Appel à communication : « « Petites mains » d’artistes dans les pratiques scientifiques » (Nancy, 7 décembre 2016/ Lausanne, 10 mars 2017)

E. Trouvelot, Eclipse totale de soleil, pastel (OBSPM)Ces journées d’études proposent d’interroger l’histoire des rapports entre arts et sciences du point de vue d’une histoire sociale attentive aux acteurs. Il s’agit de saisir quelle(s) place(s) ont occupé les artistes dans le cadre neuf de la science professionnelle à partir du XIXe siècle : celle des laboratoires, des observatoires, des musées, des universités, etc.

Sur ces terrains, l’historiographie a été profondément renouvelée par des travaux récents d’historiens de l’art tout autant que d’historiens des sciences. Se détournant de l’analyse des idées, des questions d’esthétique ou de « l’histoire de la vérité[1] », ils se sont intéressés à celle des objets, des gestes, des sociabilités, de toute une matérialité concrète des pratiques savantes. Bruno Latour depuis les années 1980[2], ou plus récemment Lorraine Daston et Peter Galison[3], ont ainsi montré tout l’intérêt de l’étude des objets scientifiques, notamment des images, conçus comme des productions culturellement inscrites, des artéfacts. Ces apports rencontrent aujourd’hui des travaux mitoyens sur les « savoirs de la main » qui ont révélé l’existence d’échanges de savoirs hétérogènes, notamment avec le monde des artisans, ignorés des écrits théoriques, car incorporés (embodied knowledge)[4]. L’histoire pionnière des images naturalistes a permis d’éclairer les relations entre artistes et savants, et les enjeux épistémologiques de ces rencontres entre arts et sciences dans le cadre d’une « économie morale de l’objectivité[5] » réclamant à la fois l’effacement de la « manière » de l’artiste et la reconnaissance de ses compétences spécifiques. Celle-ci se fait parfois au plus haut niveau institutionnel, par exemple avec la création de la chaire d’iconographie naturelle du Museum, en 1793[6].

Ces travaux, parmi de nombreux autres, invitent à réinterroger la supposée « rupture » qui aurait présidé à l’essor de la science moderne : suivant le récit classique, les méthodes scientifiques se seraient affirmées à partir de la Renaissance, reléguant les arts hors du champ scientifique, voire hors de celui du savoir. La rupture entre ces deux modes d’accès au réel aurait été consommée au XIXe siècle, avec l’affirmation d’une science expérimentale professionnalisée consacrée à sa saisie objective et, dans le même temps, la formation d’une classe d’artistes défendant un abord fondamentalement subjectif. En dépit de cette déqualification théorique des arts du point de vue des sciences, on constate pourtant, dans les lieux de science, l’existence, d’une part artistique occultée dépassant les seuls transferts de techniques – fictions dans les textes savants, rémanence des styles dans les images scientifiques etc. – mais aussi la présence de toute une population de petites mains « d’artistes » qui demeurent mal connus. C’est l’objet de cette journée d’études que de les mettre en lumière.

On sait que ces acteurs sont nombreux : dans des domaines très divers, de l’archéologie à l’astronomie en passant par la paléontologie, la physique ou la médecine, peintres, dessinateurs, photographes, sculpteurs, musiciens etc., apparaissent sous la dénomination « artistes » dans certaines archives, comme producteurs d’images, de sons, de dispositifs expérimentaux, de moyens de conservation ou encore de mise en valeur d’objets ou de collections. Ils interviennent selon des statuts divers et renouvelés, par exemple, dans la pratique désormais courante des résidences d’artistes dans les laboratoires scientifiques. Parmi eux, certain-e-s ont laissé leur nom. On connaît ainsi les moulages anatomiques de Richir, les photographies microscopiques de Bertsch ou celles de Berenice Abbott en physique, mais ces quelques figures cachent un nombre important d’anonymes qui ont trouvé, en se mettant au service des savants, un revenu, un statut, le moyen d’une promotion, mais aussi peut-être une place spécifique de passeur entre arts et sciences. La dimension du genre mérite ici une mention singulière, car il semble qu’une part non négligeable de femmes artistes ait trouvé, dans les laboratoires, un des rares lieux possibles d’exercice rémunéré de leur art.

