Appel à contributions | Perspective, n° 2026 – 1 : Apprendre

Livre d’heures à l’usage de Bourges, France, vers 1500, parchemin, Oxford, University of Oxford, Bodleian Libraries (Ms. Canon. Liturg. 99), fo 16r (détail du panneau historié). photo © Bodleian Libraries, University of Oxford (CC BY-NC 4.0).

Apprendre, no 2026 – 1

Rédacteur en chef : Thomas Golsenne (INHA)

Rédacteur et rédactrice en chef invités : Déborah Laks (CNRS) et Guy Lambert (École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville)

Apprend-on à devenir artiste ? Cette question, jamais résolue, traverse l’histoire de l’art contemporain (Douar, Waschek, 2004). En elle, des conceptions esthétiques, philosophiques, culturelles, peut-être même religieuses, se cristallisent et s’opposent. Du point de vue de la discipline de l’histoire de l’art cependant, la réponse ne peut être que positive, tant la production artistique est affaire d’héritages, de transmissions d’artiste à artiste, tantôt dans le quotidien de l’atelier ou le cénacle de l’école, tantôt dans l’ouverture diachronique de l’étude d’œuvres et d’artistes de tous horizons.

La prépondérance actuelle d’une organisation scolaire de l’éducation artistique, héritière d’un système instauré par les académies de l’Europe moderne, a consacré un type particulier de structure institutionnelle qui a fait l’objet des recherches les plus anciennes et les plus nombreuses (Pevsner, [1940] 1999 ; Belzer, Birnbaum, 2007 ; Poulot, Pire, Bonnet, 2010 ; Nerlich, Vratskidou, 2022). Pourtant, ce modèle n’est qu’un élément de la mosaïque complexe et changeante de l’histoire de l’enseignement artistique. Les recherches sur les façons dont l’art s’apprend et s’enseigne au cours de l’histoire et dans diverses régions du monde se sont multipliées ces dernières années. Ainsi, l’attention portée aux cadres théoriques et pratiques de l’apprentissage artistique, aux lieux où il se situe, aux relations sociales qu’il suscite, à la place qu’y occupe le rapport aux corpus de références puis à l’histoire de l’art et des formes ouvre la question bien au-delà du seul enseignement académique. Ce numéro entend examiner le renouvellement des études sur les manières de se former à l’art, de l’Antiquité à nos jours, en privilégiant une diversité d’aires géographiques et de cultures. Il s’inscrit dans une vaste actualité scientifique pluridisciplinaire, à laquelle contribuent notamment les sciences de l’éducation, les arts plastiques, l’histoire et la sociologie, l’ethnologie ou les humanités numériques.

Plusieurs bases de données ont ainsi vu le jour très récemment, au nombre desquelles « Transnational Slade, Phase I. Mapping the Diaspora of an Art School » (2013-2014) et « Phase II. Slade, London, Asia » (2019-2021), qui examinent la Slade School of Fine Art comme point nodal de transferts culturels. Le « Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968) » (Crosnier Leconte, 2015) a été un précédent majeur, tout comme le programme « Histoire de la pédagogie de la création artistique (xixe-xxie siècles) » porté par l’École nationale des chartes depuis 2016. D’autres disciplines se penchent, elles aussi, sur cette question, comme en témoigne le projet « EnDansant – Enseigner la danse en France (xviie-xxie siècle) ». Des expositions ont également abordé cette thématique, comme « L’art d’apprendre. Une école des créateurs » (Pompidou Metz, 2022), « L’énigme autodidacte » (MAMC Saint-Étienne, 2021-2022) ou « Souvenirs de jeunesse. Entrer aux Beaux-arts de Paris, 1780-1980 » (Beaux-Arts de Paris, 2024-2025). On assiste donc à un moment historiographique particulièrement dynamique pour le sujet.

Qu’en est-il des transmissions qui ont lieu en dehors des écoles et académies les plus étudiées ? Dans quelle mesure les récentes enquêtes menées sur les académies de l’époque moderne (Perrin Khelissa, Roffidal, 2024), par exemple, ou sur l’histoire de l’enseignement de l’architecture aux xixe et xxe siècles (Châtelet, Diener, Dumont et al., 2022), peuvent-elles être transposées dans d’autres contextes culturels, notamment coloniaux ou postcoloniaux (Cavalcanti Simioni, 2008 ; Sanyal, 2013 ; Yu-Ta, 2017 ; Aliata, Gentile, 2022) ? Si l’on considère l’art comme une notion située historiquement, inventée en Europe à l’époque moderne, ne faut-il pas chercher plutôt du côté des études sur l’artisanat d’autres modèles de compréhension de l’apprentissage artistique dans la perspective d’une ouverture spatiale et chronologique de la question ?

