Reposant sur l’établissement de contrastes qui permettent de dégager des traits distinctifs pertinents, l’activité classificatoire se trouve au cœur des processus d’élaboration des savoirs. En littérature et plus généralement dans les arts, c’est la notion de « genre » qui sert à opérer un ensemble de discriminations indispensables au travail de conceptualisation de divers pans de la production culturelle.
Bien que génératrice de nombreuses taxinomies dont on peut facilement mesurer l’efficacité pratique dans notre vie quotidienne – des étiquettes comme « polar » ou « rap » aident non seulement la pensée à reconnaître immédiatement une forme particulière mais également le potentiel acheteur à s’orienter vers ou tel ou tel rayonnage en fonction de ses goûts –, il s’agit de l’une des notions théoriques les plus nébuleuses et par là-même des plus polémiques.
Et cela parce qu’elle fait, selon les cas, entrer en jeu des critères taxinomiques très divers. Tentant d’en résumer la totalité dans le domaine littéraire, Daniel Couégnas énumère : « Un genre, ce sera donc à la fois : un ensemble depropriétés textuelles, de contraintes matérielles, structurelles, pragmatiques (horizon d’attente, contrat de lecture) ; une série de règles, de conventions esthétiques et formelles ; une tradition d’œuvres, un espace intertextuel, avec des mécanismes de reproduction, d’écart, d’opposition, de dépassement ; un ensemble d’œuvres présentant, hors de tout lien historique, des similitudes, en particulier thématique». Si la notion de « genre » et ce qu’elle recouvre dans les différents domaines (littérature, musique, cinéma, théâtre, arts) mérite naturellement d’être examinée et précisée au préalable, nous nous intéresserons davantage aux enjeux de légitimation qu’elle implique.
L’histoire de la littérature et des arts offre de nombreux exemples où les usages descriptif et explicatif de la notion se voient concurrencés par une intention prescriptive : classifier n’est souvent pas seulement départager mais également établir une hiérarchie entre les « grands » et les « petits » genres. Ainsi comme le rappelait Pierre Bourdieu tout effort de taxinomie n’est jamais totalement étranger à une certaine violence symbolique : « Mettre des formes, c’est donner à une action ou à un discours la forme qui est reconnue comme convenable, légitime, approuvée, c’est-à-dire une forme telle que l’on peut produire publiquement, à la face de tous, une volonté ou une pratique qui, présentée autrement, serait inacceptable ».
Le troisième numéro de la revue en ligne À l’épreuve souhaiterait explorer les dynamiques plurielles de légitimation/délégitimation engagées par la notion de « genre » dans la littérature et les arts. Sans exclusive, la réflexion peut s’articuler autour des axes suivants :
- Perspective historique : Retracer historiquement la réception d’un genre et son évolution dans le marché des biens symboliques et détailler notamment les divers processus par lesquels un genre au départ illégitime se voit annexé par la culture savante.
- La théorie comme opérateur de (dé)légitimation : Interroger le genre dans le discours théorique et critique en tant qu’opérateur de (dé)légitimation. Par exemple comme l’ont montré dans leurs travaux D. Mellier et A. Glinoer, la célèbre tentative de formalisation du « fantastique » par T. Todorov a eu un effet des plus ambigus. En le définissant comme un jeu d’hésitation face au surnaturel, le critique a privilégié un « fantastique de la suggestion » qu’il a ainsi annexé à la sphère lettrée. Mais cela s’est fait au détriment d’un autre corpus peuplé de créatures surnaturelles, d’un « fantastique de la présence » qui s’est vu relégué aux marges de la littérature.
- Stratégies de positionnement dans le champ culturel : Étudier les diverses stratégies de légitimation (auctoriales, éditoriales, traductives, choix d’un support etc.) par lesquelles les « mauvais » genres se positionnent à l’intérieur du champ culturel d’un pays. Par exemple en 1964, le critique états-unien Richard Kyle, inventait pour neutraliser les connotations péjoratives du terme comics, celui de graphic novel.Cette association de la bande dessinée à la respectabilité culturelle inhérente au modèle du roman s’est révélée une aubaine pour les milieux éditoriaux qui en ont fait une appellation générique désignant un type de bande dessinée « littéraire » à destination non plus d’un public adolescent mais adulte. De nombreux autres cas de figure peuvent être envisagés ici : l’établissement d’un dialogue intertextuel avec un genre légitime, l’invitation d’un auteur/artiste du canon à l’intérieur de l’univers diégétique, le déploiement d’un ensemble de péritextes cherchant à montrer la conformité de telle ou telle œuvre aux canons artistiques d’époque etc.
- Dynamiques génériques : L’usage de la notion de « genre » engage souvent un imaginaire cloisonné de l’espace culturel où les différentes poétiques et formes coexisteraient sans se mélanger. Il s’agit ici d’adopter la conception d’un système de genres régi par une « loi d’impureté », d’envisager le cas d’œuvres hybrides qui font apparaître la notion non plus comme une simple étiquette mais comme une dynamique d’échanges. Considérer des œuvres qui défient toute classification sera l’occasion non de conforter une doxa théorique qui érige l’originalité en trait constitutif de la valeur symbolique d’un objet culturel mais celle de mieux explorer par exemple l’attraction que la culture du « bas » peut exercer sur la culture du « haut », car bien que souvent éphémère, le succès commercial de genres populaires a pu influencer de nombreuses façons les genres bénéficiant d’une légitimité culturelle.
- Genres et discours social : Si le genre auquel appartient une œuvre est majoritairement appréhendé à partir de caractéristiques structurelles inhérentes à celle-ci, il arrive souvent qu’à l’intérieur du discours social, il soit prioritairement associé à son public de prédilection, selon le cliché prétendument sociologique qui veut que le niveau de l’œuvre égale celui de ses consommateurs. Il s’agit donc d’examiner les associations faites, dans le discours social, entre une forme et un public, et d’analyser leurs effets en termes de légitimité culturelle.
Les propositions d’article ne devront pas excéder 500 mots et seront précédées du nom et prénom de l’auteur, de ses coordonnées institutionnelles, d’une courte notice bio-bibliographique et du titre de l’article proposé. Elles sont à envoyer par courriel à l’adresse alepreuve34@gmail.com au plus tard le 1er mars 2016. Les réponses seront données début avril.
Troisième numéro de la revue en ligne À l’épreuve : « Genres et enjeux de légitimation »
http://alepreuve.com/
Comité de rédaction : Audrey Garcia, Filippos Katsanos, Karin Wackers-Espinosa.
Comité scientifique : Guillaume Boulangé (Montpellier III), Guilherme Carvalho (Montpellier III), Claire Ducournau (Montpellier III), Philippe Goudard (Montpellier III), Matthieu Letourneux (Paris X), Frédéric Mambenga (Université Omar Bongo), Catherine Nesci (Université de Californie), Yvan Nommick, (Montpellier III), Guillaume Pinson, (Université Laval), Corinne Saminadayar-Perrin (Montpellier III), Maxime Scheinfeigel (Montpellier III), Catherine Soulier, (Montpellier III), Marie-Ève Thérenty (Montpellier III).
Ouvrages cités :
BOURDIEU, Pierre, « Habitus, code et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 64, septembre 1986, p. 43.
COUEGNAS, Daniel, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992, p. 60.
DERRIDA, Jacques, « La loi du genre », Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 254-256
GLINOER, Anthony, La littérature frénétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
MELLIER, Denis, L’Écriture de l’excès. Fiction fantastique et poétique de la terreur, Paris, Honoré Champion, 1999.
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