Goûter, toucher, sentir : les autres sens de la critique d’art (1747-1939)
Cycle de journées d’étude organisé par Laurence Brogniez (Université Libre de Bruxelles), Frédérique Desbuissons, (université de Reims Champagne-Ardenne/HiCSA), Erika Wicky (université Lyon 2/LARHRA)
Reims, bibliothèque Carnegie, 20 novembre 2020
Bruxelles, Maison des Arts de l’Université Libre de Bruxelles, 5 février 2021
Lyon, musée des Beaux-Arts, 9 avril 2021
L’esthétique, cette science des sensations, ne s’occupe pas de celles du toucher et du goût, de l’odorat ; quoiqu’agissant sur nous avec plus de force que les autres, elles sont cependant trop grossières pour avoir aucun rapport avec les beaux-arts […]. Les beaux-arts ne se font que pour l’ouïe et la vue […].[1]
Reprenant un lieu commun du sensualisme du XVIIIe siècle, Francesco Milizia rappelle la supériorité, dans le domaine de l’esthétique et des arts, de la vue et de l’ouïe par rapport aux sens de proximité considérés comme « bas » que sont le goût, l’odorat et le toucher. Cette hiérarchie des sens per se et dans l’appréciation des œuvres d’art a une histoire longue, complexe, voire paradoxale, dont témoigne la fortune de la métaphore lexicalisée du goût pour désigner la sensibilité artistique[2].
Au croisement de l’histoire de l’art et de celle des sens, nous proposons d’observer l’articulation entre la perception visuelle et celle des sens bas dans le lieu par excellence de l’évaluation et de la mise en récit de l’expérience esthétique qu’est la critique d’art. En nous attachant à la période allant de sa naissance à la fin de l’Entre-Deux-Guerres, les évocations des sens bas pourront être saisies depuis les premiers débats publics sur l’art exposé (La Font de Saint-Yenne, Réflexions…, 1747) jusqu’à l’époque où les pratiques artistiques faisant délibérément appel à d’autres sens que la vue sont encore peu développées.
Nous nous intéresserons à la manière dont les manifestations des sens bas au Salon, ou encore dans les boutiques et les ateliers, contribuent à l’existence sociale de ces espaces dès lors qu’ils se constituent comme publics, y compris dans le cas d’espaces privés, mais néanmoins ouverts aux amateurs. Nous aborderons ainsi le discours critique sur les sollicitations sensorielles inattendues, et éventuellement intempestives, comme des sources à même de contribuer à une histoire de l’art exposé et à une approche matérielle de l’expérience esthétique. C’est pourquoi nous nous intéresserons tout d’abord aux perceptions sensorielles réputées basses dans leur acception littérale, en examinant, par exemple, comment la critique témoigne de l’interdiction de toucher les œuvres et de la formalisation de la « bonne » distance à observer dans les lieux d’exposition[3]. On examinera aussi comment les critiques d’art ont pu témoigner des odeurs d’atelier, pour souligner par exemple leur proximité avec l’artiste et leur familiarité avec son travail.
Mais nous nous attacherons également aux convocations métaphoriques de ces sens dans la critique d’art. Parce qu’ils impliquent un contact, voire une incorporation, et interdisent la distance objective que l’on acquiert en prenant du recul au profit d’un rapport plus viscéral à l’œuvre d’art, les sens réputés bas sont censés agir davantage sur le corps que sur l’intellect. Ils ont dès lors pu donner lieu à de nombreuses métaphores évoquant, en bonne ou en mauvaise part, la violence de l’effet d’une œuvre. Filés, répétés, détournés, ces tropes ont pu constituer de véritables imaginaires récurrents dans la critique d’art et les salons caricaturaux, à l’exemple de l’œuvre faite avec de la nourriture ou bien celle des motifs dont l’odeur affecte, parfois jusqu’à l’indisposition, les spectateurs et les spectatrices, les réactions de ces dernières constituant d’ailleurs au XIXe siècle un topos critique récurrent. Intervenant tantôt pour louer ou critiquer la qualité de la représentation et son mimétisme, tantôt pour stigmatiser sa facture et évoquer la matière picturale, les sens réputés bas ont offert aux critiques d’art un moyen privilégié pour évoquer la matérialité de l’œuvre en amont, ou en congruence avec la représentation.
Le goût, le toucher, l’odorat ont également permis de métaphoriser un type de savoir singulier que l’on se représente comme incarné et moins intellectuel, et de ce fait rétif à toute verbalisation. Une forme de connaissance réputée relever de l’inné, de l’instinctif et de l’intuitif, mais aussi de l’intime – autant de connotations associées aux sens de proximité que l’on retrouve aujourd’hui dans le lexique quotidien : avoir l’œil, avoir du goût, du tact, du flair, être touché·e, etc.
