« Grands maîtres », « grands peintres », « pionniers », « pionnières »… : il n’est pas rare de croiser ces locutions dans les intitulés de collections pour des bandes dessinées, des films documentaires ou encore des web séries. Les argumentaires de ces productions se font souvent écho. Par exemple, le projet de la collection « Grands peintres » (2015-2017), qui consiste à « dresser en bande dessinée un portrait de ces hommes hors du commun » (site de Glénat), fait écho à « la (re)découverte du travail des peintres qui ont marqué le monde de l’art » (site de Museum TV) de la série documentaire « Les plus grands peintres du monde » (2016-2017).
Ces récits biographiques, par leur caractère prolifique et par la variété de leurs supports, témoignent du dynamisme de la sphère culturelle dans laquelle ils s’inscrivent. Pourtant, le modèle de discours qui les caractérise demeure ancré dans le sillage des conceptions traditionnelles de l’histoire de l’art. La terminologie en usage emprunte par ailleurs aux monographies d’artistes éditées à partir de la deuxième moitié du xixe siècle sous la forme de séries et de collections illustrées. Friederike Kitschen, dans Als Kunstgeschichte populär wurde (Berlin, 2021), a récemment mis en évidence le rôle de ces publications dans la construction des canons nationaux. Diffusées dans toute l’Europe, et très souvent le fruit de co-éditions, ces séries aux intitulés suggestifs – Grands maîtres, Grands peintres, Les artistes célèbres, Les peintres illustres, Les maîtres de l’art moderne, Les maîtres de demain… – ont été des facteurs de la canonisation d’un noyau d’artistes européens, essentiellement masculins, selon un mécanisme de sélection et de répétition favorisant, d’une série à l’autre, leur identification. Vendues à prix modique et destinées aux « amateurs » comme aux « curieux », ces séries ont contribué à la visibilité d’une histoire de l’art canonique. Affleurent ici les implications idéologiques de pratiques éditoriales à relier au phénomène de la démocratisation de l’art, terme déjà identifié au tournant du xixe siècle pour désigner l’idée de mettre l’art, et plus largement son histoire, à la portée du plus grand nombre[1].
À l’occasion de cette journée d’études pluridisciplinaire, nous souhaitons contextualiser et historiciser l’articulation entre cette démocratisation et la fabrique des canons. On se propose d’analyser les biographies d’artistes produites en dehors du contexte académique – mais pas nécessairement sans lien avec celui-ci – et diffusées sur des supports variés, du livre aux médias numériques. Comment ces biographies ont-elles évolué, selon quelles narrations et pour quelle agentivité ? En quels termes la fabrique et la circulation des récits reconfigurent-elles les canons ? Entre l’« héroïsation » de l’artiste (Ernst Kris et Otto Kurz, 1934) et sa « singularisation » (Nathalie Heinich, 1991), comment contribuent-elles à les déconstruire ou, au contraire, à les pérenniser ? Dans quelle mesure s’y rejoue la figure du « grand maître » ou du « pionnier » dont l’ancrage historique a depuis longtemps été mis en évidence, en particulier depuis le point de vue des études sur le genre et sur les artistes femmes (Griselda Pollock, 1999) ? La construction de ces récits et la nature des supports sur lesquels ils circulent constituent-ils un frein à une vision non occidentale de l’art ou, d’une manière générale, à une approche atypique de l’art (par exemple, un art sans artiste) ? Par-delà ces questions, nous invitons les participants à considérer l’histoire de l’art « dans sa dimension culturelle », pour citer Claire Barbillon, et « non comme auxiliaire d’une pratique » (2005).
Axes :
Sans exclure d’autres approches, les contributions pourront s’inscrire dans l’un des axes suivants :
Protagonistes de la démocratisation de l’art et circulation des canons
Une première piste de réflexion portera l’attention sur les réseaux d’acteurs (auteurs, éditeurs, institutions, universitaires ou spécialistes…) afin de considérer l’influence des dynamiques collectives sur la fabrique et la circulation des canons, notamment dans une approche transnationale. Qu’il s’agisse de collections de fascicules, de collections de bandes dessinées, ou bien encore de séries de documentaires télévisées, les productions sont souvent issues de coopérations internationales. Comment ces échanges ont-ils contribué à développer un socle de figures artistiques communes tout en veillant à varier certaines d’entre elles en fonction des aires culturelles ? La question des transferts culturels pourra, par ailleurs, être soulevée au prisme de l’étude d’une figure artistique et des déclinaisons des biographies qu’elle nourrit selon les lieux de publication. En outre, à quelles logiques économiques et institutionnelles les protagonistes de la démocratisation de l’art se conforment-ils encore aujourd’hui pour perpétuer ou faire évoluer une vision canonique de l’histoire de l’art ?
