Séminaire : « Et pour la petite histoire. Théorie et pratique de l’anecdote en art et histoire de l’art » (Ensba, Paris, novembre 2022-juin 2023)

Séminaire de recherche du CNRS 2022-2023

un vendredi par mois à l’École des Beaux-Arts, 14 rue Bonaparte, Bâtiment des Loges, salle 2B

Le plus souvent, l’attention est captée par des pas de côté : dans le continuum d’un récit, la cohérence d’une démarche, d’un discours, un « récit bref d’un petit fait curieux » fait événement, arrête le regard, surprend et stimule la pensée. Les anecdotes fonctionnent comme une récréation au cœur de l’étude car elles impliquent une rupture dans les modalités de réflexion. A travers elles, quelque chose vient à nous, nous interpelle par son étrangeté, sa familiarité, son pittoresque, sans que l’on doive s’appliquer à son étude. Comme le punctum de Barthes qui qualifie la manière dont une image nous point et finalement s’empare de nous en faisant vibrer des échos intimes et souvent inconscients, une anecdote réussie nous prend par la main pour nous entraîner à sa suite. Ce format qui emprunte à la parabole représente aussi une forme d’humilité de la pensée. Il s’agit en effet via l’anecdote à la fois d’intéresser, d’entraîner, donc de faciliter l’accès, et de proposer non pas une démonstration, une pensée formée et dans une certaine mesure fermée, mais bien

un point de départ, que chacun et chacune peut choisir de suivre à son gré. Nous proposons de voir dans cette générosité un véritable propos et finalement un positionnement intellectuel à part entière.

On sait toutefois combien les rapports de la discipline historique avec l’anecdote sont conflictuels. Si les vies de peintres de la Renaissance et de l’époque classique étaient émaillées de petits faits plus ou moins vrais sur les artistes, histoire de l’art et histoire se sont construites comme disciplines scientifiques contre ces pratiques narratives jugées secondaires, peu fiables et souvent stéréotypées. L’école des Annales, sans délaisser systématiquement le genre biographique – voire parfois en le renouvelant –, n’en a pas moins mené une critique en règle des « plumitifs de l’historiette », tandis que la sociologie, Pierre Bourdieu en tête, a souvent dénoncé la douteuse « illusion biographique ».

Pourtant, l’histoire littéraire et la théorie de l’(auto)biographie ont établi de longue date que les récits de vie – dont l’anecdote est un fragment – sont des constructions fictionnelles, où la réalité vécue est transformée, agencée et remaniée ; et c’est précisément dans cet écart, cette poétique, cette artificialité même, que réside l’intérêt du genre. À condition, bien sûr, d’envisager l’anecdote en rapport étroit avec celui ou celle qui la raconte et la transmet, comme discours situé et prise de position, dans le champ de forces qu’est le champ de l’art.

Par ailleurs, il apparaît légitime de se demander dans quelle mesure la répugnance épistémologique vis-à-vis de l’anecdote participe – sans que ce soit nécessairement son objectif – à nourrir l’idée qu’on puisse « séparer l’homme de l’artiste », avec les effets pervers que l’on connaît, tant au sein de la discipline que du monde de l’art et de ses institutions. Force est de constater que certains faits hâtivement tenus pour anecdotiques – par exemple sur la vie familiale, sentimentale ou sexuelle des personnes –, si l’on veut bien les considérer comme révélateurs d’une articulation de l’individuel et du social, peuvent témoigner de phénomènes d’émancipations individuelles et collectives ou de violences systémiques qui existent et s’exercent dans le monde de l’art comme ailleurs.

Enfin, dans nos pratiques d’enseignant·e·s, de chercheur·e·s, de curateur·ice·s ou d’artistes, le recours à l’anecdote est une ressource souvent précieuse. Elle a ses vertus – pédagogiques, heuristiques, persuasives, (ré)créatives. Elle participe de logiques épistémologiques, didactiques ou poïetiques, mais aussi de stratégies de captation de l’attention, de récit de soi ou de storytelling. Elle peut être un outil pour l’enseignant·e en passe de perdre l’attention de ses élèves. C’est aussi bien souvent un point d’entrée dans une nouvelle recherche. Pour l’artiste, elle peut permettre d’éclairer l’élaboration ou le sens d’une œuvre, à destination de critiques, de marchands ou du public. Elle est tour à tour impulsion, media et support de nos pratiques artistiques et scientifiques.

