Appel à communications : Violent(e)s. Genre et violence dans l’histoire de l’art

Si le genre constitue une « catégorie utile d’analyse »[1] pour les sciences humaines, à l’instar de toute construction socio-culturelle, il participe également à l’élaboration et la pérennisation de certains stéréotypes. En découle, par exemple, la vision classique de l’assignation de la force et de la violence au domaine masculin, en opposition à l’image d’une féminité fragile et pacifique. Partant de la traditionnelle tension entre l’oppresseur masculin et sa victime féminine[2], cette journée d’étude sera l’occasion de tenter de dépasser cette dualité, et les stéréotypes qui en découlent, en s’intéressant à d’autres formules.

Dans d’autres disciplines, comme l’histoire et la sociologie, cette combinaison a déjà donné lieu à des journées d’études et différents types de manifestations[3]. Ainsi, sans faire une célébration des comportements éclatants et de la domination par les violences, il nous semble intéressant de mettre en perspective ces phénomènes au sein de l’histoire de l’art. Les pistes de réflexion qui suivent sont des propositions mais ne s’y limitent pas.

L’évènement

Dans la perspective du genre, l’évènement de la violence participe de phénomènes d’oppression, de domination, de résistance ou de revendication dont l’histoire de l’art se fait écho à travers différentes modalités. Si ce caractère évènementiel de la violence s’incarne traditionnellement par la destruction, l’on pourra s’intéresser à son intégration au sein du processus créatif, notamment dans le cadre des pratiques artistiques de femmes artistes : qu’elles se confrontent à la violence de manière plastique, comme Niki de Saint Phalle et ses Tirs, ou à travers des choix thématiques et iconographiques – les photographies de guerre de Gerda Taro, les sculptures de Louise Bourgeois – ou encore par l’expérience même de la violence dans un contexte performatif – chez Ana Mendieta ou Marina Abramovic.

Au-delà des questions liées au processus créatif, c’est le domaine politique, à travers les phénomènes de violences militantes opérées par des femmes et s’adressant au monde de l’art, qui pourra être abordé. Des suffragettes aux Guerilla Girls, l’exercice de la destruction et/ou du vandalisme au sein des lieux culturels, constitue un sujet mobilisant tant l’histoire institutionnelle, que celle des objets et des milieux militants et féministes.

Les représentations

La représentation de la violence, qu’elle oppose ou, à l’inverse, unisse les genres, constitue une part importante des thèmes artistiques hérités de la mythologie, de la religion et de la littérature. Si l’iconographie des femmes qui tuent, massacrent et assassinent est parfois justifiée et validée par un système de valeurs morales supérieures, comme dans le cas de Judith décapitant Holopherne, certaines de ces images revêtent un caractère plus subversif : celles des femmes fatales, des sorcières ou des empoisonneuses. On s’intéressera à ces représentations, aussi bien à travers l’étude de cas particuliers d’œuvres dont elles sont le sujet, que de réflexions sur un motif précis, dans les arts plastiques ainsi qu’au cinéma. Les propositions s’intéressant à des figures artistiques, à des œuvres ou des collections peu connues sont particulièrement encouragées.

Dans son essai « Myth of the Woman Warrior », Linda Nochlin identifie « a visual oxymoron »[4] dans l’iconographie de la guerrière, questionnant ainsi les représentations traditionnelles de ce qui est perçu et communément considéré comme masculin et féminin. Cette journée sera l’occasion d’aborder les thèmes des stéréotypes, de l’animalité, du travestissement et de l’androgynéité. Toutes les interventions relatives aux queer studies en rapport avec la violence seront les bienvenues. Une attention particulière sera aussi donnée aux analyses iconographiques d’images qui donnent à voir l’inversion des rôles traditionnels dans les rapports de domination, ou qui, peut-être, envisagent une violence masculine atypique.  

