« Le dix-neuvième siècle fut, dans une assez large mesure, à l’égard du Moyen Âge, ce que le seizième siècle avait été à l’égard de l’Antiquité gréco-romaine » : ainsi Michel de Bouärd introduisait-il, en 1975, son Manuel d’archéologie médiévale (M. de Bouärd, Manuel d’archéologie médiévale. De la fouille à l’histoire, Paris : Sedes, 1975).
La fondation par François Guizot de l’Inspection générale des Monuments historiques, en 1830, et du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, en 1834, accompagna une prise de conscience patrimoniale (P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire : la nation **. Le territoire, l’état, le patrimoine, Paris : Gallimard, 1986) et l’émergence des disciplines nouvelles (E. et J. Gran-Aymerich, « L’archéologie au CNRS : origine et mise en place », reprint des Cahiers pour l’histoire du CNRS, n°9, 1990, http://www.histcnrs.fr/pdf/cahierscnrs/gran-aymerich.pdf ; L. Therrien, L’histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris : CTHS, 1998 ; S. Talenti, L’histoire de l’architecture en France : émergence d’une discipline (1863-1914), Paris : Picard, 2000). La création d’une chaire d’archéologie médiévale à l’École des Chartes, à Paris, dès 1847, marquait symboliquement la reconnaissance du monument comme un objet digne d’intérêt dans un champ de recherches jusque-là focalisé sur les sources d’archives. Les nombreux voyages que Prosper Mérimée effectua dans toute la France, pour les Monuments historiques, avec l’appui des institutions locales et des sociétés savantes, témoignent en outre de l’ampleur nationale de l’entreprise. Les questionnaires envoyés à toutes les communes françaises par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, sous la direction de Narcisse-Achille Salvandy, en 1838 et en 1847, trahissent quant à eux la priorité que l’État accordait alors au patrimoine médiéval (X. Charmes, Le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (histoire et documents), Paris : Imprimerie nationale, 1886, 2 vol.). Cette politique patrimoniale, largement centralisée, se poursuivit pendant la seconde moitié du XIXe siècle et, dès les années 1880, la création de nouveaux cours et la multiplication des sociétés savantes (J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition en France : les sociétés savantes en France aux XIXe et XXe siècles, Paris : CTHS, 1995) favorisaient l’étude des monuments médiévaux et, surtout, des édifices chrétiens.
En province, la situation était pourtant très inégale d’une région à l’autre tant elle dépendait des initiatives d’individus isolés ou intégrés dans des sociétés savantes. Véritable « laboratoire de recherches », la Normandie fit figure d’exception grâce aux travaux précurseurs d’Arcisse de Caumont qui fonda aussi, en 1834, la Société Française d’Archéologie. Sans être délaissées, d’autres régions, ne connaissaient pourtant pas le même engouement pour l’étude des monuments du Moyen Âge. Dans des villes comme Vienne ou Lyon, le phénomène s’explique sans doute par la prégnance de l’archéologie antique. Ainsi les travaux consacrés à la Bourgogne et au Lyonnais par Joseph Bard, qui se définissait comme un « monumentaliste », n’eurent-ils que des répercussions limitées comme le suggèrent, à la fin de ses deux ouvrages majeurs (J. Bard, Statistique générale des basiliques et du culte dans la ville de Lyon, précédée d’instructions sur l’archéologie sacrée dans la province ecclésiastique de cette métropole et dans une partie de celle de Besançon et suivie d’études sur divers types et sous-types d’architecture burgondo-lyonnaise, choisis dans nos diocèses du sud-est, Lyon : Revue du Lyonnais, 1842 ; Idem, Derniers mélanges d’archéologie sacrée, Lyon : Chambet fils, 1847), les listes de souscripteurs où les acteurs de l’érudition régionale brillent par leur absence. À la charnière du XIXe et du XXe siècle, la situation avait pourtant évolué à Lyon grâce à l’apparition d’un enseignement régional de l’histoire de l’art médiéval, à la faculté de lettres et à l’école des Beaux-Arts, mais aussi grâce à la multiplication des sociétés savantes et à leur intérêt nouveau pour les monuments du Moyen Âge. Mais il s’agissait là de deux mondes parallèles, dont les membres ne se fréquentaient guère et ne collaboraient pas.
