Avec le basculement européen des XIVe et XVe siècles, le bel ordre divin du monde théorisé par Thomas d’Aquin vacille. Les catastrophes naturelles, les épidémies, les morts soudaines, mais aussi le crime, l’arbitraire social, la faute dissimulée, autant de désordres de plus en plus scandaleux dans un monde ordonné par Dieu. Les conquêtes des nouvelles classes, la fin des communs, la ruine de régions entières, la multiplication des révoltes des miséreux favorisent la recherche de boucs-émissaires. En focalisant les peurs sur certains individus, l’Église fait coup double : elle musèle les contestations et détourne les mécontentements. Tout l’ordre social suivra, les bulles papales ayant entraîné les traités politiques ou philosophiques dénonçant la sorcellerie, et justifiant l’ordre inquisitorial.
Dans ce temps de réformes d’abord avortées, puis canalisées et institutionnalisées, la normalisation de la réforme catholique et de la constitution de l’État encourage à la persécution des rebelles locaux, des résistances marginales, confondant hérétiques et sorciers. Le conflit de la culture savante et de la culture populaire, de l’écrit et de la tradition orale est brutal. À la fin du XVe siècle, les désordres sociaux et les maux naturels sont renvoyés par l’Église aux maléfices d’individus pactisant avec Satan. L’opposition entre le vieux fonds païen et l’ordonnancement divin du monde est canalisé en une lecture manichéenne de la religion pour le peuple, plus accessible que le mythe d’une justice finale. Mais, si Satan est seigneur de ce monde, sorciers et sorcières pourraient être des intercesseurs plus rapidement efficaces, des « coupe-circuit » plus radicaux.
Tel est le machiavélisme de l’Église : populariser une vision dualiste pour la persécuter. Composant un complexe d’hérésie, folie et luxure, dans une répression de plus en plus forte de la sexualité, les pouvoirs religieux et politiques construisent une vision diabolique de la femme, fragilisée par le veuvage ou la privatisation progressive des communs, incarnation des pulsions subversives. Les procès en sorcellerie génèrent une immense littérature du démoniaque : traités de pratiques, minutes de procès, description fantasmatique des rites et des sorts. Le discours des inquisiteurs, la fabrication et l’extorsion des aveux ont force performative. Les contestations et les résistances marginales suscitent la crainte d’une inversion systématique dans un sabbat généralisé. La sorcellerie s’offre comme l’usage négatif de pouvoirs ambivalents : la connaissance de la nature peut être aussi bien bénéfique que maléfique, la guérisseuse, empoisonneuse.
Ainsi, la sorcière fascine et horrifie. La femme, écartée, dans l’ensemble, des pouvoirs officiels, valorisée uniquement dans l’idéal inaccessible de la Vierge, est chargée des pouvoirs souterrains, occultes, secrets de l’ancienne culture à éradiquer, pendants néfastes des mystères chrétiens. Ainsi, la religion à mystères creuse le fossé entre le prêtre et le sorcier, grâce à l’opposition entre Dieu et Satan, façon de masquer le détournement par l’Église du message évangélique, compréhensible, lui, pour les miséreux, et mobilisateur de révoltes millénaristes. Le désenchantement du monde, d’abord par l’Église, puis par la science, détruit la culture ancestrale, d’abord en la diabolisant, puis en la ridiculisant. La scène baroque est le témoin de ce pouvoir, encore inquiétant, mais déjà farcesque, accordé à la sorcellerie, deus ex machina hérétique d’un monde régi par le diable. Le rôle des élites, intellectuelles en particulier, est d’ailleurs ambigu dans cette affaire, lesquelles nourriront parfois la sorcellerie. C’est que la Renaissance a partie liée avec le paganisme, l’occultisme, les recherches des forces cachées de la nature, des leviers secrets du monde, les correspondances, les analogies, les pouvoirs immédiats d’action et d’influence.
La sorcellerie fut considérée longtemps du seul point de vue de ses persécuteurs, qui furent eux-mêmes, en partie, ses inventeurs. Mais elle apparaît depuis la dénonciation du crime de l’Église par Michelet comme le symptôme de tout autre chose qu’elle-même. Cependant, il n’y a pas moins d’ambiguïté à la considérer ainsi, puisqu’elle ne serait alors qu’un fantasme. Son analyse consisterait à expliquer en quoi elle n’est pas elle-même, et comment les sorcières pouvaient avouer en être, croire en être, sans en être : un terrain d’investigation pour la psychologie des foules, l’étude des contagions mentales, l’histoire des mœurs, des croyances et des religions, de la science et de la médecine, mais aussi pour l’histoire sociale et celle de la lutte des classes, l’étude des représentations, et, en particulier, de celles des femmes, les études littéraires et juridiques, enfin l’histoire des sentiments et de la sexualité.
Les trois séances du séminaire Chorea seront l’occasion d’échanger autour de ce thème. Toutes les spécialités sont les bienvenues. Les communications, d’une trentaine de minutes et suivies d’une discussion, pourront être publiées dans la revue Le Verger si les contributeurs le souhaitent. Elles feront en tous cas l’objet de comptes rendus en ligne, visibles sur le site Cornucopia. Les séances sont publiques et ouvertes à tous.
Les propositions de communication sont à envoyer avant le 15 septembre 2014 à l’adresse site.cornucopia@gmail.com. Pour de plus amples informations, nous vous invitons à consulter la page dédiée au séminaire sur le site www.cornucopia16.com.
Le séminaire Chorea a lieu tous les premiers samedis du mois, de 10h à 13h, en salle Paul Hazard, à la Sorbonne, 17 rue dela Sorbonne, 75005 Paris, esc. C, 2e étage.
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