La réception et l’historiographie

Cette partie pourra faire l’objet d’études consacrées à la violence qui marque la réception de la production des femmes artistes, à travers les textes ou les caricatures[5], mais également au statut des femmes critiques d’art et au « bas-bleuisme ». Il sera intéressant d’étudier les discours critiques fondés sur une répartition artificielle des arts et des sujets en fonction du genre, en envisageant la construction du génie masculin et de la surpuissance créatrice qui y est associée.

L’écriture de l’histoire de l’art procède de mécanismes d’exclusions et d’inclusions également fondés sur le genre. On a parlé de femmes « hors champ »[6] : c’est une absence, une invisibilisation qui témoignent de différentes formes de violences historiographiques. Comme l’indiquent les travaux de Griselda Pollock sur la notion de « Old Masters »[7] et ceux de Linda Nochlin à propos du mythe du « Grand Artiste »[8], la sémantique de l’histoire de l’art s’est principalement développée au masculin.

La violence est aussi une composante des mythologies d’artistes : si les tempéraments violents et criminels des hommes créateurs participent à leur image de génies, les femmes artistes n’y apparaissent généralement que de manière secondaire. On notera la mention indirecte d’Artemisia Gentileschi par Margot et Rudolf Wittkower dans le chapitre sur Agostino Tassi, dans les Enfants de Saturne[9]. L’on pourra s’intéresser aux modalités de l’écriture de ces vies de femmes artistes ainsi qu’à la pertinence de créer de nouveaux mythes. Encore aujourd’hui un certain sensationnalisme s’est emparé du récit et du travail de ces créatrices pour en faire des héroïnes ou des victimes notamment dans la littérature et le cinéma : c’est le cas d’Artemisia Gentileschi, de Camille Claudel, ou encore de Frida Kahlo. On tentera alors d’analyser les mécanismes de perception et de réappropriation qui touchent ces figures et participent de cette fascination, indépendamment et parfois même au détriment de l’œuvre de l’artiste.

Cet appel est destiné aux jeunes chercheurs et chercheuses souhaitant mettre en valeur des recherches encore inédites. La journée d’étude se déroulera à l’École du Louvre et fera l’objet d’une publication dans les Cahiers de l’École du Louvre (revue en ligne : https://www.openedition.org/13474 ).

Les propositions de communications (titre et résumé de 500 mots) ainsi qu’un curriculum vitae doivent être envoyés au plus tard le 3 mars 2019 à l’adresse violentes2019@outlook.fr

Organisation : Éva Belgherbi (École du Louvre – Université de Poitiers) et Zoé Marty (École du Louvre)

Comité Scientifique : Émilie Bouvard (Musée Picasso), Charlotte Foucher-Zarmanian, (CNRS – LEGS), Anne Lafont (EHESS), Déborah Laks (Science Po – École du Louvre), François-René Martin (Ensba – École du Louvre), Émilie Robbe (Musée de l’Armée).

 

[1] Nous empruntons la formule de Joan W. Scott dans son article « Genre : Une catégorie utile d’analyse historique », (Les Cahiers du GRIF, Le genre de l’histoire, n°37-38, 1988. pp. 125-153) ; voir aussi Joan W. Scott, « Le genre : une catégorie d’analyse toujours utile ? », Diogène, 2009/1 (n° 225), p. 5-14 ; Mary D. Sheriff, « Pour l’histoire des femmes artistes : historiographie, politique et théorie », Perspective, 1/2017, p. 101-102.

[2] Régis Michel, Posséder et détruire. Stratégies sexuelles dans l’art d’Occident, Editions de la Réunion des musées nationaux, 2000.

