16 et 17 novembre 2017, Université Paul Valéry (Montpellier III)
Si les périodes de conflit ont toujours été des moments privilégiés pour réifier l’ennemi, lui ôter une part de son humanité et repenser les sentiments d’appartenance nationaux, politiques et religieux, la Grande Guerre, par la profonde modernité de sa violence et par son ampleur, a redessiné les contours de la plupart des identités de son temps, qu’elles soient individuelles ou collectives. Les expériences brutales de mixité sociale, la soumission politique des peuples à un pouvoir fort et centralisé, l’exaspération de la haine ressentie à l’égard de l’ennemi, la découverte d’une violence déshumanisant le combattant, le deuil, le mal du pays, la mutilation ont conduit à autant de bouleversements majeurs dans la manière de se percevoir et d’appréhender l’altérité, amie ou ennemie, durant la guerre et les années qui l’ont suivie. Naturellement, ces reconfigurations, complexes et mouvantes, ont largement informé le monde des arts, dont tant d’acteurs ont pris part au conflit, directement sur le front ou depuis l’Arrière. C’est notamment la langue qui a été touchée, dans les textes fictionnels comme dans les écrits journalistiques, cristallisant les pôles du moi et de l’autre autour de quelques traits caricaturaux, ou tâchant d’en donner des images plus subtiles. Se côtoient ainsi dans les textes d’époque les appellations antagonistes de poilu et de Boche, de Tommies et de Huns, ou encore des désignations de soi teintées d’autodérision sinon d’antimilitarisme, à l’instar du français PCDF (Pauvres Couillons Du Front) ou de l’allemand Frontschweine (cochons du front). L’image n’est pas en reste, avec une vivacité toute particulière de l’iconographie médiatique et artistique, oscillant entre réalisme, ludique et tentation morbide, caricatures de l’autre et de soi, postures dont le sens politique pourra naturellement varier selon la source et la période de production. Malgré tout, des convergences se font sentir entre certaines œuvres précoces (Le Feu, Barbusse, 1916) et des productions plus tardives (La Grande illusion, Renoir, 1937), où filtre une nette volonté de dépasser les clichés identitaires nationaux.
Les arts plastiques et cinématographiques, la musique, la photographie et la littérature se sont présentés dans la guerre et tout au long du XXe siècle comme le lieu privilégié d’une réflexion sur l’autre et les moyens de le représenter, sa figurabilité, sa relation au moi, ou encore sa place dans divers ensembles communautaires. Et le phénomène présente d’autant plus d’intérêt qu’en retour, le choc de l’événement historique a forcé les artistes à repenser leurs pratiques et les formes de l’art pour mieux saisir des réalités identitaires souvent plus complexes ou a contrario plus manichéennes que ce que permettaient de représenter les modèles jusqu’alors à leur disposition. Formidable déclencheur pour la création artistique, la Première Guerre mondiale fut ainsi l’occasion de solides permanences (réalismes, épique) et d’un certain retour à l’ordre, tout en alimentant et en amorçant des expérimentations artistiques variées, parfois vectrices d’une formidable modernité (futurisme, poètes de l’Esprit nouveau, dadaïsme, expressionnisme, avant-garde cinématographique…). Ce bouleversement des identités continue aujourd’hui encore d’inspirer la création artistique, avec la redécouverte, ces deux dernières décennies, de nombreux documents d’époque, parmi lesquels la correspondance, les images d’archives et les journaux intimes tiennent une place de premier choix.
L’objectif de ce colloque, s’inscrivant dans la lignée des nombreuses manifestations ayant commémoré le centenaire de l’événement, serait de contribuer à mettre en lumière la façon dont la Grande Guerre a œuvré à l’orée du XXe siècle, à la prolongation, la disparition, la redéfinition dans les arts de nombreuses identités individuelles et collectives prêtes à entrer dans la modernité à travers le vécu et l’assimilation d’une expérience plus que traumatique. Comment les arts ont-ils pris en charge la relation de l’individu à la communauté ? De quelle façon les identités ethniques, culturelles, politiques ou sexuelles ont-elles trouvé leur place dans la représentation de la guerre ? Comment et pourquoi des œuvres en sont-elles arrivées à marginaliser ou à nier l’identité de certains groupes d’individus ? Quels nouveaux moyens de représentation les artistes ont-ils inventés pour figurer l’autre dans leurs œuvres et dans quelle mesure peut-on dégager une progression chronologique ? A travers ces questionnements, notre manifestation voudrait constituer une première occasion de faire le point sur la difficile question de la représentation des identités dans la Grande Guerre, en n’écartant aucun des divers supports artistiques ayant façonné des images de soi et d’autrui au cours du XXe siècle.