Ce séminaire propose donc de considérer l’histoire de l’art à ses frontières intérieures, là où elle entre en contact avec l’individu, et de réfléchir à partir de la chair qui entoure la pensée, lui donne sa forme et dans une certaine mesure sa saveur. Il pourrait aussi être l’occasion d’aborder la question de l’anecdote à travers les œuvres des collections de l’École des Beaux-arts.

Séminaire mensuel, novembre 2022-juin 2023

Le vendredi, 17-19h, à l’École des Beaux-Arts de Paris

Les séances seront accessibles en ligne via Microsoft Teams,

merci de nous contacter : deborah.laks@cnrs.fr ; emmanuel.guy@gmail.com

 

PROGRAMME

25 Novembre 2022 : Séance d’introduction par Emmanuel Guy et Déborah Laks.

Emmanuel Guy est historien de l’art et du design, commissaire d’exposition et enseignant de lettres au lycée Suger dans le quartier du Franc-Moisin à Saint-Denis (93) ; il enseigne également cette année le séminaire « Objets sociaux : art, pratique sociale et culture matérielle » au sein du Master d’Histoire de l’art de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur les enjeux de la représentation des rapports sociaux dans l’art et la littérature, en particulier aux 20-21ème siècles ; il mobilise pour cela la littérature comparée, l’histoire de l’art et les approches culturalistes.  Ses recherches doctorales ont porté sur Guy Debord et l’Internationale situationniste auxquels il a consacré des expositions (Bibliothèque nationale de France, 2013 ; FDP, Paris, 2013), des ouvrages collectifs (Gallimard/BnF, 2013 ; Actes Sud, 2013 ; L’Échappée, 2016 et 2019) et un essai, Le Jeu de la Guerre de Guy Debord. L’Émancipation comme projet (B42, 2020). Il est par ailleurs commissaire d’exposition au sein de l’espace d’exposition et de production Treize, à Paris.

 

Déborah Laks, docteure en histoire de l’art, est chargée de recherche au CNRS, au LIR3S (Laboratoire interdisciplinaire Sensibilités, Soin, Société) de l’université de Dijon. Ses recherches s’orientent sur la question de la transmission et de la pédagogie via des réflexions sur la mémoire et l’imaginaire. Elle conduit actuellement un projet intitulé « L’enseignement des arts plastiques entre 1933 et 1999 : l’avant-garde en héritage ». Outre de nombreux articles et participation à des catalogues d’exposition, ses publications récentes incluent Des déchets pour mémoire. L’utilisation de matériaux de récupération par les nouveaux réalistes (1955-1975), Les Presses du Réel, 2018, la direction scientifique d’une anthologie des textes de Daniel Spoerri, Anecdotomania. Daniel Spoerri sur Daniel Spoerri, Editions des Beaux-arts, 2021. Elle a organisé plusieurs colloques internationaux dont elle a co-dirigé les actes, notamment, Artistes enseignantes. La transmission au prisme du genre avec Aware association for women artists en 2020. Elle enseigne à Sciences po Paris.

 

16 Décembre 2022 : « Pour une pratique anecdotique de la critique d’art », par Camille Paulhan

Camille Paulhan, docteure, critique d’art (membre de l’AICA-France), enseigne à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon. Elle a écrit sur le sucre, les œuvres gommées, la transmission en écoles d’art, les livres d’or d’expositions, les artistes femmes âgées, les chefs-d’œuvre d’étudiant·es de la classe préparatoire de l’École d’art de Bayonne, le dessin performé, les métaphores excrémentielles dans les œuvres chocolatées, la moisissure, les champignons hallucinogènes dans l’art contemporain, l’ostension de la couronne d’épines de Notre-Dame de Paris, les œuvres enterrées, la scène artistique castelroussine, les boîtes de conserve dans l’art des années 1960, l’avenir de l’art prédit par une cartomancienne, entre autres. En 2021, elle a publié un essai, Couper à travers les ronces, aux éditions Sombres torrents.

