Envisagé comme un acte par lequel se nouent et s’affirment des relations humaines, le don est aujourd’hui considéré comme une forme de communication essentielle d’une société donnée. Il constitue à ce titre un prisme à travers lequel il est possible de considérer un milieu culturel particulier, raison pour laquelle il représente un champ d’investigation particulièrement fécond pour la recherche. Dans le sillage de l’étude fondatrice de Marcel Mauss (L’Essai sur le don, 1923), qui avait conclu à l’existence de trois temps obligatoires du don (donner, recevoir, rendre), plusieurs générations de sociologues et d’anthropologues se sont attachés à définir la nature, les fonctions, les codes et les enjeux de cet acte ou de ce geste fondamental. À côté de son universalité et de sa nature fondamentalement paradoxale , oscillant entre gratuité (générosité, action désintéressée) et réciprocité (retour, contre-don), les études ont surtout mis en exergue le rôle prépondérant de cette forme de langage dans la construction des identités sociales.
Dans le domaine de l’histoire de l’art et de la littérature, l’étude sur le don a permis d’apporter un nouvel éclairage sur les processus de conception, de création et de réception d’œuvres matérielles ou intellectuelles au cours de la première modernité. Cette période voit se développer une économie commerciale orientée vers le profit en parallèle à une économie du don plus traditionnelle, dont les enjeux artistiques, sociaux et politiques se trouvent alors renouvelés. Ainsi, à partir de la Renaissance, le sens accru de la conscience de soi de l’auteur ou de l’artiste pouvait être exprimé de manière plus effective et plus honorable dans un cadeau que dans une vente. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’importance de ce mode de transmission est telle que c’est par le biais de donations que se sont constitués les grandes collections, bibliothèques et cabinets de curiosités.
Puissants agents de médiation dans les dynamiques politiques, religieuses et culturelles, les dons d’objets peuvent par ailleurs être considérés comme les signes des relations activées et affirmées au sein du tissu social, qu’il s’agisse de systèmes de patronage ou de mécénat de cour (exprimant un statut ou un pouvoir), de cadres dévotionnels (impliquant une obligation personnelle) ou encore de sphères privées (attestant de liens familiaux ou amicaux), etc. Mais pour pouvoir participer pleinement, dans une sphère publique, de l’affirmation du pouvoir, l’acte du don suppose un espace d’expression ou un lieu de visibilité. Le geste de donation suppose en effet des paroles et des gestes échangés, il implique parfois un décor, pour ne pas dire un decorum ; mais encore, dans un temps contemporain ou postérieur au geste lui-même, il s’accompagne de représentations visuelles et textuelles chargées d’en pérenniser le souvenir. Autrement dit, c’est de sa mise en scène et de sa publicité qu’il tire son efficacité et sa possibilité de confirmer à l’ensemble de la communauté la qualité des rapports entre donateur (l’artiste lui-même ou le commanditaire de l’œuvre) et récipiendaire.
C’est précisément cette mise en scène du don d’œuvres d’art et d’objets que ces journées d’études souhaitent interroger, à travers deux axes de réflexion distincts mais complémentaires : celui des mécanismes visuels, rhétoriques et littéraires qui instaurent tout autant qu’ils rendent compte de l’acte du don ; et celui de ses effets au sein des dynamiques relationnelles qu’il institue. En d’autres termes, si la recherche s’est surtout focalisée sur l’étude de la temporalité du don à partir de la triade maussienne, et des enjeux sociaux qu’elle sous-tend, il s’agira ici de s’intéresser au lieu figural du don. Ce dernier doit être compris comme un espace de représentation permettant la publicité et la transmission du don, d’une part dans le temps éphémère du geste de donation (cérémonie, fête, etc.) et d’autre part dans le temps pérenne de sa commémoration sous la forme de textes et d’images (les deux temps fusionnant ou se superposant d’ailleurs le plus souvent, puisque que le second temps re-présente idéalement le premier, tout en étant parfois aussi contemporain à ce dernier). Gestes, paroles, dédicaces, mises en abyme, métonymies, allégories, dévoilements, inscriptions, signatures, lettres, etc. sont autant de procédés visuels et textuels qui, parce qu’ils permettent de figurer, d’actualiser et d’intensifier le don, retiendront notre attention.
Parmi ces deux axes d’investigation, nous suggérons quelques pistes de recherche, susceptibles d’orienter la réflexion :
1) Comment l’acte de donation était-il rendu public et communiqué ?
Quels sont les gestes et les paroles qui se nouent autour de l’acte du don d’œuvres d’art ou d’objets ? Quels sont les lieux de leur mise en exposition ? Quels langages figuratifs (descriptif, historique, allégorique, mythologique, symbolique) sont utilisés pour communiquer et mettre en scène l’acte de donation, qu’ils soient dans ou en dehors de l’œuvre ou de l’objet donné ? Quelles sont les relations entre texte et image et le rôle de chaque médium dans cette transmission ? Comment sont représentés les acteurs du don (portrait, attitude, hiérarchie) ? Quels moments du processus sont représentés ? Qui constituait le public cible de tels images/textes ?
