Chaire du Louvre. Technologies de dévotion dans les arts de l’Islam par Finbarr Barry Flood

Technologies de dévotion dans les arts de l’Islam : pèlerins, reliques, copies
Par Finbarr Barry Flood, New York University.

LA CHAIRE DU LOUVRE

Dans un texte de 1920, Aby Warburg exprimait l’espoir que se réalise une « alliance entre l’histoire de l’art et l’étude de la religion ». Ce voeu constitue le point de départ approprié d’une série qui plaide pour la nécessité de se penche  sur les relations intimes entre les corps, les matériaux et les technologies dans les rituels de dévotion.
De la mimésis de l’architecture sacrée à la copie des textes, en passant par la répétition incarnée des rituels, deux dimensions fondamentales de la phénoménologie de la dévotion sont la reproduction et la sériation.
La culture matérielle du pèlerinage islamique est riche d’exemples – portant sur l’architecture, la matière sacrée ou les souvenirs portables –, qui ont souvent des liens avec des techniques et technologies
de production et de reproduction en série, telles que la gravure, le moulage et l’estampage, comme s’il s’agissait de reproduire les « impressions » éprouvées par les pèlerins eux-mêmes. Reflétant une croyance commune en la capacité de certains matériaux à agir comme médiateurs de l’aura efficace d’un individu, d’un lieu ou d’une relique, l’efficacité perçue des objets était, peut-on penser, renforcée plutôt que diminuée par la production en série.
Souvent, les objets en question se prêtaient à des pratiques de consommation multi sensorielles, très éloignées des pratiques d’observation désincarnées, telles qu’elles ont été cultivées dans la pensée post-Lumières et canonisées dans les galeries et musées modernes.
Cette alliance entre les rituels de dévotion incarnés et les technologies de production de masse pose la plus ancienne des questions, celle de la nature de la copie, d’une manière qui nous invite à considérer sa dimension moderne très ancienne.

Prendre la mesure
Le 26/09/2019 à 19h00
La reproduction des lieux saints de Jérusalem dans l’architecture chrétienne du Moyen Âge est bien documentée. En revanche, les tentatives de reproduire la Ka’ba, édifice central de l’Islam situé dans le sanctuaire de La Mecque, ont été peu nombreuses, sans doute en raison de la crainte que les répliques n’affaiblissent la force d’un lieu unique. Il existe néanmoins dans le monde islamique médiéval de nombreuses tentatives d’exploitation des bénédictions de la Ka’ba. Cependant, plutôt que de reproduire sa forme cubique si impressionnante, le choix a porté sur la reproduction de certaines de ses mesures. Le phénomène met en jeu une tension entre forme et mesure, qui conduit à nous interroger sur notre manière de regarder et de percevoir l’architecture médiévale.

Incorporer par la poussière
30/09/2019 à 19h00
Tout comme le fait de mesurer des monuments sacrés, le prélèvement de terre sur le sol où ces monuments se dressent, et même de la poussière qui les recouvre, est une pratique courante des pèlerins dans de nombreuses traditions. Rendant le lieu portable, les petits comprimés faits à partir d’argile ou de poussière de lieux saints comme Jérusalem, La Mecque ou Médine ont longtemps été recueillis par des pèlerins, souvent estampillés avec des textes ou des images. Comme les comprimés de médicaments de l’Antiquité avec lesquels ils ont un lien, ils pouvaient être grattés ou réduits en poudre, dissous dans de l’eau et consommés pour leurs pouvoirs curatifs. Produits en masse et en série, ces objets humbles se rattachent à des rites de pèlerinage et à des traditions de guérison et de protection anciennes qui fonctionnaient par des pratiques d’incorporation au sens propre, c’est-à-dire par ingestion dans le corps.

Guérir avec des images et des mots
03/10/2019 à 19h00
Parmi les objets les plus énigmatiques associés au pèlerinage médiéval figurent un ensemble de coupes en laiton, richement gravées de textes et d’images de la Ka’ba et du sanctuaire de La Mecque. Elles étaient conçues pour des pèlerins, qui pouvaient ainsi ramener chez eux la bénédiction du Centre sacré. Censé aider à guérir certaines maladies ou à soigner les morsures de bêtes nuisibles, leur pouvoir, conféré par le lieu représenté, était activé par des liquides qui y étaient versés, bus puis absorbés. Plusieurs d’entre eux portent en outre des inscriptions les identifiant comme des copies d’originaux bien plus anciens, conservés dans des bibliothèques ou des trésors royaux. Souvent, leurs inscriptions expliquent qu’un individu malade pouvait nommer un suppléant pour ingérer le contenu, leurs pouvoirs étant perçus comme transmissibles par procuration et à distance. Ces objets énigmatiques sont imprégnés de logiques de reproduction et de substitution, considérées comme fondamentales dans leur efficacité.

Tracer les contours
07/10/2019 à 19h00
Les récentes controverses sur la représentation du Prophète Muhammad se sont focalisées sur les peintures figuratives. Ces dernières, néanmoins, étaient relativement rares et circulaient dans un milieu restreint. Le Prophète était généralement représenté de manière métonymique, par des images de l’empreinte de ses pieds ou de sa sandale par exemple. Des images furent ainsi produites en traçant sur du papier ou du parchemin le contour de la sandale du Prophète, sa relique la plus célèbre conservée à Damas. Ces tracés furent à leur tour copiés, générant une série d’images en chaîne, que l’on pensait être capables de transmettre le pouvoir protecteur de la relique d’origine. Le phénomène soulève de nouveau la question de la nature des images, des copies et de leur médiation au seuil de la modernité.

Faire une impression
10/10/2019 à 19h00
Le monde islamique médiéval nous offre les premiers exemples d’impressions réalisées en dehors de la Chine, des siècles avant Gutenberg. Les utilisations précoces de ce médium sont surtout documentées pour des images et des textes considérés comme accordant une bénédiction ou une protection, ce qui met en évidence une relation probable entre efficacité et techniques d’impression, d’estampage ou d’estampillage. L’adoption de nouvelles technologies – telles que la lithographie et la photographie – pour la reproduction d’images dévotionnelles dans le monde islamique à partir de la fin du 19e siècle pourrait donc être considérée comme un prolongement, voire un aboutissement, plutôt qu’une rupture. Mais ces techniques ont également fait l’objet de vives controverses, remettant en cause la validité même de pratiques qui avaient prospéré durant des siècles.

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