L’histoire de l’architecture médiévale fut donc écrite, à partir du milieu du XIXe siècle, par des hommes dont la formation, le parcours professionnel et les objectifs étaient variés. De fait, ils élaborèrent chacun leurs méthodes d’analyse et leurs grilles de lecture du bâti médiéval, lesquelles sont à l’origine de nos pratiques en histoire de l’art et en archéologie. S’intéresser à ces hommes et à leurs travaux : tel est l’objet de la journée d’études Étudier le bâti médiéval (1850-1950). Acteurs, méthodes et enjeux.
Actuellement, le regard porté sur l’architecture médiévale au XIXe siècle est un thème fédérateur en Europe. De nombreux travaux traitent en particulier du point de vue des architectes restaurateurs qui, à l’image d’Eugène Viollet-le-Duc, intervinrent sur des édifices médiévaux ((Voir, par exemple, B. Phalip et J.-Fr. Luneau (dir.), Restaurer au XIXe s. (I-II), Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2012-2013 ; A. Timbert, Restaurer et bâtir : Viollet-le-Duc en Bourgogne, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2013. Voir aussi, plus récemment, le colloque international organisé sous la direction de M. Piavaux, Cl. Houbart et A. Timbert, Matériaux, métiers et techniques. Vers une histoire matérielle du chantier de restauration (1830-1914), Paris-Liège-Namur, décembre 2017, ainsi que le séminaire organisé par l’Institut National d’Histoire de l’Art et l’Université de Picardie Jules Verne : Construire, restaurer, détruire : les chantiers du XVIIIe au XXe siècle, février-juin 2018.)). Cette journée d’études s’inscrit dans cette dynamique tout en élargissant les perspectives : elle ne traitera pas de personnalités exceptionnelles, intervenues sur des chantiers prestigieux, au sein de grandes cités, mais plutôt des figures dont les travaux sont restés confidentiels, ne sont pas passés à la postérité, mais sont pourtant des témoignages éloquents sur l’origine de nos disciplines. Par leur profession (architectes départementaux ou diocésains) ou simplement par passion (érudits, historiens locaux), ils furent des hommes de terrain s’attachant à décrire, dessiner et comprendre ici une petite église rurale, là les vestiges d’un donjon. Il s’agit, en somme, de s’affranchir du cas exceptionnel pour s’intéresser davantage au quotidien d’hommes ancrés dans leur territoire, un quotidien sans doute plus révélateur des sociétés elles-mêmes. Parmi eux, les érudits qui, à l’image du père Camille de la Croix pour le Poitou ((J.-M. Guillouët et N. Faucherre, « Des archéologues au service de la foi ? Le père de la Croix à Saint-Philibert-de-Grandlieu et le chanoine d’Urville à Nantes », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 118-3 | 2011, mis en ligne le 30 novembre 2013, consulté le 19 mars 2019. http://journals.openedition.org/abpo/2071 ; DOI : 10.4000/abpo.2071 Voir aussi le travail collectif en cours sur les archives de cet érudit, sous la direction de N. Dieudonné-Glad, à l’Université de Poitiers : http://sha.univ-poitiers.fr/histoire-art-archeologie/enseignants/conferences-et-valorisation/archives-de-camille-de-la-croix-pretre-et-archeologue-1831-1911/)), sillonnaient inlassablement leur région, retiendront particulièrement l’attention. Leur documentation, encore largement délaissée, constitue « un maillon fondamental dans la transmission de connaissances » comme l’ont montré, pour les savants des XVIIe et XVIIIe siècles, les communications proposées lors d’une récente journée d’études (Journées organisées par Jérémy Delmulle et Haude Morvan, Les médiévistes face à la documentation des érudits modernes. Méthodes et enjeux, Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, 7-8 mars 2019). Il faut alors élargir la problématique en s’intéressant aux érudits qui, au XIXe siècle, ont traité d’architecture : d’emblée, il est possible d’affirmer que, à l’instar des historiens, les historiens de l’art et les archéologues ont négligé la documentation qu’ils ont produite.