L’ethnologie a depuis longtemps montré sa fécondité épistémologique en la matière (Chamoux, 2010 ; Doublier, 2017 ; Ingold, [2013] 2017 ; Joulian, Shimada, Takada et al., 2021). L’approche sociologique a elle aussi souvent semblé la plus adaptée pour étudier ce type de relations (Sennett, [2008] 2010 ; Menger, 2014 ; Vandenbunder, 2014 et 2015). Comment ces recherches affectent-elles les méthodes, les cadres de pensée de l’histoire de l’art ? La formation artistique occupe une place certaine dans le champ des sciences de l’éducation, surtout en ce qui concerne le milieu scolaire (Gaillot, [1997] 2012 ; Bonnéry, Deslyper, 2020 ; Espinassy, 2024). Comment ce domaine rencontre-t-il l’histoire de l’art, au-delà de la référence attendue au « learning by doing » de John Dewey (Dewey, [1916] 2016) et de ses effets au Black Mountain College (Duberman, 1973 ; Cometti, Giraud, 2014) ? Étudier l’enseignement et l’apprentissage est toujours un défi méthodologique, a fortiori lorsqu’il s’agit d’art : comment saisir ce qui se transmet ou s’acquiert par la fugacité du geste ou de la parole, se comprend par le toucher ou le regard, c’est-à-dire la part informelle de l’enseignement (Furrer, Gabri, Louveau et al., 2022 ; Meisel, 2022 ; Orlando, 2024) ? On cherchera ainsi à identifier les sources écrites et visuelles et les outils aujourd’hui à disposition des historiennes et des historiens de l’art : discours programmatiques, documents préparatoires, prises de notes, productions d’élèves ou encore témoignages rétrospectifs.

Examinée dans une perspective transhistorique et transnationale, l’évolution des méthodes et des structures de transmission de l’art accompagne de profonds changements dans la conception de la création elle-même, oscillant entre valorisation de la reproduction et encouragement à la nouveauté, apprentissage et désapprentissage. Ainsi les rapports entre art et artisanat, entre histoire et actualité ou encore la part de la technique et de l’originalité, la conception et l’usage de la culture, des références, du lien aux structures de production, ont, au fil du temps, cristallisé la plupart des évolutions et réformes successives dont la formation artistique a pu faire l’objet. Quel éclairage particulier les études sur la transmission apportent-elles aux connaissances sur les théories de l’art propres à chaque époque, à chaque culture ?

Apprendre est une activité politique et les lieux où l’on se forme – qu’il s’agisse de la famille, de l’atelier, de l’école ou de l’université –, comme la relation pédagogique, ont été et sont encore les terrains privilégiés de batailles idéologiques, pouvant s’exprimer dans des choix esthétiques ou techniques, dans des engagements militants… Comment l’histoire de l’art aborde-t-elle aujourd’hui la place du genre, du racisme, de l’orientation sexuelle et des origines sociales dans l’apprentissage artistique (Léon, 2020 ; Butt, 2022 ; Lagrange, Sotropa, 2022 ; Laks, Sassu Suarez Ferri, 2023 ; Provansal, 2023) ? De quelles façons l’exportation de modèles pédagogiques à l’échelle des empires coloniaux et du monde entier reflète-t-elle des enjeux géopolitiques autant qu’intellectuels ? Quelle est l’importance des relations de pouvoir et de domination dans l’apprentissage ?

 

Le numéro Apprendre se veut transhistorique et international dans ses terrains comme dans ses approches méthodologiques. Nous souhaitons y faire état des manières d’appréhender la diversité des modalités d’apprentissage et leur évolution, selon quatre axes :

 

