La revue Perspective souhaite placer la mode, les modes et leurs mécanismes au cœur de son prochain numéro. S’intéresser à la mode comme phénomène pluriel, manifeste dans les objets et les images, influent dans les pratiques artistiques et intimement lié à leur histoire, c’est chercher à comprendre comment se forme une historiographie de la mode dans le champ de l’histoire de l’art. C’est également tenter de saisir ce que la discipline peut gagner à se confronter à cet objet omniprésent et irrésolu, qui interroge ses frontières et ses hiérarchies. Un tel projet ne peut passer que par un regard global sur l’histoire des formes portées et celle des mises en forme et en image de soi, de l’Antiquité au présent le plus immédiat.
Si l’intérêt historiographique pour ces phénomènes s’est développé essentiellement à partir du milieu du XIXe siècle, la prise en considération du vêtement comme art, et des effets du vêtement sur l’art, à travers une approche géographique et temporelle plus globale, constitue un angle fécond pour penser à nouveaux frais les développements parallèles de l’histoire de l’art et de l’histoire de la mode, comme manifestation anthropologique globale, des arts du vêtement à la question de la parure et des styles.
En effet, les premières histoires du costume qui paraissent au cours du xixe siècle procèdent d’archéologues et d’historiens dont les études des monuments et des sources iconographiques proposent en premier lieu d’être « utiles au peintre » : dès lors, tous les passés et toutes les géographies s’invitent, avec une érudition nouvelle, dans la création de leur temps. Or, ces mêmes savants, à l’image du chartiste Jules Quicherat, participent pourtant à établir la naissance de la mode dans le monde occidental, comme la manifestation cyclique – et genrée – d’une nouveauté s’incarnant dans les apparences à partir du XIVe siècle, avec comme terrain de prédilection la culture française. Pour envisager aujourd’hui ces phénomènes, qui excèdent les questions vestimentaires, il est nécessaire de croiser les aires géographiques et leurs chronologies propres, et de procéder à un inventaire élargi de la notion de mode, à l’échelle du monde et de son histoire.
Deux définitions de la mode s’affirment et se complètent, qui constituent deux approches que ce numéro souhaite aborder à parts égales : une première que déterminent les évolutions formelles des tenues vestimentaires et les variations des lois des apparences, quand une seconde s’assimile au seul renouvellement, perpétuel et cyclique, du goût qui anime les mœurs, et dépasse à ce titre largement les vêtements et leurs accessoires. C’est, d’un côté, l’histoire du costume et de ses composantes se soumettant progressivement au principe de la mode, soit un phénomène qui s’accélère avec les mutations techniques et économiques de la modernité occidentale, industrielle et capitaliste, mais dont les logiques se perçoivent bien en amont. C’est, d’un autre côté, la question épistémologique du caractère cyclique des apparitions et des disparitions des modes de pensée, à l’image des variations des styles vestimentaires – soit, en somme, la tension entre le sensible et le concept.
Malgré l’omniprésence, ou du moins la récurrence, de la notion de mode au cœur du monde de l’archéologie, de l’art et des beaux-arts, son historiographie demeure un terrain relativement peu balisé. À l’exception de quelques récents travaux, il n’existe pas en France de grande synthèse articulant les étapes principales du développement de ce champ par ceux qui l’ont fait, pensé et diffusé.
Alors que, depuis plus d’un siècle, les champs des histoires du vêtement, du costume et de la mode se précisent, bénéficiant en France des apports de l’anthropologie et de la sociologie (la mode est un objet privilégié pour penser, par exemple, les effets sociaux de l’art, en tant que moteur privilégié de la distinction) et, dans le monde anglo-saxon, de l’apport des cultural studies, une approche historiographique et globale de ces mouvements est désormais nécessaire. Tel est le double intérêt de cette livraison et l’enjeu des recherches en histoire de la mode aujourd’hui. À la nécessité d’un retour sur les fondements même d’un champ de recherche relativement récent répondent les renouvellements méthodologiques qui traversent l’histoire de l’art et ses disciplines voisines, et offrent autant de perspectives d’étude nouvelles.