2) Quels sont les effets de cette mise en scène ?
Quelles sont les motivations sous-jacentes et/ou la finalité des dons artistiques (espérer une dette ou un contre-don, remercier quelqu’un pour une faveur accordée, véhiculer des messages politiques, dénoter le pouvoir ou la piété, affirmer des alliances, chercher une protection, attendre une gratitude, renforcer l’amitié ou la loyauté, etc.) ? Quels sont les types de relations et les hiérarchies que le don permet d’instaurer ? Comment le don crée et transforme le bien dans
la temporalité de donner/recevoir/rendre ? En quoi constitue-t-il une forme de langage entre les différents acteurs, à savoir le donateur et donataire, mais aussi le monde extérieur ? Comment ces représentations du don étaient-elles comprises et transmises dans un temps postérieur à l’acte du don ? Quelle est la performativité de la représentation du don sur le long terme (dynamique de surenchère, de réciprocité, etc.) ?
Il s’agira en somme de questionner les modes de représentation de cette forme de communication qu’est le don au cours de la première modernité, comme d’en évaluer la performativité au sein d’une dynamique relationnelle. Une telle analyse permettra de mettre en lumière les enjeux de ces constructions visuelles et textuelles du don, en termes de fonctionnement, de rôle ou de statut de ces représentations, mais aussi en termes d’intentions ou de motivation de la part des différents acteurs qui interagissent autour de l’objet donné.
Les propositions de communication, en français ou en anglais, d’environ 300 mots, ainsi qu’un CV, sont à envoyer avant le 1er juillet 2016 par courrier électronique aux adresses suivantes : gwendoline.demuelenaere@uclouvain.be ou
caroline.heering@uclouvain.be.
Le don mis en scène. Représentations visuelles et textuelles de l’acte de donation dans les arts de la première modernité
19-20 janvier 2017
Université catholique de Louvain
Journées d’études organisées par le GEMCA
Comité organisateur : Gwendoline de Mûelenaere et Caroline Heering (FNRS-UCL)
Comité scientifique : Ralph Dekoninck (UCL), Annick Delfosse (Ulg), Gwendoline de Mûelenaere (FNRS-UCL), Agnès Guiderdoni (FNRS-UCL), Felicity Heal (University of Oxford), Caroline Heering (FNRS-UCL), Victor Stoichita (Université de Fribourg)
Bibliographie indicative
ATHANE François, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF (Pratiques théoriques), 2011.
AUWERS Michael, « The Gift of Rubens: Rethinking the Concept of Gift-Giving in Early Modern Diplomacy », European History Quarterly, 43 (2013), p. 421-441.
CAILLE Alain, Anthropologie du don : le tiers paradigme, Paris, Desclée De Brouwer, 2000.
CHANIAL Philippe (éd.), La société vue du don : manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, La Découverte (Textes à l’appui. Bibliothèque du MAUSS), 2008.
FINDLEN Paula, « The Economy of Scientific Exchange in Early modern Italy », dans Bruce T. Moran (éd.), Patronage and institutions. Science, technology and medicine at the European Court, 1500-1750, Rochester, Boydell Press, 1991.
GELL Alfred, L’art et ses agents : une théorie anthropologique, trad. par Sophie et Olivier Renaut, Dijon, Les presses du réel (Fabula), 2009.
GODBOUT Jacques T., Ce qui circule entre nous : donner, recevoir, rendre, Paris, Seuils (La couleur des idées), 2007.
GODELIER Maurice, L’énigme du don, Paris, Flammarion (Champs. Essais ; 783), 2008.
HEAL Felicity, The Power of Gifts. Gift Exchange in Early Modern England, Oxford, Oxford University Press, 2014.
HYDE Lewis, The Gift. Creativity and the Artist in the Modern World, New York, Vintage Books, 2007.
KETTERING Sharon, « Gift-Giving and Patronage in Early Modern France », French History, 2(1988), p. 131-151.
KOMAROFF Linda, Gifts of the Sultan: the arts of giving at the Islamic courts, New Haven, Yale University press, 2011.
MAUSS Marcel, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF (Quadrige. Grands textes), 2007.
NAGEL Alexander, Art as Gift: Liberal Art and Religious Reform in the Renaissance, dans Gadi Algazi, Valentin Groebner et Bernhard Jussen (éd.), Negotiating the Gift: pre-modern figurations of exchange, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2003, p. 319-360.
VON BERNSTORFF Marieke et KUBERSKY-PIREDDA Susanne (éd.), L’arte del dono. Scambi artistici e diplomazia tra Italia e Spagna. 1550 – 1650, Cinisello Balsamo, Silvana (Studi della Bibliotheca Hertziana ; 8), 2013.
ZEMON DAVIS Natalie, The Gift in the Sixteenth-Century France, Oxford, Oxford University Press (The Menahem Stern Jerusalem lectures; The Curti lectures), 2000.
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