Le 10e numéro de Proteus part d’un double constat : d’une part, celui de l’importance exponentielle acquise les dernières années par le terme (devenu label) de « recherche » dans le milieu de l’art contemporain, tant au niveau professionnel qu’à celui de l’enseignement [1] ; d’autre part, celui du rôle dominant joué par la sphère curatoriale dans le monde artistique actuel, qui a fait Jacques Rancière suggérer que le vocable « “art contemporain” désigne peut-être avant tout une “forme privilégiée, qui est la forme d’exposition de l’art [2]” ».
Destiné à valoriser le « genre particulier de connaissance qui peut être produit à l’intérieur de la sphère artistique [3] », l’art-en-tant-que-recherche n’en reste pas moins, à l’heure actuelle, un concept équivoque, en quête de définition (théorique autant qu’administrative). Pour certains, la prérogative scientifique est souvent assimilée à une tentative d’annexion du champ de la création par le monde académique et sa subordination à des formatages imposés de l’extérieur. En ce sens, considérer une pratique artistique en tant que recherche exige de l’artiste-chercheur d’être capable de démontrer un ensemble de « résultats généralisables et donc séparables de son expérience pratique, lesquels, accompagnant l’oeuvre sous une forme abstraite, démontreront son originalité, la mettront dans le contexte approprié et la rendront utile à la communauté scientifique [4]». Or, le danger de l’utilitarisme et de la rentabilité ne veulent aucunement dire que l’art serait par définition étranger à toute forme de recherche ; au contraire, ça pose la question de savoir ce qu’on entend précisément par recherche, et plus particulièrement par recherche artistique.
De l’autre côté, la libéralisation, depuis une quinzaine d’années, du métier de commissaire d’exposition a fait apparaître en France le néologisme de « curateur » pour désigner un genre relativement nouveau d’agent/intermédiaire qui, revendiquant une certaine indépendance par rapport aux politiques culturelles officielles, s’est vu investir d’un pouvoir de plus en plus important, se situant à mi-chemin entre le marché de l’art, le cadre institutionnel et la production de connaissance, tout en bénéficiant souvent d’un statut semi-artistique. Qui plus est, depuis quelques années, le verbe « curater » a vu son champ d’application s’étendre à pratiquement tout ce qui relève des « économies de connaissance », des conférences et des colloques aux workshops, publications et autres projets d’édition.
Au croisement de ces deux chemins, un certain nombre de questions se posent : dans quelle mesure l’exposition et, d’une manière plus générale, l’activité curatoriale prise dans la multiplicité de ses facettes peut être envisagée non seulement comme dispositif de diffusion d’un savoir déjà disponible mais comme laboratoire d’expérimentation de nouvelles manières de connaître, et, par là, de nouvelles formes de recherche ? Quelles sont les modalités spécifiques selon lesquelles s’articulent ces nouvelles connaissances avec la pratique artistique et celle du commissariat d’exposition ? Peut-on envisager une forme de recherche non-discursive au sein de la sphère artistique ?
Il s’agit notamment d’explorer l’articulation du « tournant éducatif [5] » dans les métiers d’exposition avec les dispositifs contemporains de production et de diffusion de connaissances. D’où aussi la question de la place et du rôle du curateur dans la convergence actuelle entre l’art, l’éducation et la recherche et les mutations que cette convergence fait subir aux modes de production, d’exposition et de médiation de l’art contemporain, tant du point de vue théorique que pratique. Sans négliger le rapport entre les dispositifs de monstration et de diffusion de l’art avec les politiques culturelles qui déterminent le rôle que l’artiste est appelé à jouer dans les nouvelles « économies de connaissance ».
Quelques pistes de réflexion:
- Le rapport artiste-commissaire. La perméabilité des rôles et des pratiques [6] (par exemple artistes qui font du commissariat, commissaires qui se voient investir d’un statut artistique) et les divers registres d’interpénétration (production, monstration, diffusion) au sein de la logique du « projet » (à titre indicatif, on peut penser à Thomas Hirschhorn, Pierre Leguillon, Pierre Huyghe, Irit Rogoff, Jens Hoffmann).
- Le rapport à l’institution. Non seulement muséale, mais aussi académique. La consécration des études curatoriales remet à jour les rapports entre l’art et la recherche ainsi que la problématique d’une forme potentiellement non-discursive de savoir.
- Le rapport au public. Circuits et dispositifs de diffusion, de médiation et de communication au sein du « commissariat élargi ». La question du mode d’adresse (participation, interaction, immersion, jeu), du partage des rôles et de la production de subjectivité (par exemple la conférence-performance contemporaine).
- Le rapport entre la production de connaissance et les politiques culturelles actuelles, tant au niveau national qu’européen, liant explicitement la recherche artistique avec les stratégies de création de « nouvelles connaissances » dans une « Europe créative [7]».
- Les enjeux de la réactualisation d’expositions historiques (p.e.: When attitudes become form, Art by telephone, Magiciens de la terre) sous le prisme de la patrimonialisation.
Nous attendons des propositions d’une page environ avant le 7 décembre 2015, en pièce-jointe anonyme, à l’adresse contact@revue-proteus.com, accompagnées d’une courte notice biographique dans le corps de l’e-mail.
« Le commissariat d’exposition comme forme de recherche »
Coordinateurs du numéro : Vangelis Athanassopoulos et Nicolas Boutan
APPEL EN PDF
http://www.revue-proteus.com/
[1] Voir notamment le dossier coordonné par Isabelle Manci, « La recherche dans les écoles supérieures d’art », Culture et Recherche, n° 130, hiver 2014-2015.
[2] « L’espace des possibles », dans Dominique Gonzalez-Foerster, conversation avec Jacques Rancière, artpress, n° 327, octobre 2006, p. 30, cité par Laurent Jeanpierre et Christophe Kihm, « Éditorial », artpress 2, dossier « Les expositions à l’ère de leur reproductibilité », n° 36, février-avril 2015, p. 5.
[3] Tom Holert, « Art in the Knowledge-based Polis », e-flux Journal, n° 3, 2009, http://www.e-flux.com/journal/art-in-the-knowledge-based-polis, consulté le 1er novembre 2013.
[4] Angela Piccini, « An Historiographic Perspective on Practice as Research », Groupe de recherche PARIP (Practice as Research in Performance), http://www.bristol.ac.uk/parip/t_ap.htm, consulté le 7 février 2015.
[5] Cf. Irit Rogoff, « Turning », e-flux Journal, n° 0, 2008, http://www.e-flux.com/journal/turning/, consulté le 30 septembre 2015.
[6] Cf. Julie Bawin, L’artiste commissaire : entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2014.
[7] Cf. Chris Wainwright, « The Importance of Artistic Research and its Contribution to ‘New Knowledge’ in a Creative Europe », European League of Institutes of the Arts Strategy Paper, mai 2008, cité dans Tom Holert, « Art in the Knowledge-based Polis », art. cit.
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