Enfin, nous ne négligerons pas la circulation entre les sens et les interactions qui peuvent se créer au travers de la synesthésie. On sait, par exemple, que le regard peut saisir dans une certaine mesure la dimension haptique de certaines œuvres d’art, ou encore que la perception gustative est intimement liée à celle du toucher et de l’odorat. Dans quelle mesure la critique d’art a-t-elle rendu compte de ce type de mécanismes et quelles significations leur a-t-elle données ?
Examinée à travers un large corpus de critique d’art, la question des sens bas nous permettra de mettre en évidence et de mieux comprendre non seulement la nature et la force de l’expérience artistique durant la période envisagée, mais aussi les modèles sensoriels qui gouvernaient alors le rapport au monde et à l’art.
Parmi les pistes de recherche que ce sujet peut ouvrir figurent notamment :
- Les sens bas entre compétence et expérience : le rapport singulier que les sens bas entretiennent avec les savoirs et l’expérience mérite d’être exploré au sein de corpus critiques ; on verra, par exemple, comment les notations sensorielles peuvent évoquer soit l’expérience de l’atelier, soit un savoir plus corporel ou intuitif s’opposant à l’objectivité réputée de la vue.
- La représentation des sens bas dans les œuvres : il s’agira alors d’observer la façon dont les sens bas sont considérés lorsque, faisant l’objet de représentations, ils s’adressent à l’œil.
- La répression des sens à l’exposition : Ne pas toucher ! Cette injonction a marqué l’histoire des expositions d’art, mais aussi celle de leur réception critique; il s’agira d’observer comment les critiques d’art ont appréhendé et contourné les restrictions sensorielles.
- Contribution de la critique d’art à la construction du sensorium classique : on étudiera la manière dont la critique d’art, en définissant de « bons usages » des sens à l’exposition, a participé à l’élaboration culturelle de formes perceptives
- Les corps en présence dans l’espace des Salons : la promiscuité joue un rôle important dans l’appréhension sensorielle du Salon et bien des critiques se sont emparés de ce thème jusqu’à en faire l’un des lieux communs de la modernité.
- Registres sensoriels et débats esthétiques dans la critique d’art : opposant un réalisme rugueux, dégoûtant et puant à une peinture académique lisse, sucrée et savonnée, les critiques d’art convoquent abondamment les sens bas dans des métaphores destinées à exprimer leurs jugements esthétiques; il s’agira d’analyser ces ressorts de manière à mettre en évidence le potentiel des sens pour exprimer un jugement de goût.
- La rhétorique des sens bas : ayant le pouvoir d’évoquer la force du dégoût ou du plaisir suscité par une œuvre, les sens bas sont au cœur d’une véritable rhétorique dont il importe d’observer et d’analyser le fonctionnement.
- La critique genrée : femmes et sens bas : les préjugés qui gouvernent la hiérarchie des sens sont, à de nombreux égards, soumis à des dynamiques similaires à celles qui affectent la hiérarchie des genres ; discriminés au nom de leur dimension incarnée, de leur approche réputée moins intellectuelle, mais aussi de leur sensualité, le goût, le toucher et l’odorat sont ainsi souvent convoqués pour dénigrer les spectatrices et les femmes artistes, mais aussi sollicités par certaines critiques d’art pour singulariser leur discours.
- Les modes d’incarnation de l’observateur·rice les sens bas ne sauraient être envisagés indépendamment du sujet qui éprouve ; on pourra ainsi analyser la façon dont la perception est comprise et décrite en fonction des postures adoptées par le critique.
- Critique sensorielle et traditions culturelles : les conceptions évoquées ici étant indéniablement déterminées historiquement et culturellement, on pourra les interroger en adoptant une perspective comparatiste.
- La critique d’art comme source pour l’histoire des sens : si les conceptions associées aux sens réputés bas nous permettent d’apporter un éclairage nouveau sur la critique d’art, celle-ci, en retour, nous renseigne sur l’histoire des sens, notamment en mettant en évidence les modèles sensoriels prévalant.
- Sensorialité et sensibilité : envisager la critique d’art sous l’angle des sensibilités permettra de faire apparaître le lien entre l’évocation des sens bas et les émotions suscitées par les œuvres ou les seuils de sensibilité qu’elles transgressent.
Les trois journées d’étude seront ainsi réparties :
- La critique d’art et le sens du goût: 20 novembre 2020 à la Bibliothèque Carnegie de Reims
- La critique d’art et le sens du toucher: 5 février 2021 à la Maison des Arts de l’Université Libre de Bruxelles
- La critique d’art et le sens de l’odorat: 9 avril 2021 au Musée des Beaux-Arts de Lyon
Les contributions abordant plusieurs sens pourront être distribuées dans l’une ou l’autre des journées.