Images de soi, images de l’autre
La nébuleuse des identités de guerre
De l’exacerbation de la virilité qui se manifeste dès les premiers romans de tranchées aux très spirituelles lettres de guerre du soldat Lemercier, une complexe et mouvante pyramide des identités se donne parfois à voir au sein au sein des nombreuses œuvres sur la guerre résistant à une cristallisation autour des seules identités nationales. Appartenances régionales, sociales, religieuses, identités sexuelles et genrées n’ont pas manqué d’informer une production artistique nécessairement sensible aux clivages ayant marqué cette époque de crise, comme aux tentatives de les dépasser. Quelle image Cocteau donne-t-il des corps masculins dans ses écrits et ses dessins de guerre ? Dans quelle mesure les photographes officiels dépêchés par l’armée sur le front (Albert Moreau, Jacques Agié, ou, dans le domaine pictural, l’illustrateur de presse Georges Scott…) cherchent-ils à homogénéiser l’image de la nation en armes ? En naviguant entre les silences et les non-dits, cet axe aura pour objet d’éclairer les rapports entre individu et communautés, l’imbrication et la hiérarchisation des identités dont rendent compte les œuvres d’art, sans oublier la place dévolue aux images positives de l’altérité.
Représenter l’ennemi, entre cliché et singularité
Avec la survenue du conflit, la figure de l’ennemi devient un lieu clef des imaginaires populaire, médiatique et créatif. Nombre d’œuvres nourrissent naturellement l’antagonisme des nations en guerre, en revêtant l’ennemi des traits les plus négatifs. Le journaliste suisse Louis Dumur dresse ainsi de l’Allemand un portrait d’une violence caricaturale (cruauté, docilité bestiale…) dans les romans bellicistes Nach Paris et Le Boucher de Verdun, qu’il publie en 1919 et 1921. A contrario, certains complexifient le rapport des arts à l’altérité, en en privilégiant des incarnations secondaires, à l’instar du J’accuse d’Abel Gance (1919), qui fait le procès des profiteurs de guerre. D’autres encore mettent l’accent sur une empathie teintée d’humanisme, tandis que certaines œuvres rendent compte de la difficulté de composer avec l’absence d’un ennemi largement évincé par les armements de la guerre industrielle (Explosion du peintre britannique Christopher R. W. Nevinson, 1915). Nous porterons ici une attention particulière à la question du cliché, qui constitue un repère fondamental concernant la réflexion sur les identités, tant pour les artistes qui s’en nourrissent (caricatures de presse) que pour ceux qui essayent de s’en écarter.
Les identités à l’épreuve du temps
De la Belle Époque à la Grande Guerre : naissance d’identités de guerre
Nous aurons également l’occasion de nous demander ce qui subsista dans les arts des identités antérieures à la Grande Guerre, dans une perspective diachronique. Il faudra par exemple cerner ce que l’entrée dans l’armée ou l’expérience de la violence put gommer ou accentuer des sentiments d’appartenance sociale, politique ou professionnelle acquis avant l’entrée en guerre. La mobilisation amena en effet des milliers d’artistes à revêtir l’uniforme, en tant qu’officiers (Genevoix, Pézard ou le peintre George Desvallières) ou en tant que simples soldats (Léger, Dorgelès, Cendrars…), et à remodeler leur lecture sociétale par la fréquentation de compatriotes issus de classes sociales et de territoires mal connus d’eux. L’intégration sans cesse accrue de langues argotiques et dialectales fantasmées dans nombre de romans de l’époque en fut l’une des traces stéréotypiques. L’image du corps connut également de grandes remises en question, du renouveau des corps triomphants portés par les fresques nationalistes fictionnelles (Une page de gloire, film patriotique de Léonce Perret, 1915) à la représentation de ces corps déchus, meurtris, détruits dont les images de gueules cassées et de carnages ont préservé la mémoire (pensons à La Tranchée, Otto Dix, 1918 ou aux sombres dessins de guerre de Zadkine). Fernand Léger écrit ainsi au mois de mars 1915 : « Il n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui l’envoie aux quatre points cardinaux… »
Mémoire et réappropriations artistiques des identités de guerre