  1. Théories et pratiques de la transmission

Comment s’élaborent les cadres de la formation artistique ? Pensés en fonction des connaissances et des aptitudes à transmettre, ils reflètent également les représentations des pratiques et des métiers auxquels ils ouvrent, qu’il s’agisse de produire des mains et des esprits habiles ou de faire éclore le génie inventif. Considérer l’immersion dans un atelier où s’entremêlent production et formation permet de saisir les processus d’apprentissage par capillarité. Examiner la façon dont s’articulent apports didactiques, exercices et évaluations (cours, atelier, correction…) revient à tenter de caractériser les diverses pédagogies, en termes de modalités comme de contenus. Observer les espaces à partir desquels s’inventent de nouvelles formes et manières d’envisager la création permet d’évaluer les parts respectives d’adaptation, d’assimilation, de réinvention ou de rejet des canons. Leurs évolutions traduisent autant la conscience de routines que la volonté de changer de paradigmes (Bonnet, Lavie, Noirot, Rinuy, 2014), elles témoignent également de processus de transmission et d’hybridation d’une aire géographique à une autre, comme l’illustre le modèle de l’école des beaux-arts au xixe siècle (Aliata, Gentile, 2022 ; Nerlich, Vratskidou, 2022) ou celui du Bauhaus au xxe siècle (Kentgens-Craig, 1999). Elles reflètent aussi des processus d’interaction entre des sphères éducatives s’adressant à des publics différents (Enfert, 2003). Ainsi le recours à des théories pédagogiques diverses, incluant éventuellement des pédagogies initialement pensées pour les enfants, comme Freinet et Montessori, a-t-il fait évoluer la pratique de l’apprentissage et le rapport aux enseignantes et enseignants, leur autorité, leurs attentes. L’émergence de pratiques ouvertement alternatives à l’époque contemporaine s’appuie sur un vaste champ théorique : on peut se demander par exemple de quelle manière les pensées féministe et décoloniale ont infusé les pratiques pédagogiques (Freire, 1969 ; hooks, 1994 et 2010 ; Madoff, 2009) ?

  1. Acteurs et actrices de l’apprentissage

Avec qui les artistes apprennent-ils ? Quels rôles tiennent les maîtres, les maîtresses, les parents, mais aussi les aînés, les camarades ? Si l’histoire de l’art a par le passé beaucoup valorisé la notion d’« école », autour d’un nom d’artiste, d’une ville ou d’un pays (Michel, 2012), ce modèle est aujourd’hui remis en cause, voire contesté, pour interroger d’abord la relation réciproque complexe entre maître et élève – la transmission n’excluant pas l’opposition ou le rejet. L’intérêt accordé désormais aux populations d’élèves (que reflète notamment la publication récente de la base de données Reg-Arts, fruit d’un partenariat entre les Beaux-Arts de Paris, l’INHA et le CNRS) témoigne du changement de regard intervenu sur leur rôle dans les formations. Au lieu de la reproduction d’un style local, on se demande maintenant, sous le prisme des transferts culturels, quelles places occupent les apprentis, les élèves étrangers ou issus de minorités, par exemple. Dans ces relations se tissent des interactions, inhérentes à la dynamique d’apprentissage, qui contribuent à construire des représentations collectives, un imaginaire, voire un « lien quasi tribal ou clanique » (Martinon, 2003). Les effets positifs de ce lien se mesurent jusque dans les filiations ou les écarts dont témoignent les élèves devenus maîtres à leur tour, ou dans la constitution de réseaux de solidarité, à l’échelle d’un territoire ou par-delà les frontières. Néanmoins, la question des violences sexistes ou sexuelles, des inégalités et des discriminations dans les enseignements et les relations entre élèves ne doit pas non plus être négligée. On privilégiera ainsi les recherches qui envisagent l’ensemble des agents de l’apprentissage comme autant d’éléments d’un écosystème en constante évolution, et les façons dont l’histoire de l’art a tantôt valorisé des qualités telles que l’originalité individuelle ou le talent, tantôt des pratiques souvent collectives et hiérarchisées. En contrepoint, on pourra s’interroger sur les manières dont sont considérés l’autodidaxie et les artistes ainsi formés.

  1. Matérialités, lieux et temporalités de la formation

Quelles sont les conditions matérielles de l’apprentissage artistique ? Quels en sont les « lieux » au sens de Christian Jacob (lieux physiques, instruments, artefacts ; Jacob, 2011) ? Liés à des modes de transmission ou à des modalités pédagogiques précises, ces lieux se caractérisent par des dispositions spatiales qui régissent la répartition des acteurs et actrices, par un ensemble d’outils et d’objets qui, outre leur utilité, forment un décor donnant à saisir la réalité d’une vie quotidienne de création. L’environnement de la formation ne manque pas de ramifications ultérieures, telle la copie d’œuvre sur le terrain, dans les musées, ou encore les summer schools, entre autres voyages d’étude faisant écho aux pratiques anciennes du Grand Tour voire à l’itinérance des Compagnons effectuant leur Tour de France (Icher, 2007). Apparus plus récemment, les expositions d’atelier, les diplômes publics constituent aussi des moments d’accélération de l’apprentissage. On sera sensible aux propositions abordant ces rituels qui rythment la transmission dans toute leur diversité, depuis les pratiques de concours jusqu’aux fêtes carnavalesques (Conte, 2023). Ainsi, il semble utile d’envisager la complémentarité des lieux et des temporalités des formations. On s’intéressera enfin à l’exportation de modèles occidentaux de lieux éducatifs en contexte colonial, ou aux structures de formation à l’art dans les pays décolonisés.