 

27 Janvier 2023 :  « Raconter des histoires, penser avec l’anecdote », par Clara Schulmann

Clara Schulmann (née en 1981 à Paris) mène une activité d’écriture depuis les années 2000, principalement comme critique d’art. Elle a dirigé différents ouvrages et contribué à des monographies d’artistes. Avec Des femmes dans des livres, elle a notamment préfacé la traduction française de Fétichisme et curiosité de Laura Mulvey (Éditions Brook, 2019). Clara Schulmann est également docteure en études cinématographiques. Entre 2007 et 2013, elle a mené à Paris une activité de programmatrice de films dans le cadre du Silo, un collectif de chercheuses en cinéma. Entre 2012 et 2018, elle a enseigné l’histoire et la théorie de l’art à l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux. Elle est aujourd’hui en charge d’un séminaire de diplôme aux Beaux-Arts de Paris (Ensba) qui s’intéresse, à travers différents textes et films, à la façon dont on raconte des histoires.

 

17 février 2023 : « L’anecdote comme geste. Pratiques artistiques et histoires de l’art », par Baptiste Brun

Baptiste Brun est enseignant-chercheur en histoire de l’art contemporain à l’Université Rennes 2, depuis septembre 2015. Ses travaux portent sur les interactions entre création artistique, histoire de l’art et sciences humaines et sociales dans la seconde moitié du XXe siècle, sur des œuvres et travaux apparentés à l’Art Brut et sur l’épistémologie de l’histoire de l’art pensée en regard du primitivisme. Depuis 2020, il codirige le département d’Histoire de l’art et archéologie et encadre depuis 2019 le Master 2 parcours « Métiers et arts de l’exposition » de Rennes 2, consacré aux pratiques de l’exposition dans le champ de l’art contemporain. Ses activités de recherche se prolongent dans un travail de commissariat d’expositions et de conférences-performances. Il est l’auteur de Jean Dubuffet et la besogne de l’art brut – critique du primitivisme, paru en 2019 aux Presses du Réel.

 

17 Mars 2023 :  « Pédagogie et post-punk : histoires alternatives de l’école d’art » par Gavin Butt, James Horton et Gallien Déjean

Gavin Butt est écrivain, commissaire d’exposition et réalisateur. Historien de la culture, il s’intéresse aux liens entre les arts visuels, la musique populaire, la culture queer et la performance. Il était auparavant professeur de cultures visuelles et de performance à l’université Goldsmiths de Londres, titulaire de la chaire Attenborough de théâtre et de performance à l’université du Sussex et maître de conférences en études culturelles des beaux-arts au Central Saint Martins College of Art and Design. Il est actuellement coprésident du forum de recherche sur les arts contemporains de Northumbria. Il est notamment l’auteur de Between You and Me: Queer Disclosures in the New York Art World, Duke University Press, 2005, ainsi que, avec Irit Rogoff, Visual Cultures as Seriousness, ed. Jorella Andrews, Sternberg Press, 2013, et plus récemment de No Machos or Pop Stars: When The Leads Art Experiment Went Punk, Duke University, 2022, qui étudie la formation et l’histoire de groupes post-punk autour des écoles d’art au nord d’Angleterre entre 1974 et 1981.

 

James Horton est doctorant en histoire de l’art à l’École normale supérieure, enseignant en histoire de l’art contemporain et pratiques d’exposition à l’Université de Tours, et chercheur associé à la Bibliothèque nationale de France. Ses recherches portent sur le collage, les techniques cut-up et le mail art aux années 1960 et 1970 ainsi que sur les pratiques expérimentales d’écriture, d’édition et de traduction. Il est également traducteur, commissaire d’exposition, membre de Treize, collectif de production et de diffusion artistique basé à Paris.

 

Gallien  Déjean est critique d’art et commissaire indépendant. Il enseigne l’histoire de l’art et la théorie à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL) et à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy (ENSAPC). Il est membre de Treize, structure de production, d’exposition et d’édition. Il est l’auteur de la première rétrospective consacrée au collectif anglais BANK (2012). De 2013 à 2015, il a été commissaire d’exposition au Palais de Tokyo. En 2018, il a organisé au Plateau Frac Île-de-France l’exposition A Study in Scarlet autour de l’œuvre de Cosey Fanni Tutti. Il a publié plusieurs livres, dont un entretien avec Jacqueline de Jong en 2020 (Manuella Éditions). Il a codirigé l’ouvrage The BANK Fax-Bak Service, édité en 2021 par Treize, Lenz Press et la Kunsthalle de Zurich. Il a participé au comité de pilotage de l’édition 2021 de l’Université d’été de la Bibliothèque Kandinsky intitulée « Galeries-Anti-Galeries ».