Longtemps cantonnées par les logiques de légitimation artistique, académique et sociale, à la seule réalité de la haute couture ou à des formes exceptionnelles d’artisanat dédiées à la consommation somptuaire, les productions académiques ont essentiellement restitué une vision élitiste, résolument européo-centrée, des phénomènes de mode. La remise en question de la notion d’auteur, qui permet une prise en compte des réalités complexes des mondes du travail propres à la mode, ou encore celle de la création artistique, autorisant une dé-hiérarchisation des pratiques de production et création vestimentaires, constituent autant de nouveaux récits historiques, avec leurs sources et leurs méthodologies, qu’il s’agit de retracer dans une perspective critique et réflexive. Cela ne peut se passer d’un décentrement des regards, au-delà des grandes dichotomies structurantes (centres et périphéries, majeur et mineur, auctorial et anonyme, champ et hors-champ, global et local, etc.). Car, comme le rappelle l’historienne Anne Hollander, le vêtement est avant tout « une forme d’art visuel, une création d’images ayant pour médium le sujet visible » (« Dress is a form of visual art, a creation of images with the visible self as its medium », Anne Hollander, Seeing Through Clothes, New York, Viking Press, 1978, p. 311). La mode s’insère à ce titre dans la culture visuelle de toutes les époques, qu’elle reflète et sur laquelle elle influe simultanément, offrant à toutes et tous – archéologues, historiens de l’art, historiens, anthropologues, sociologues, philosophes – une perspective féconde pour renouveler leurs méthodes et la façon dont ils s’emparent d’objets d’étude censément familiers.
Perspective
Publiée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis 2006, Perspective est une revue semestrielle dont l’ambition est d’exposer l’actualité plurielle d’une recherche en histoire de l’art qui soit toujours située et dynamique, explicitement consciente de son historicité et de ses articulations. Elle témoigne des débats historiographiques de la discipline sans cesser de se confronter aux œuvres et aux images, d’en renouveler la lecture, et de nourrir ainsi une réflexion globale, intra- et interdisciplinaire. La revue publie des textes scientifiques offrant une perspective inédite autour d’un thème donné. Ceux-ci situent leur propos dans un champ large, sans perdre de vue l’objet qu’ils se donnent : ils se projettent au-delà de l’étude de cas précise, et interrogent la discipline, ses moyens, son histoire et ses limites, en inscrivant leurs interrogations dans l’actualité – celle de la recherche en histoire de l’art, celle des disciplines voisines, celle enfin qui nous interpelle toutes et tous en tant que citoyens.
Perspective invite ses contributeurs à actualiser le matériel historiographique et le questionnement théorique à partir duquel ils élaborent leurs travaux, c’est-à-dire à penser, à partir et autour d’une question précise, un bilan qui sera envisagé comme un outil épistémologique. Ainsi, chaque article veillera à actualiser sa réflexion en tissant autant que possible des liens avec les grands débats sociétaux et intellectuels de notre temps.
La revue Perspective est pensée comme un carrefour disciplinaire ayant vocation à favoriser les dialogues entre l’histoire de l’art et d’autres domaines de recherche, des sciences humaines notamment, en mettant en acte le concept du « bon voisinage » développé par Aby Warburg.
Toutes les aires géographiques, toutes les périodes et tous les médiums sont susceptibles d’y figurer.
Mode(s), no 2023 – 2
Rédaction en chef : Marine Kisiel (INHA) et Matthieu Léglise (INHA)
Numéro coordonné avec Émilie Hammen (Institut français de la mode)
Voir la composition du comité de rédaction.
Prière de faire parvenir vos propositions (un résumé de 2 000 à 3 000 signes, un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet, et une biographie de quelques lignes) à l’adresse de la rédaction (revue-perspective@inha.fr) avant le 16 mai 2022.
Perspective prenant en charge les traductions, les projets seront examinés par le comité de rédaction quelle que soit la langue. Les auteurs des propositions retenues seront informés de la décision du comité fin juin 2022, tandis que les articles seront à remettre pour le 15 décembre 2022.
Les articles soumis, d’une longueur finale de 25 000 ou 45 000 signes selon le projet envisagé, seront définitivement acceptés à l’issue d’un processus anonyme d’évaluation par les pairs.
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