Les propositions de contribution (environ 300 mots) accompagnées d’une courte bio-bibliographie devront être envoyées avant le 1er juillet 2020 à Laurence Brogniez (lbrognie@ulb.ac.be), Frédérique Desbuissons (frederique.desbuissons@univ-reims.fr) et Érika Wicky (erika.wicky@univ-lyon2.fr).
Éléments de bibliographie
Patrizia Di Bello et Gabriel Koureas (dir.), Art, History and the Senses: 1830 to the Present, Farnham, Ashgate, 2010.
Julia Csergo et Frédérique Desbuissons (dir.), Le cuisinier et l’art : Art du cuisinier et cuisine d’artiste (XVIe-XXIe siècle), Paris, INHA / Chartres, Menu Fretin, 2018.
Évelyne Cohen et Julia Csergo (dir.), « L’Artification du culinaire », Sociétés et représentations, n° 34, 2012.
Laurence Brogniez, « Dévorer des yeux : les écrivains belges dans les “ cuisines ” de la peinture », Textyles, n° 22, Paul Aron (dir.), « Les mots de la faim », 2002.
Laurence Brogniez, « Les femmes au Salon : propositions pour une étude de la critique d’art féminine au XIXe siècle », Lieux littéraires, n° 7-8, Christine Planté (dir.), « Féminin/Masculin. Écritures et représentations. Corpus collectifs », 2003.
Constance Classen, « Museum Manners : The Sensory Life of the Early Museum », Journal of Social History, vol. 40, n° 4, 2007.
Frédérique Desbuissons, « The Studio and the Kitchen: Culinary Ugliness as Pictorial Stigmatisation in Nineteenth-Century France », dans Andrei Pop et Mechtild Widrich (dir.), Ugliness. The Non-Beautiful in Art and Theory, I. B. Tauris, 2013.
Frédérique Desbuissons, « Une peinture sucrée : les plaisirs illégitimes de l’art pompier », Romantisme, « La Gourmandise », n° 186, 4/2019.
Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985.
Paul Dirkx, Les cinq sens littéraires. La sensorialité comme opérateur scriptural, Nancy, PUN – Éditions Universitaires de Lorraine, coll. Épistémologie du corps, 2017.
Nicole Dubreuil, « Les métaphores de la critique d’art : le « sale » et le « malade » à l’époque de l’impressionnisme », dans La critique d’art en France (1850-1900), Saint-Étienne, Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression Contemporaine, 1989.
Daniel Heller-Roazen, Une archéologie du toucher, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2011.
Viktoria von Hoffmann, Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.
Aude Jeannerod, « L’optique et l’haptique dans la critique d’art de Joris-Karl Huysmans », Interfaces : images, texte, langage, Synaesthesia, n° 36, 2015.
François Mairesse et Bernard Deloche, « La question du jugement sur les expositions d’art », Culture & Musées, n° 15, 2010.
Louis Marin, « Mimésis et description », dans De la représentation, Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 1994.
Jean-Marc Poinsot et Pierre-Henri Frangne (dir.), L’invention de la critique d’art, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
Denys Riout, « Art et olfaction : des évocations visuelles à une présence réelle », Cahiers du MNAM, n° 116, été 2011.
Sensations de nature, de Courbet à Hartung, cat. exp. Ornans, musée Gustave Courbet, 2015.
Bernard Vouilloux, L’art des Goncourt : une esthétique du style, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 1997.
Érika Wicky, « La peinture à vue de nez : la juste distance du critique d’art de Diderot à Zola », RACAR (Revue d’art canadienne / Canadian Art Review), vol. 39, n° 1, printemps 2014.
Érika Wicky, « L’œil, le goût, le flair : les compétences sensorielles du collectionneur fin-de-siècle », Sociétés & Représentations, n° 44, automne 2017.
[1] Francesco Milizia, De l’Art de voir dans les beaux-arts ; suivi des institutions propres à les faire fleurir en France et d’un état des objets d’art dont ses musées ont été enrichis par la guerre de la liberté, trad. Jean de Pommereul, Paris, Bernard, 1798. Cité par Martial Guédron « La physiologie du bon goût : la hiérarchie des sens dans les discours sur l’art en France au XVIIIe siècle », dans Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé, Nathalie Kremer (dir.), Aux limites de l’imitation : l’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière (XVIe – XVIIIe siècle), Amsterdam, Rodopi, 2009, p. 40.
[2] Voir à ce sujet Nélia Dias, La mesure des sens : les anthropologues et le corps humain au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2004; Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, Presses universitaires de France, 2010 ; Viktoria von Hoffmann, Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, Bruxelles, Peter Lang, 2013.
[3] Constance Classen, « Museum Manners : The Sensory Life of the Early Museum », Journal of Social History, vol. 40, n°4, 2007. Voir aussi à ce sujet : Helen Rees Leahy, Museum Bodies : The Politics and Pratices of Visiting and Viewing, Farnham, Ashgate, 2012.
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