L’âge classique a accordé à l’admiration une place importante, que Delphine Denis et Francis Marcoin ont soulignée dans une étude, L’admiration, qui s’étendait du XVIIe au XXe siècles. L’objectif de ce colloque est de comprendre les dynamiques de l’admiration sous l’Ancien Régime à partir du concept de « représentation » proposé par Roger Chartier. « Le concept de représentation, écrit-il dans un article récent, a été un appui précieux pour que puissent être articulées […] les différentes relations que les individus ou les groupes entretiennent avec le monde social dont ils sont partie prenante. » La représentation telle que Chartier la conçoit se situe en effet à la jonction des domaines sociologique, sémiotique et politique. Elle désigne les constructions mentales à travers lesquelles les individus perçoivent la société dans laquelle ils vivent, mais aussi les symboles et les démonstrations institutionnelles en lesquels le pouvoir s’incarne. Parce qu’elle est située au cœur des discours et des pratiques politiques, esthétiques et philosophiques de l’Ancien Régime, l’admiration semble mettre en évidence cette « lutte des représentations » par laquelle Chartier définit la constitution de la société. Nous invitons les littéraires, les historiens et les philosophes à se pencher sur cette hypothèse.
La thématisation de l’admiration est récurrente aux siècles classiques. Elle renvoie d’une part au ravissement suscité par la nouveauté (dans une perspective psychologique ou affective, elle s’entend alors comme une passion brusque, inouïe et déstabilisante) et d’autre part au sentiment d’estime ou de grandeur que l’on éprouve devant un objet ou une personne. Aussi peut-elle désigner des objets différents selon les ordres discursifs.
Dans la théorie cognitive de l’époque, l’admiration est à la fois le signe d’une ignorance et le moteur de l’acquisition de connaissances (l’extraordinaire d’une situation donnée éveillant le besoin d’en connaître la cause). Dans la seconde partie des Passions de l’âme, Descartes présente l’admiration comme « la première de toutes les passions » tout en insistant sur sa passivité : c’est une « subite surprise de l’âme, qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires ». Au siècle suivant, Diderot, dans l’Encyclopédie, la définit au contraire comme une activité : « c’est ce sentiment qu’excite en nous la présence d’un objet, quel qu’il soit, intellectuel ou physique, auquel nous attachons quelque perfection ». Elle se définit d’après lui par opposition à la surprise, qui peut aussi bien être causée par un objet médiocre : la véritable admiration est toujours confirmée par l’examen de la réflexion. L’article est bâti sur une critique de la conception que les moralistes du XVIIe siècle donnent de l’admiration : si Saint-Évremond la considérait comme « la marque d’un petit esprit », une « idée fausse », il est plus juste de dire selon Diderot que « l’admiration d’une chose commune est la marque de peu d’esprit ». La valeur de l’admiration est donc fonction de l’objet auquel elle s’attache ; c’est dire qu’elle est désormais affaire de rapports. L’admiration, ainsi entendue comme expérience, présuppose une dynamique complexe entre un sujet (admiratif) et un objet (que l’on admire). Le principe d’Horace selon lequel l’homme ne devrait être surpris de rien (« Nil admirari ») est largement repris sous l’Ancien Régime, consacrant la toute-puissance de la raison face aux troubles provoqués par les sens. Si l’admiration est souvent conçue comme une soumission suspecte voire dangereuse à l’empire de l’irrationnel, on commence pourtant à lui reconnaître des qualités dynamiques et positives.
C’est d’ailleurs sur ces bases que la théorie dramatique l’exploite. Les enjeux que soulève l’admiration (qui fait la synthèse entre les larmes et la violence tragiques) montrent une transformation graduelle de la sensibilité théâtrale, qui suppose au moins deux régimes de réception contraires : l’effet produit par l’admiration s’orientera soit vers les sens, soit vers la raison. Pour ne donner que quelques exemples, Corneille la mobilise dans la production de la catharsis en révoquant la tradition aristotélicienne fondée sur la crainte et la pitié ; au siècle suivant, dans sesSalons, Diderot développe dans un sens esthétique la distinction posée dans l’Encyclopédie entre admiration et surprise. On peut s’interroger sur le sens que donnent à l’admiration d’autres écrits sur l’art de l’Ancien Régime comme ceux de La Font de Saint Yenne, de Félibien ou de Du Bos. L’étude de l’admiration dans les théories dramaturgiques peut aussi mener à une réflexion sur la nature de l’imitation théâtrale (dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot s’étonne par exemple que l’on puisse rire dans la vie de ce qu’on admire au théâtre) et sur ses implications morales (alors que Boileau et Corneille appelaient de leurs vœux un « pathétique d’admiration » capable d’accentuer la catharsis, la condamnation de la représentation dramatique par Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles va de pair avec celle de la « stérile admiration des vertus de théâtre »).
L’admiration est également une catégorie active dans la théorie politique. Le prince machiavélien en est un exemple, à la fois objet de méfiance et de glorification aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les libertins érudits (Louis Machon ou Gabriel Naudé, pour ne nommer qu’eux) reconnaissent en lui une figure nécessaire mais imparfaite. De la même façon, la figure royale engendre publiquement apologies et éloges, alors que des critiques, le plus souvent privées et acerbes, déconstruisent un symbole par-dessus tout admirable.