Représentations et historiographie de la figure de l’artiste
Le traitement narratif et idéologique des récits biographiques constitue un autre angle d’approche. Déjà, en 1906, le romancier Romain Rolland mettait en exergue un Michel-Ange souffrant, presque christique, dans le volume qu’il lui consacrait dans sa série des « Vies des hommes illustres ». Depuis les années 2000, des bandes dessinées, des romans graphiques ou des productions cinématographiques – tels Niki de Saint Phalle. Le jardin des secrets (Casterman, 2014), Niki de Saint Phalle. Shooter la vie (Eyrolles, 2023) et le biopic Niki (2024) –, ont développé des histoires croisant librement fiction et connaissances historiques de manière à explorer la subjectivité des artistes et leur rapport au quotidien. Quelle place ont les recherches documentaires propres (archives, iconographie, entretiens…) dans la construction du récit ? Quelles valeurs et quels imaginaires, par-delà les savoirs sur l’art, ces représentations contribuent-elles à véhiculer ? Les artistes femmes bénéficient-elles, dans ce contexte de la démocratisation de l’art, d’une plus grande attention ? Au contraire, les figures de génie, de héros et de pionnier sont-elles propices à véhiculer, revisiter ou déconstruire la notion de chef-d’œuvre et une conception téléologique de l’histoire ? En ce sens, on pourra s’interroger sur les spécificités de la mise en récit de la figure de l’artiste. En quoi diffère-t-elle de celle d’un protagoniste historique ? Enfin, quel est le rôle joué par ces récits dans la redécouverte ou dans l’appréhension des artistes, non seulement pour le public mais aussi pour les spécialistes ? La démocratisation de l’art peut-elle contribuer à vaincre des résistances au sein du milieu académique ?
L’œuvre mise en mots et en images
Un autre axe que nous souhaitons explorer est celui de l’appréhension de l’artiste comme producteur d’un art visuel. De quelle manière l’écrivain, le dessinateur, le scénariste, le documentariste ou le cinéaste, parviennent-ils à rendre compte de la dimension plastique des œuvres ? L’appropriation d’une esthétique constitue-t-elle l’unique moyen pour restituer l’œuvre d’un artiste ? L’auteur est-il amené à s’effacer face à l’artiste ? Ces questions conduisent à interroger le choix des œuvres évoquées, en termes verbaux comme visuels. En effet, dans le processus de démocratisation de l’art, la production des « grandes » figures artistiques semble avoir été restreinte à des corpus d’œuvres canoniques. Comment la pensée auctoriale peut-elle contribuer à reconduire ou à revisiter ces corpus ? Aussi, on pourra soulever l’enjeu de l’histoire des œuvres. Dans quelle mesure la tradition du récit biographique dans la vulgarisation des sciences historiques a-t-elle négocié avec une approche des œuvres dans leur contexte ?
Médialités et matérialités des récits biographiques
On attend également que les contributions abordent la re/configuration des canons au prisme de l’historicité et de la diversité des supports de diffusion. Plus précisément, il s’agira de questionner l’articulation, voire les tensions, entre les univers visuels et discursifs de supports de circulation qui témoignent d’attentes et de pratiques différentes. Du livre aux nouveaux médias, comment les modèles d’énonciation des biographies d’artiste sont-ils revisités ? Quelles sont les incidences de leur adaptation, en termes de reconduction et/ou de déconstruction des canons, d’un média à un autre ? On pourra alors s’interroger sur la distance induite entre la nature du support, son caractère éventuellement ludique et la prise en considération, ou non, des études historiques – doctorats, catalogues d’exposition, travaux scientifiques – et des nouvelles approches en histoire de l’art. Les propositions s’emparant des outils et des méthodes à même d’analyser la transmédialité de ces récits – c’est-à-dire la manière dont ils circulent d’un média à un autre – seront appréciées.
Modalités de soumission des propositions :
Cette journée d’études pluridisciplinaire se tiendra à Bordeaux le jeudi 9 octobre 2025.