Cette journée propose de mettre en œuvre, à l’échelle de l’Europe occidentale, cette approche épistémologique des sciences médiévales consacrées au bâti castral, civil ou religieux. Elle exploitera, dans une perspective pluridisciplinaire, tout matériau susceptible de nourrir ces problématiques. Au-delà des monuments eux-mêmes, qui tiennent lieu de source majeure, les correspondances de savants, les archives de sociétés savantes, les photographies ou les relevés anciens, ou encore les fonds des Monuments historiques, par exemple, pourront être convoqués pour aborder un ou plusieurs des axes présentés ci-après.
Thèmes
« Acteurs du patrimoine »
Il sera possible de s’intéresser à quelques-uns de ces personnages qui, sur un plan local ou régional, ont œuvré pour la conservation ou la connaissance des bâtiments médiévaux. S’attacher à retracer leurs formations et leurs parcours, en un mot leurs « carrières », permettra de comprendre pourquoi ils étudièrent ce patrimoine, parfois à contre-courant des institutions régionales, mais aussi de s’interroger sur leur conception de l’histoire de l’art et de l’archéologie du Moyen Âge. Travaillaient-ils en solitaires ou étaient-ils, au contraire, impliqués dans des réseaux de savants ? Confrontaient-ils le résultat de leurs travaux aux opinions d’autrui ?
Documentation érudite
La confrontation des édifices conservés avec la documentation, graphique ou textuelle, dont ils firent l’objet entre 1850 et 1950, permettra d’envisager, de manière concrète, les méthodes d’analyse mises en œuvre et d’évaluer la fiabilité des résultats alors obtenus par ces savants. Elle incitera sans doute à accorder une plus grande attention à leurs nombreuses archives qui constituent parfois la seule source de données sur des bâtiments disparus. Elle permettra enfin d’évaluer l’impact de ces travaux, souvent pionniers, sur l’intérêt accordé a posteriori par la communauté scientifique aux sites concernés.
Milieux savants et milieux officiels
S’interroger sur les interactions, ou l’absence d’interactions, entre ces hommes de province et les représentants de l’État ou les grandes personnalités des sciences médiévales du monument pourra aussi amener à réfléchir à la manière dont l’histoire de l’art et l’archéologie se sont construites, loin de Paris, sur des territoires a priori peu propices à de tels travaux, à en croire une idée encore répandue dans l’historiographie. Elle permettra sans nul doute d’observer des situations variées depuis l’admiration du savant modeste envers le chercheur reconnu jusqu’au manque de considération, voire au rejet, de tout travail n’émanant pas d’un personnage de la région.
Modalités de soumission
Cette journée d’études est organisée pour l’équipe 3 du laboratoire ArAr Archéologie et Archéométrie (UMR 5138) par les membres de l’axe 4 « L’architecture médiévale à l’épreuve des sociétés modernes ». Elle aura lieu les 26 et 27 mars 2020, aux Archives départementales du Rhône et métropolitaines de Lyon.
Les communications auront une durée de 20 à 25 minutes. Les propositions comprendront un résumé (1000 à 3000 signes) et un bref CV. Elles pourront être rédigées en anglais ou en français.
Elles seront envoyées conjointement aux organisatrices avant le 31 octobre 2019 :
Olivia Puel (puel.olivia@gmail.com), Anelise Nicolier (anelise.nicolier@orange.fr) et Laura Foulquier (laurafoulquier@wanadoo.fr).
Comité scientifique
- Bonnie Effros, Professeure d’Histoire économique et sociale, Université de Liverpool
- Nicolas Faucherre, Professeur d’Histoire de l’art et archéologie du Moyen Âge, Université d’Aix-Marseille
- Alain Guerreau, Historien médiéviste, Directeur de recherche honoraire au CNRS
- Jean-Marie Guillouët, Maître de conférences en Histoire de l’art médiéval, Université de Nantes
- Dale Kinney, Professeure émérite d’Histoire de l’art, Université Bryn Mawr (Pennsylvanie)
- Haude Morvan, Maître de conférences en Histoire de l’art médiéval, Université Bordeaux-Montaigne
- Jean-Michel Poisson, Maître de conférences honoraire en Histoire et archéologie du Moyen Âge, EHESS
- Nicolas Prouteau, Maître de conférences en Archéologie médiévale, Université de Poitiers
Comité d’organisation
- Anelise Nicolier, Docteure en histoire de l’art médiéval
- Olivia Puel, Docteure en archéologie médiévale
- Laura Foulquier, Docteure en histoire de l’art médiéval
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