possible d’en faire une recherche plus approfondie. Toute la problématique de mon projet de thèse commencé en 2004 a pris son sens lorsque j’ai commencé la réalisation d’une base de données des livres d‘inventaires conservés au Getty Research Institute sont notées les transactions d’oeuvres originales (surtout des peintures, mais aussi quelques dessins, pastels et sculptures). Le département Project for the Study of Collecting and Provenance (PSCP) du Getty Research Institute déjà impliqué dans des projets de bases de données en ligne, comme celui des catalogues de ventes au XVIIIe siècle, a alors avancé la possibilité d’une collaboration afin de réunir nos expertises et mettre un outil essentiel à la disposition des chercheurs internationaux.

Après plus d’un an et demi de travail (2008-2009), la base de données que j’avais commencée à constituer sous le logiciel Access a été complétée et transférée sur une base plus ambitieuse sous le logiciel “Cuadra Star” que le Getty utilisait déjà depuis des années. L’étape de la saisie des données a ensuite été complétée par un travail d’édition qui a alors impliqué toute l’équipe du Project for the Study of Collecting and Provenance (PSCP) composée de Christian Huemer, Carolyne Aycaguer, Anna Cera Sones et Ruth Cuadra. De nombreuses heures de recherche et de mise en forme ont été nécessaires afin de rendre la base de données fonctionnelle. Elle rassemble aujourd’hui plus de 47.300 enregistrements qui ont marqué les 73 années d’existence de la galerie et elle est désormais en accès libre sur le site internet du Getty Research Institute: http://www.getty.edu/research/conducting_research/provenance_index/goupil_cie/index.html

La base actuelle est le résultat combiné de l’imagination d’un chercheur et de l’expertise de cette équipe notamment pour la mise en relations des informations livrées par cette base et les images numérisées des livres.

Description de la base de données:

la page 111 du livre 1

Le projet en effet a eu pour objectif de rendre cohérent et convivial ce document si précieux, mais tellement déroutant et mystérieux (Voir image 1: la page 111 du livre 1: exemple du document original). Les livres originaux donnent des détails sur les transactions de manière chronologique et sous forme de liste agencée par œuvre. Chaque page est ensuite divisée par colonnes qui distinguent les noms des artistes des numéros d’inventaire, des techniques, des dates d’acquisition et de vente, des prix de revient, des prix de vente, des noms des acheteurs, de celui des vendeurs, des notes et commentaires, et des lieux de vente et d’achat. Ce système de colonnes est cependant tout à fait inconsistant, chaque description d’oeuvre ne présente pas toujours toutes les catégories, qui sont elles-mêmes disposées de façon aléatoire. De plus, dans le but de se conformer au projet plus global que le Getty Research Institute entreprend depuis des années, l’équipe a dû suivre un cahier des charges strict ainsi que la trame des bases de données déjà existantes. Nous avons par conséquent pris la décision de respecter au maximum le document original, dont l’avantage scientifique indéniable ne facilite cependant pas forcément une bonne lisibilité de la base Goupil par les chercheurs. 64 champs ont notamment dû être crées afin de concilier les irrégularités des livres d’inventaire avec cette directive alors que le document originel ne contient que 13 catégories.

Travail sur les duplicatas:

Le second problème auquel l’équipe a été confronté fût de retranscrire les incongruités liées à la structure même des cahiers. Chaque livre est séparé en deux parties, l’une abrite la liste des transactions, et l’autre, à la fin de l’ouvrage, donne un index des noms des artistes. Cette organisation, même si visiblement efficace n’était pas faite de manière systématique et de nombreuses oeuvres n’apparaissent pas dans l’index. De plus, un livre de compte ne correspond pas à une année d’inventaire, comme il en est communément l’usage, mais à plusieurs, la maison Goupil changeant de livre seulement lorsque celui-ci était rempli. C’est ainsi que le premier cahier débute en 1846 et se termine en 1861. Une fois terminé, les employés de la maison reportaient alors toutes les œuvres non vendues dans le nouveau livre, mais leur numéro d’inventaire n’était alors pas toujours reporté. Une même œuvre peut ainsi offrir un éventail de plusieurs numéros d’inventaire. Gardant notre objectif scientifique en mémoire, nous avons dans un premier temps choisi d’effectuer des recherches afin de relier les oeuvres identiques entre elles. La gestion de ces données a dans un second temps été la source de nombreuses réflexions car elle pouvait être faite de deux manières: la première était de mettre toutes les informations concernant une œuvre reportée dans un même enregistrement, en précisant les différents numéros d’inventaire, ou bien créer un enregistrement par ligne de livre amenant des œuvres reportées a être copiées autant de fois qu’elles apparaissent. C’est cette dernière solution qui a été choisie afin de respecter au mieux le document d’origine et laisser à la discrétion des chercheurs de connecter les informations entre elles. C’est ainsi que les quelques 31.000 transactions que les 73 années d’activités de la maison ont engendrées sont aujourd’hui répertoriées dans une base de données comprenant plus de 47.300 enregistrements. Si l’on fait plus concrètement une recherche internet sur les achats effectués en 1867 par exemple, on obtient 1045 réponses, même s’il s’avère que la maison Goupil n’a effectivement acquis que 649 oeuvres cette année là. Ces choix éditoriaux qui sont expliqués dans la page help de la base en ligne donne la liberté au chercheur d’effectuer le tri entre les originaux et les duplicatas.