La disparition des derniers témoins de la Grande Guerre, contemporaine de la célébration du centenaire, semble avoir coïncidé avec un puissant regain d’intérêt du monde des arts pour cette expérience traumatique majeure. Écrivains, cinéastes, auteurs de bande dessinée réinvestissent depuis quelques années des figures d’hommes et de femmes de l’époque pour exprimer dans bien des cas des craintes et espérances liées au contexte actuel de production, à l’image de ce qu’avait fait Joseph Losey avec King and country dès 1964. Sur quels clichés, quelle documentation et quelles sources primaires les œuvres contemporaines fondent-elles leur travail de mémoire pour mettre en scène alliés et ennemis ? Quelles déformations les grands événements historiques firent-ils subir aux représentations identitaires de la Grande Guerre ? On sait qu’au milieu du XXe siècle déjà, la Deuxième Guerre mondiale avait eu un fort impact sur la perception des identités de 14, de Cendrars faisant paraître La Main coupée en 1946 à Drieu republiant en 1941 ses poèmes de jeunesse sur 14, en adaptant son approche des Allemands à sa situation nouvelle de collaborateur. La production d’après-guerre réservera une place particulière à la quête identitaire des descendants, partis à la recherche des corps perdus, d’une mémoire fragmentée par la disparition de tout une génération (La Vie et rien d’autre, B. Tavernier, 1989).
médias et espaces : circulation des identités de guerre
La question des identités est aussi à comprendre sous le jour des multiples circulations de personnages, de clichés et d’œuvres qui se jouent dès les premières années de guerre. Barbusse est par exemple traduit en anglais et en allemand avant 1919, tandis que nombre de romans de guerre s’abreuvent des représentations typiques produites par la presse pour façonner l’image littéraire du bon poilu jovial et débrouillard. Conçues sur le long terme, en quoi ces adaptations et reprises modifient-elles l’image de l’altérité et du soi ? Qu’en est-il, par exemple, des différentes figures de l’autre dans A l’Ouest rien de nouveau (Erich Maria Remarque, 1929) et dans ses différentes adaptations cinématographiques et télévisuelles (Lewis Milestone, 1930 ; Delbert Mann, 1979) ? Comment un jeu vidéo pédagogique comme Soldats inconnus, inspiré de lettres de soldats, présente-t-il les diverses figures de l’altérité ? Ces questionnements menèrent à expérimenter des outils stylistiques originaux pour se dire et dire l’autre, pendant ou après la guerre (réalisme morbide, langue populaire, humour…). A la frontière du XXe et du XXIe siècle, à l’heure où émergent des supports résolument nouveaux (image numérique, internet, dispositifs d’immersion ou de participation), certains opèrent un retour aux documents originaux, qu’ils intègrent in extenso à leur propre production. Nous nous intéresserons également aux circulations spatiales (œuvres produites dans des pays neutres, production depuis le front ou l’arrière, traductions, intertextualité…) et aux perceptions territoriales de l’identité (lectures de soi et de l’autre dans la représentation des espaces).
Si ce colloque entend se concentrer pour l’essentiel sur les exemples français, britanniques et allemands, nous examinerons attentivement toute proposition prenant en compte les thématiques proposées dans le cadre des autres fronts et chez les autres belligérants.
Les propositions, en anglais ou en français (500 mots, quelques lignes de curriculum vitae, coordonnées complètes et mention de l’institution de rattachement) seront à envoyer conjointement par courriel aux adresses suivantes, avant le 15 mars 2017 : nicolas.bianchi@univ-montp3.fr et fabien.meynier@univ-montp3.fr Une publication est prévue à la suite de la manifestation.
Comité d’organisation :
Nicolas Bianchi (Université Paul Valéry – Montpellier III, Université de Gand)
Fabien Meynier (Université Paul Valéry – Montpellier III)
Marie-Ève Thérenty (Université Paul Valéry – Montpellier III)
Comité scientifique :
Nicolas Beaupré (Université de Clermont-Ferrand)
Laurence Campa (Université Paris X – Nanterre)
Claire Maingon (Université de Rouen)
Toby Garfitt (Magdalen College, University of Oxford)
Pierre Schoentjes (Université de Gand)
Laurent Véray (Université Paris III – Sorbonne Nouvelle)
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