Livre Blanc sur l’Enseignement de l’Histoire des Arts : entretien avec Laurence Bertrand Dorléac (avril 2012)

Entretien avec Laurence Bertrand Dorléac, professeur d’histoire de l’art à Sciences Po, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France (avril 2012, par écrit)

Comment analysez-vous le développement de l’histoire de l’art à Sciences Po ou dans les écoles de commerce ? Quel intérêt ces établissement peuvent-ils avoir à élargir leur offre de formation à des enseignements d’histoire de l’art ? S’agit-il de légitimer des parcours à coloration plus ou moins culturelle tels que la majeure « Médias, arts et création » d’HEC ? Y voyez-vous une menace ou une chance pour les universités ? Quelle place viennent occuper dans ce cadre les très nombreuses formations en « gestion culturelle » (master de Dauphine, MS de l’ESCP, partenariat ESSEC-Ecole du Louvre, etc.) ?

On commence enfin à comprendre que l’histoire de l’art est une spécialité au centre de préoccupations très importantes dans les sociétés d’hier comme aujourd’hui. Il suffit de voir les files d’attente devant les musées pour se rendre compte que l’art répond aux besoins profonds d’un grand public. Il est normal que les amateurs, de plus en plus nombreux, aient envie d’apprendre l’histoire de l’art — Toute l’histoire de l’art et surtout en France où l’histoire bénéficie d’un intérêt particulier.

Certains établissements, en particulier les écoles de commerce, développent des filières liées au marché de l’art. Je ne crois pas que celles-ci soient les plus porteuses, compte tenu du discrédit croissant de la marchandisation généralisée. Depuis toujours, l’art a joué un rôle symbolique fondamental. Le marché est une partie de son programme, qui a pris une place exceptionnelle ces derniers temps mais sans nous en dire plus sur la fonction de l’art qui le déborde de toutes parts. Les grands experts sont forcément de grands amateurs et connaisseurs qu’il est impossible de former avec un vernis culturel. Il n’y a aucune menace pour les formations comme les universités ou l’École du Louvre, plus perfectionnistes en la matière. Elles ont des traditions de savoirs très solides et qui évoluent. Comme à Sciences Po. Ce n’est pas un hasard si c’est Bruno Latour qui a eu l’idée de créer une chaire d’histoire de l’art, au moment où cette école recrutait une pléiade de chercheurs de haut niveau dans toutes les matières, de façon à ce que ce lieu devienne une grande université. Dès la première année, les étudiants peuvent suivre des cours d’histoire de l’art (que je donne au Musée d’Orsay), mais ils doivent aussi avoir une pratique artistique, avant d’avoir la possibilité d’intégrer plus tard l’École des arts politiques ou de faire de la recherche jusqu’au doctorat.

Quant à la « gestion culturelle », j’ai participé à la mise en place de ces cursus à l’Université, c’est une catastrophe et cela ne répond pas du tout à l’attente des institutions culturelles et du public. C’est une matière molle, avec des contenus trop flous, qui sont très superficiels, alors que l’on attend des gens qu’ils aient appris à penser, à analyser, à connaître de l’intérieur les objets dont ils parlent, qu’ils exposent ou qu’ils vendent. 

Les arts ne s’apprennent pas dans un manuel de management. Ils supposent des enseignements adéquats et solides.

Vous savez qu’après une multitude de tentatives, les historiens de l’art ne sont toujours pas parvenu à obtenir un concours de recrutement spécifique : à votre avis, pourquoi cela n’a-t-il pas marché ? Etes-vous favorable à la création d’un tel concours ? Si oui, sous quelle forme ? Si non, pensez-vous à une autre solution ? Il semble qu’il existe de réelles réticences de la part des historiens et des plasticiens : pourquoi ?

La France est un pays où la tradition des concours est encore forte. Que l’histoire de l’art n’ait pas obtenu le même statut que les autres disciplines ne veut pas dire qu’elle est moins importante que les autres, elle a un statut exceptionnel qui ne répond pas aux vrais besoins actuels.

Tant que les concours existeront dans ce pays, il faudrait au minimum un CAPES de façon à ce que les enseignants qui vont enseigner l’histoire de l’art soient formés à cet effet. Ce qui n’est absolument pas le cas et c’est un scandale. Du coup, les enseignants sont obligés de bricoler des formations en supplément de leurs horaires de cours — j’en connais qui suivent mes cours de 1ère année pour pallier ce manque. Les raisons d’une telle situation tiennent à l’égoïsme des disciplines qui ont déjà un concours, à leur corporatisme étroit, au manque de courage des gouvernements qui n’ont jamais pris la mesure de l’intérêt général pour l’histoire de l’art.

Une histoire de l’art ouverte à tous les supports. La définition de l’art évolue, les artistes eux-mêmes la remettent en cause et c’est bien l’intérêt de notre spécialité que d’être à la fois objet singulier et de réflexion sur la façon de voir et de sentir des sociétés.

Comment analysez-vous la réforme qui a introduit à la rentrée 2009 un enseignement obligatoire d’histoire des arts ? Après un tel évènement, comment capter à nouveau l’attention du corps politique ?

Cette réforme est un effet de manche mais aucun moyen véritable n’a été donné aux établissements pour assurer aux élèves des enseignements de qualité. Elle a joué sur le volontarisme des enseignants qui peuvent avoir une vraie passion pour les arts sans avoir la formation nécessaire pour enseigner en la matière.

Qui accepterait qu’un professeur d’espagnol décide de donner les cours en mathématiques ? C’est pourtant ce qui se passe en ce moment alors qu’il existe de nombreux lieux où se forment sérieusement les jeunes gens.

L’attention du corps politique ? À force de répéter les choses, ce corps finira bien par comprendre qu’il faut donner un peu d’âme à ses réformes et de vrais moyens, en allant puiser les talents et les compétences là où ils sont. J’aime enseigner à Sciences Po qui prépare aussi aux arts « politiques » dans le but aussi d’informer en les formant les futurs politiciens…

Fasse qu’ils comprennent que l’art a une fonction essentielle de laboratoire où se nouent et de dénouent des enjeux symboliques de taille, dont tout le monde a besoin pour vivre librement et non comme un esclave. Picasso disait que l’art était comme les fétiches, pour aider les gens à ne plus être sujets des esprits et devenir indépendants. Il serait temps que notre monde reconnaisse ces vertus multiséculaires s’il veut avoir une chance de survie qui en vaille la peine.

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