 

14 Avril 2023 : « La vie anecdotique de Jean Auguste Dominique Ingres. Deux ou trois motifs biographiques, leurs contempteurs et leurs interprètes modernes », par François-René Martin 

« Exposer l’anecdote : l’exemple de l’exposition consacrée à l’histoire de l’école des beaux-arts », par Alice Thomine-Berrada 

François-René Martin est né en 1965 à Colmar ; il a étudié les sciences politiques à l’Institut d’Etudes Politiques, et l’histoire de l’art et l’archéologie à l’Université Marc Bloch, toutes deux à Strasbourg. Il est docteur en sciences politiques et en histoire de l’art. Sa thèse de doctorat en histoire de l’art, dirigée par Roland Recht, s’intitulait Grünewald et ses critiques (XVIème -XXIème siècle) il est habilité à diriger des recherches. Il a récemment dirigé des recherches au Centre allemand d’histoire de l’art à Paris et a été chercheur invité au Getty Center de Los Angeles et au Clark Institute de Williamstown. Enseignant l’histoire générale de l’art aux Beaux-Arts de Paris depuis 2007, il est également coordinateur de la recherche à l’Ecole du Louvre. Il travaille actuellement sur les mythes artistiques, sur les questions historiographiques et sur Ingres et Raphaël.

 

Alice Thomine-Berrada est conservatrice en charge des peintures et sculptures aux Beaux-Arts de Paris et responsable à ce titre d’un important ensemble d’œuvres réalisées par les anciens élèves, ainsi que de l’histoire de l’enseignement qui en constitue l’arrière-plan. Elle co-dirige, avec Déborah Laks et France Nerlich le projet « Reg-arts, Publication d’une base de données des anciens étudiants de l’Ecole des Beaux-arts de Paris », qui documentera plus de 13 000 élèves peintres et sculpteurs, français et étrangers, hommes et femmes, célèbres ou non, qui ont été inscrits à l’École depuis sa fondation informelle, suite à la suppression de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1793, jusqu’en mai 1968. Outre de nombreux articles et participation à des catalogues d’exposition, ses publications récentes incluent la direction avec Philippe Cinquini, La naissance des Beaux-Arts, Du Grand Siècle à la Révolution, Shanghai, 2019.

 

12 Mai : « Anecdotes d’atelier : Comment saisir la délégation du travail artistique? », par Thibaut Menoux

Thibaut Menoux est sociologue. Formé au département de sciences sociales de l’École normale supérieure d’Ulm, il est aujourd’hui enseignant-chercheur à Nantes Université, au sein du laboratoire CENS (Centre nantais de sociologie). Spécialiste du travail et des groupes professionnels, il s’intéresse notamment aux confrontations sociales, c’est-à-dire aux rencontres entre individus aux caractéristiques sociales contrastées. Après une thèse sur les concierges des hôtels de luxe, il travaille actuellement sur les assistant.e.s de grands artistes internationaux. Il mène également une réflexion sur les alliances entre photographie et sciences sociales en partenariat avec l’Agence VU’ à Paris. Ses articles sont publiés dans Sociétés contemporaines, Travail, genre et sociétés, Cultures et Conflits ou encore Poli. Politique de l’image.

                                                                

23 Juin : « Entretiens et anecdotes : facéties du récit et vertus de l’oralité », par Clélia Barbut

Clélia Barbut est historienne de l’art, chercheuse associée à l’université Rennes 2, actuellement lauréate d’un soutien du Centre National des Arts Plastiques pour un projet de recherches nommé « Généalogies de la performativité ». Après une thèse consacrée à l’émergence des pratiques artistiques performatives pendant la décennie 1970, elle s’est spécialisée autour des thèmes des archives et de la transmission en art. Elle mène depuis 2014 une longue série d’entretiens avec des artistes, à travers lesquels elle étudie les vertus méthodologiques et historiographiques du récit et de l’oralité.

 

 

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