  1. L’histoire de l’art pour les artistes

Quel est le rôle de l’histoire de l’art dans l’apprentissage de la création ? Les jeunes artistes brandissent parfois un ensemble de modèles, un corpus de références dont elles et ils s’entourent comme d’une garde rapprochée et qui leur permet de se situer dans une histoire plus ou moins longue, d’identifier des filiations. Qu’est-ce qu’une histoire de l’art construite pour et par les artistes ? Quelle place pour l’histoire, l’émotion, dans ce qui apparaît tantôt comme un patrimoine culturel, tantôt comme une boîte à outils esthétique ? Par extension, l’existence de collections liées aux lieux de formation relève autant de l’artefact utile que de l’immersion dans un imaginaire. Ces collections, réunissant des copies d’antiques, des académies, des dons de chefs et cheffes d’atelier, des travaux d’élèves, œuvres remarquables desquelles s’inspirer et objets « talismans », représentent des creusets de connaissance, d’histoire, tout en permettant un rapport direct et sensible aux œuvres du passé. Constituées au gré des besoins par l’accumulation de matériaux utiles à la pratique dans l’atelier ou savamment sélectionnées par les écoles, à destination des élèves ou à partir de leurs travaux, ces collections constituent une source particulièrement riche pour la recherche (Joly-Parvex, 2021). En retour, on se demandera aussi comment les artistes jouent un rôle dans la formation à l’histoire de l’art, comment leurs pratiques, leurs thèmes et leurs débats affectent son enseignement et sa réception par les jeunes générations (McLean, 2011).

Perspective : actualité en histoire de l’art

Publiée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis 2006, Perspective est une revue semestrielle dont l’ambition est d’exposer l’actualité de la recherche en histoire de l’art dans toute sa variété, contextualisée et consciente de son historicité. Elle témoigne des débats historiographiques de la discipline sans cesser de se confronter aux œuvres et aux images, d’en renouveler la lecture et de nourrir ainsi une réflexion intra- et interdisciplinaire, en favorisant les dialogues entre l’histoire de l’art et d’autres domaines de recherche, les sciences humaines notamment, mettant en acte le concept du « bon voisinage » d’Aby Warburg. Toutes les aires géographiques, toutes les périodes et tous les médiums sont susceptibles d’y figurer.

La revue publie des textes scientifiques offrant une perspective inédite autour d’un thème donné. Ses auteurs et autrices situent leur propos ; le recours à l’étude de cas doit permettre d’interroger la discipline, ses moyens, son histoire et ses limites. Ainsi, les propositions d’articles doivent nécessairement présenter une dimension méthodologique, fournir un apport épistémologique ou établir un bilan historiographique conséquent et original. En fonction du sujet abordé, de l’extension du corpus bibliographique, de l’aire géographique et de la période considérée, deux formats d’articles sont possibles :

  • une contribution autour d’une question historiographique circonscrite, déployant une réflexion située et originale sur les enjeux, la méthodologie et l’approche adoptée (20/25 000 signes) ;
  • un essai sur une question plus générale, sous la forme d’un bilan s’appuyant sur une bibliographie sélective et considérant les changements d’orientation, d’approches et de méthodologie survenus au moins au cours de la dernière décennie (40/45 000 signes, hors bibliographie).

Prière de faire parvenir vos propositions (un résumé de 2 000 à 3 000 signes, un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet et une biographie de quelques lignes) à l’adresse de la rédaction (revue-perspective@inha.fr) au plus tard le 10 février 2025.

Perspective prenant en charge les traductions, les projets seront examinés par le comité de rédaction quelle que soit la langue.

Les auteurs ou autrices des propositions retenues seront informées de la décision du comité de rédaction en février 2025, tandis que les articles seront à remettre pour le 1er juin 2025. Les textes soumis (25 000 ou 45 000 signes selon le projet envisagé) seront définitivement acceptés à l’issue d’un processus anonyme d’évaluation par les pairs (double aveugle).

Voir la composition du comité de rédaction de la revue.

Télécharger le PDF de l’appel pour consulter la bibliographie sélective.

Download the English PDF of the call of papers to read the indicative bibliography.

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