Prenant acte de ce renouveau historiographique, ces journées d’études entendent questionner l’espace social de ces interactions entre arts et sciences à l’époque contemporaine, selon deux axes d’analyse. Ceux-ci n’ont toutefois pas vocation à épuiser toutes les possibilités de recherches dont l’amplitude demeure ouverte :

  • Enjeu définitionnel : qu’est-ce qu’un « artiste » ?

Un premier axe de la journée vise à définir les contours du groupe de ces « petites mains d’artistes » : leurs origines et identités, leur sexe, leur formation – la place pour la bidisciplinarité notamment –, leur position dans l’institution : statuts, carrières, niveau d’intégration et de reconnaissance institutionnelle, voire accession au statut de « scientifique ». Quels ont été leurs rapports avec les « scientifiques » professionnalisés, mais aussi avec les « artisans », fabricants d’instruments, opticiens etc. ? Quels partages, quelles hiérarchies ces termes recouvrent-ils ?
On conserve, à ce stade, une définition ouverte de la catégorie, limitée uniquement par une pratique « artistique » et un lien contractuel avec une institution scientifique

  • Enjeu épistémologique : qu’apporte l’art à la fabrique des sciences et réciproquement ?

– Quelles compétences et quelles capacités cognitives sont comprises sous la dénomination « d’artiste » ? Fait-on, dans le champ scientifique, l’hypothèse d’une sensibilité spécifique des artistes – finesse de l’audition des musiciens mise en exergue par Helmholtz dans le cadre de ses études acoustiques, compétence du regard – ou d’une maitrise d’un savoir incorporé, de gestes, nécessaire peut-être alors que les pratiques scientifiques se mécanisent, qui ferait des « artistes » un type d’artisan ?

– Quels effets de savoir ces rencontres et ces échanges arts/sciences induisent-ils ? Quelle est la part des artistes dans l’élaboration des « modes de production de savoir[7] », qu’il s’agisse de matériaux (galvanosplastie), de supports (photographie), d’artéfacts, voire des contenus eux-mêmes. ?

 

Les propositions de contribution (titre provisoire et résumé de 15 à 20 lignes accompagnés d’une petite biographie/cv d’une demi-page) devront être envoyées :
pour la journée de Nancy (XIXe s.) avant le 31 juillet 2016 ;
pour la journée de Lausanne (XXe-XXIe s.) avant le 31 septembre 2016.

Ces deux journées sont conçues comme des ateliers susceptibles de faire l’objet d’une publication ultérieure, si les résultats du travail commun paraissent la justifier, sous une forme qui n’est pas définie a priori.

Contacts :  Aude.Fauvel@chuv.ch – laurence.guignard@univ-lorraine.fr


Comité scientifique :

Vincent Barras (PR, UNIL, Histoire de la médecine), Anne Carol (PR, Université d’Aix en Provence, Histoire de la médecine), François Jarrige (MCF, Université de Dijon, Histoire des techniques), Francesco Panese (PR, UNIL, Sociologie de l’art), Nathalie Richard (PR, Université du Maine, Histoire des sciences), Frédéric Tixier (MCF, Université de Lorraine, Histoire de l’art)

Organisation :
Aude Fauvel (Iuhmsp-Chuv/Université de Lausanne), Laurence Guignard (Université de Lorraine-Crulh)

Appel à communication – « Petites mains d’artistes » 2016-2017

 

[1] SHAPIN Steven, Une histoire sociale de la vérité. Science et mondanité dans l’Angleterre du XVIIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

[2] LATOUR Bruno, « Les “vues” de l’esprit. Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques », Culture technique, n° 14, 1985, p. 79-96.

[3] DASTON Loraine, GALISON Peter, Objectivité, Paris, Les presses du réel, [États-Unis 2007] 2012.

[4] HALLEUX Robert, Le savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe pré-industrielle, Paris, Armand Colin, 2009 ; SENNETT Richard, Ce que sait la main : la culture de l’artisanat [The Craftsman], Albin Michel, Paris, 2010.

[5] DASTON Lorraine, L’économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, Paris, La Découverte, 2014.

[6] LACOUR Pierre-Yves, La République naturaliste. Collections d’Histoire naturelle et Révolution française, Paris, 2014. LAFONT Anne (dir.), Artistes savants à la conquête du monde moderne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010.

[7] FOURMENTREAUX, Jean-Paul, Art et science, CNRS, Paris, 2012.

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