[3] Voir notamment les colloques et journées d’études organisées par le LEGS (Laboratoire d’études de genre et de sexualité) depuis sa création en 2014, l’ouvrage dirigé par Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, « Sciences humaines », (2012) ; Isabelle Clair, « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahiers du Genre, 2013/1 (n° 54), p. 93-120. Sur le rapport du genre et de l’histoire, voir la récente exposition Présumées Coupables aux Archives nationales (2016). Un colloque « Femmes de guerre (XVIe-XVIIIe siècle) » aura lieu les 29-30 mars 2019 à Paris, organisé par Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (SIEFAR) et les Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan – CREC – Ministère des Armées.

[4] Linda Nochlin, « The Myth of the Woman Warrior », Representing Women, Londres, Thames & Hudson, 1999, p. 35.

[5] Sur les caricatures de femmes artistes, voir Charlotte Foucher Zarmanian, Créatrices en 1900, femmes artistes en France dans les milieux symbolistes, Paris, Mare & Martin, 2015.

[6] Mechtild Fend, Melissa Hyde, et Anne Lafont, « Rendre à Cléopâtre … : art, genre et historiographie », Plumes et Pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe, 1750-1850, sous la direction d’Anne Lafont avec la collaboration de Charlotte Foucher et Amandine Gorse, Dijon, Presses du réel ; Paris, Institut national d’histoire de l’art, 2012, pp. 11-52, p.13.

[7] Rozsika Parker et Griselda Pollock, Old Mistresses, Women, Art and Ideology, Londres, New York, I.B. Tauris, 2013.

[8] Voir le célèbre article de Linda Nochlin, « Pourquoi n’y-a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » publié pour la première fois dans ARTnews en janvier 1971, puis dans le recueil Women, Art, and Power, and Other essays, New YorkHarper & Row, 1988.

[9] Rudolf et Margot Wittkower, Les Enfants de Saturne, Psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, traduction de Daniel Arasse, postface de François-René Martin, Paris, Macula, 4e édition, 2016.

 

Bibliographie non exhaustive

Collectif, Penser la violence des femmes, sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Paris, La Découverte, 2012, [sommaire et extraits disponibles en ligne https://www.cairn.info/penser-la-violence-des-femmes–9782707172969.htm, consulté le 21/09/2018].

Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, Paris, Seuil, 2012, 3 vol.

Bram Dijkstra, Les idoles de la perversité : figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle, traduit de l’américain par Josée Kamoun, Paris, Seuil, 1992.

Jérôme Farigoule, Hélène Jagot (dir.), Visages de l’effroi : violence et fantastique de David à Delacroix, Paris, Lienart, 2015.

Pierre Fournié (dir.), Présumées coupables : les grands procès faits aux femmes, Paris, L’Iconoclaste, Archives nationales, 2016.

Elizabeth K. Menon, Evil by Design: The Creation and Marketing of the Femme Fatale, University of Illinois Press, Urbana and Chicago, 2006.

Yves Michaud, La violence, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

Linda Nochlin, Representing Women, Londres, Thames & Hudson, 1999.

Griselda Pollock, Differencing the Canon, Feminism and the Writing of Art’s Histories, Londres, New York, Routledge, 1999.

Marie Louise Roberts, Diruptive Acts. The New Woman in Fin-de-Siècle France, Chicago, University of Chicago Press, 2002.

Mary D. Sheriff, « Pour l’histoire des femmes artistes : historiographie, politique et théorie », Perspective, 1/2017, p. 101-102.

« Les blessures de Vénus », documentaire de Charlotte Bienaimé réalisé par Diphy Mariani, première diffusion 4 juin 2017 sur France Culture.

https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/les-blessures-de-venus

« Gender and Violence: War is for Men, Peace is for Women? », Bundeswehr Museum of Military History, 27 April – 30 October 2018,

https://www.mhmbw.de/tempexhibition/genderandviolence

Geschlechterkampf : Franz von Stuck bis Frida Kahlo, catalogue de l’exposition au Städel Museum, Francfort-sur-Main, 2016-2017, sous la direction de Félix Kramer, Munich, Prestel ; Francfort-sur-Main, Städel Museum, 2016.

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