Nous invitons les participants et participantes à inscrire leur intervention dans l’une ou l’autre des perspectives suivantes, qu’il s’agisse d’analyses de cas ou bien d’approches transhistoriques.
1. Amours spéculaires
À partir de la figure mythique et millénaire de Narcisse, qui se décompose en une multitude de pathologies de l’amour-propre, cet axe suggère d’étudier l’admiration dans sa dimension spéculaire, où l’admirant et l’admiré se confondent parfois. Il est possible d’envisager le phénomène de l’auto-admiration, ou de l’admiration construisant le sujet en admiratif constant, notamment dans le récit de voyage de l’âge classique, dans les textes des moralistes ou encore dans le roman personnel de l’Ancien Régime. C’est également de cette admiration spéculaire que procèdent les nombreuses querelles d’écrivains de l’époque, où la valorisation de soi-même transite par l’admiration (réelle ou feinte) d’autrui. Quelles sont les dynamiques qu’entretiennent rhétorique et admiration ? Particulièrement dans le roman de l’Ancien Régime, mais également au théâtre, dans la poésie ou encore dans les correspondances, l’admiration a aussi été à la source des passions les plus violentes. Comment travaille-t-elle le sentiment amoureux ? Existe-t-il des liens entre l’admiration amoureuse et la grâce divine ? Entre la mise en scène de soi et l’admiration suscitée chez autrui ? Comment négocier amour durable et admiration spontanée ?
2. Amours romanesques
Des romans épiques du XVIIe siècle aux premiers romans de formation du XVIIIe, on peut se pencher sur le rôle de l’admiration dans l’initiation et l’itinéraire d’un héros. Elle peut servir de point de départ pour étudier l’émerveillement d’un personnage naïf ou encore l’intensité des premières expériences. Il convient aussi de s’interroger sur la place qu’elle occupe dans les systèmes de valeurs des romans tels qu’ils se présentent sur le plan discursif : quelle place tient-elle dans la réflexion romanesque sur les codes de la mondanité ? Sur le plan du récit, comment l’admiration est-elle mise en scène ? Comment les conversations, les rumeurs ou les circulations d’images créent-elles ou défont-elles les relations d’admiration ? Quelle est la place de l’admiration dans les scènes topiques comme celle du bal ou de la sortie à l’opéra ? On pourra s’interroger sur les rythmes narratifs que l’admiration impose au roman lorsqu’elle est un ressort de l’intrigue : sur l’accélération du récit qu’elle peut provoquer (naissance d’une relation amoureuse, rencontre d’un mentor) ou au contraire sur les stases qu’elle peut créer (scènes, portraits, descriptions). L’analyse des effets poétiques ou esthétiques attachés aux scènes d’admiration pourrait ouvrir des pistes sur la description dans le roman d’Ancien Régime. Une réflexion sur les décors de l’admiration pourra aussi être menée en lien avec l’art pictural de l’époque. Quels sont ses lieux et ses paysages ?
3. Admirations esthétiques
Si l’admiration émerge là où il y a ignorance, elle peut cependant être conçue comme un exercice qui permet l’établissement d’un jugement ou une critique. Le sujet admirant une œuvre d’art est subjugué, troublé : il suspend son jugement pour laisser libre cours à l’irrationnel ou au pulsionnel. Comment l’Ancien Régime pense-t-il la figure du spectateur admiratif, entendu au sens large ? Quels sont les régimes de réception ou de lisibilité qu’engendre l’admiration ? Quelles sont les configurations du champ culturel qu’elle entraîne forcément ? Comment l’admiration travaille-t-elle l’établissement des canons ?
4. Cultures de l’admiration
Il convient aussi de s’interroger sur le sens de cette notion dans le discours religieux et politique. Que est le sens accordé à l’admiration dans le dogme chrétien ? Quelles sont les figures exemplaires (ou conspuées) dans le champ politique ? L’admiration constitue-t-elle un moteur dans l’action politique ? On pourra par ailleurs s’interroger sur le rôle de l’admiration dans la psychologie des Lumières. Quelle est sa fonction dans leurs théories de la connaissance ? Quelle place tient-elle dans les fictions des origines ? Dans le domaine moral, on pourra recenser les figures jugées dignes d’admiration, voire essayer de reconstituer le Panthéon des auteurs de l’Ancien Régime. Que devient l’admiration des Anciens ? Quelles sont les figures admirables proposées à l’enfant dans les écrits sur l’éducation ?
Modalités
Les propositions de communication, d’une durée prévue de 20 minutes, doivent être envoyées par courriel au comité organisateur au plus tard le 1er février 2016 à l’adresse suivante : admiration2016@gmail.com. Elles doivent contenir un titre, un résumé de 10 à 20 lignes ainsi qu’une rapide notice biobibliographique.
Flora Amann et Alex Bellemare
Doctorants au Département des littératures de langue française
Université de Montréal
Comité scientifique
Ugo Dionne (Professeur, Université de Montréal)
Benoît Melançon (Professeur, Université de Montréal)
Nihil admirari ? L’admiration et l’Ancien Régime
Université de Montréal, 12 et 13 mai 2016
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