Travail sur les lieux d’expositions:

Tant pour vérifier les duplicatas, que pour atteindre un second niveau de lecture du document dont certains détails ont pu être éliminés par les éditeurs pour plus de lisibilité, on peut se référer aux images numérisées des livres qui restent par conséquent primordiales d’autant plus que leur accès a véritablement été facilité. Il est vrai par exemple que nous avons choisi de ne saisir dans la base que les informations jugées fondamentales inscrites dans la colonne “notes et observations” aléatoirement à l’extrême gauche ou à l’extrême droite des livres. En plus de révéler les lieux d’achat de la maison Goupil, cette colonne désigne bien souvent, mais de façon abrégée (souvent à l’aide de lettres majuscules) les villes ou succursales où l’oeuvre a été envoyée pour y être exposée. Plus on avance dans les livres, plus ces notes deviennent complexes jusqu’au un point où elles s’accumulent pour créer une suite plutôt indigeste. L’énumération suivante donne un exemple du type d’information que l’on peut trouver pour une oeuvre.  Elle peut aussi s’alourdir en fonction de l’itinéraire que les dirigeants de la maison voulaient bien faire emprunter à cette oeuvre: “L” (Londres), “LH” (La Haye), “NY” (New York), “B” (Boulevard), “V” (Vienne), “O” (Opéra), “C” (Chaptal), etc, …. Pour se tenir au fait de la localisation de l’oeuvre, ces lieux sont barrés au fur et à mesure des envois. Ce choix éditorial de la part de l’équipe du Getty épargne heureusement certains chercheurs de détails déroutants, même si le prix de ces concessions peut sembler élevé pour d’autres.  La priorité de la procédure éditoriale mise en oeuvre par l’équipe du Getty a vraiment eu le but de livrer une base de données en ligne la plus lisible possible.

L’équipe a effectué en parallèle un travail extrêmement important d’édition des données saisies ainsi que de recherches sur la provenance des objets, les biographies des acheteurs et des artistes afin d’offrir une base complétant les images des livres tout en apportant cohérence et informations supplémentaires.

Le travail d’édition pour le champ “artiste”

copie écran de la base de données mère sur Star

Par mesure de clarté, le champ “artistes” a été démultiplié: (voir image 2: copie écran de la base de données mère sur Star). Le premier est le verbatim qui correspond à ce qui est écrit textuellement dans le document d’origine. L’éditeur a ensuite ajouté un nouveau champ abritant l’autorité comprenant l’orthographe correcte du nom de l’artiste, ainsi que ses prénoms, sa nationalité, et ses dates. Les chercheurs ont donc désormais la possibilité d’élaborer des études statistiques justes, plus précises et plus rapides.

Le travail d’édition pour le champ “prix”

Les éditeurs ont aussi pris le plus grand soin à traiter le champ des prix. En effet, à l’image des lieux d’exposition, les prix de revient et de vente deviennent de plus en plus détaillés au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture des cahiers. On peut rencontrer pour les dernières années des activités notamment, jusqu’à une série de dix prix, englobant bien évidemment le prix d’achat,  mais aussi le prix de l’encadrement, de sa dorure, des dépréciations et restaurations éventuelles de la toile, et du cadre, enfin les rabais et commissions variées. Par mesure de simplicité, les éditeurs ont aussi choisi de montrer sur la base les informations les plus pertinentes pour les chercheurs, incluant le prix d’achat et de vente. Comme mentionné dans la page help, c’est au chercheur que revient l’initiative de se reporter au document d’origine pour découvrir ces détails.

En plus de gérer l’éventail des frais occasionnés par l’achat ou la vente d’une oeuvre, il a fallu les décoder. En effet, à l’instar de la plupart des livres de comptes de marchands, la maison Goupil  a installé un système de codage des prix de revient et de vente dès 1851. Cependant, contrairement à de nombreux cas, le travail de décodage y a été rendu aisé car la solution avait été notée sur les pages de garde de certains des livres, probablement lorsque ceux-ci étaient encore en la possession de la famille Dieterle. Ruth Cuadra de l’équipe informatique du Getty a alors composé une formule mathématique qui a permis de décoder les prix de manière automatique. Les codes appelés “marque” dans les livres ont été résolus selon la manière suivante:

A=1; M=2; O=3; N=4; S=5; I=6; E=7; U=8; R=9; X=0; Z=0 (« a monsieur »). Ainsi, pour  la peinture de Bouguereau, Amour fraternel[5], le prix était indiqué comme « OXZX » ce qui est égal à « 3000 ».
A partir du mois de mai 1875:
P=1; R=2; E=3; C=4; A=5; U=6; T=7; I=8; O=9; N=0; X=0; Z=0 Y=0 (« precaution »). Ainsi, pour  la peinture de Corot, Idylle[6] le prix était indiqué comme « PRNNN » ce qui est égal à « 12000 ».

Ces prix “décodés” ont alors été ajoutés dans la base de données dans un nouveau champ les distinguant ainsi des prix provenant du document d’origine.

Une base de données est par essence constamment en évolution, et l’équipe du Getty et moi-même travaillons encore à améliorer celle des livres d’inventaire de la maison Goupil, grâce aux commentaires et corrections mentionnées par les chercheurs.

Rechercher dans la base:

A l’aide de la base et des recherches statistiques qu’elle permet, il a déjà été possible de mettre en lumière des aspects inédits du fonctionnement de la galerie Goupil. En effet, jusqu`alors étudiée à partir de recherches sur des « moments » particuliers de son histoire, comme ceux de l’établissement de ses différentes succursales ou de sa relation avec un artiste particulier, il est désormais possible d’appréhender son histoire dans sa globalité, tel que le processus général de son expansion internationale, entre déboires et succès[7].

 

Ma thèse de Doctorat étudie ainsi les activités de la société Goupil, de quelle manière un commerce qui reposait à ses débuts entièrement sur le commerce d’estampes s’est ensuite diversifié vers le commerce d’originaux. Les archives Goupil constituent aujourd’hui une des sources les plus importantes pour les études sur l’histoire du goût et du marché de l’art au XIXe siècle. La base de données entreprise pour cette thèse et mise en commun avec le Getty Research Institute en est ainsi devenu l’un des instruments fondamentaux.

 


[1]Actes de la société Henry Rittner, 23 mars 1829, Archives de Paris, D31 U3 40

[2]Lionne à l’Opéra, n° d’inventaire 28 ; Le Château rouge, n° d’inventaire 21 ; Sauve qui peut, n° d’inventaire 33. Ces trois pastels furent vendus à New York pour 75 francs chaque.

[3]ROBAUT, Alfred, Oeuvre complet d’Eugène Delacroix, Peintures, dessins, gravures, lithographies, Charavay frères, 1885 et ROBAUT, Alfred, L’oeuvre de Corot, catalogue raisonné et illustré, Paris, Lelonce Laget, 1905

[4] Voir par exemple Etat des lieux, Musée Goupil, Bordeaux, vol. 1, 1994, et vol. 2, 1999

Gérôme et Goupil, art et enterprise, Bordeaux, Musée Goupil, 12 octobre 2000-14 janvier 2001, New York, Dahesh Museum of art, 6 février-5 mai 2001, Pittsburg, The Frick Art & Historical center, 7 juin-12 août 2001

 

[5] Bouguereau, Adolphe William, Amour fraternel, n° d’inventaire 544, livre 2, page 61, vendu à Knoedler & Co à New York en décembre 1863

[6] Corot, Jean Baptiste Camille, Idylle, n° d’inventaire 10173, livre 9, page 44, vendu à Georges Petit en décembre 1877

[7]Voir par exemple, PENOT, Agnès “A lesson from the Goupil & cie`s stock books: Gaining prosperity through Networking”, In Getty Research Institute journal, février 2010

Leave a Reply