Les communications ne devront pas excéder 25 minutes. Les propositions de 3 000 signes maximum seront accompagnées d’un titre provisoire et d’une courte biographie de 500 signes maximum. Elles seront adressées avant le lundi 31 mars 2025 à :
Marion Lagrange (marion.lagrange@u-bordeaux-montaigne.fr)
et
Myriam Metayer (myriam.metayer@u-bordeaux-montaigne.fr)
Le comité scientifique transmettra ses réponses fin avril 2025 au plus tard.
Une publication sera programmée à la suite de la manifestation scientifique.
Orientations bibliographiques :
« La monographie d’artiste », Perspective : la revue de l’INHA, n° 4, 2006.
Agosti Giovanni, « Vicissitudes récentes de la monographie d’art, Réflexions italiennes (1982-1985) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 66-67, mars 1987, Histoires d’art, p. 95-104.
Barbillon Claire, « Un ‘‘vaste musée […] de jouissances artistiques’’ : L’Histoire des peintres de toutes les écoles depuis la Renaissance jusqu’à nos jours (1848-1876) de Charles Blanc », Revue de l’art, n° 182, 2013-4, p. 27-34.
Barbillon Claire, « ‘‘L’Art pour tous’’, une ‘‘mission de propagande éthique’’ », dans Dominique Viéville (éd.), Histoire de l’art et musées, actes de colloque, Paris, 2001, Paris, École du Louvre, 2005, p. 89-111.
Bottinelli Silvia, « Carlo Ludovico Ragghianti (1910-1987) e il Concetto di Divulgazione della Ricerca Storico-Artistica », Predella, n° 28, 2011, p. 62-75.
Bottinelli Silvia, « La Divulgazione della Storia dell’arte in Italia dal Secondo Dopoguerra agli Anni Sessanta. L’ultimo ‘‘Emporium’’ (1946-1964) », dans Massimo Ferretti (dir.), Emporium, parole e figure, Pisa, Edizioni della Scuola Normale Superiore, 2009, p. 555-588.
Citton Yves, Pour une écologie de l’attention, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
DiodÀ Valentina, « Maestri, Classici, Diamanti. La divulgazione della storia dell’arte nei collezionabili », Classici : strategie di sopravvivenza : casi editoriali tra promozione e rinnovamento, Quaderni del master di editoria, 14, edizioni Santa Caterina, 2021, p. 155-164.
Heinich Nathalie, La gloire de Vincent Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, collection « Critique », Paris, Les éditions de Minuit, 1991.
Kitschen Friederike, Als Kunstgeschichte populär wurde. Illustrierte Kunstbuchserien 1860-1960 und der Kanon der westlichen Kunst, Berlin, Deutscher Verlag für Kunstwissenschaft, 2021.
Kris Ernst et Kurz Otto, L’Image de l’artiste : légende, mythe et magie : un essai historique, Paris, Rivages, 1987 (1re éd. : Vienne, Krsytall Verlag, 1934).
Lesage Sylvain, « Bande dessinée et histoire. De l’histoire des représentations à l’histoire culturelle », Sociétés & Représentations, n° 53, printemps 2022, p. 15-38.
Nachtergael Magali, Quelles histoires s’écrivent dans les musées. Récits, contre-récits et fabrique des imaginaires, Paris, MKF Éditions, 2023.
Pollock Griselda, Differencing the Canon. Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres et New York, Routledge, 1999.
Organisation
Marion Lagrange, CRHA F.-G. Pariset, Université Bordeaux Montaigne
Myriam Metayer, CRHA F.-G. Pariset, Université Bordeaux Montaigne
Comité scientifique
Irene Baldriga, Università Sapienza, Rome
Friederike Kitschen, chercheuse indépendante
Marion Lagrange, CRHA F.-G. Pariset, Université Bordeaux Montaigne
Myriam Metayer, CRHA F.-G. Pariset, Université Bordeaux Montaigne
Hélène Trespeuch, CRHA F.-G. Pariset, Université Bordeaux Montaigne
[1] Le terme de « démocratisation de l’art » émerge à la fin du xixe siècle pour faire référence à la démocratisation de l’enseignement artistique, à la libéralisation du marché mais aussi à une production artistique où l’estampe incarne un espace de création en soi. Toutefois, c’est au travers de la « vulgarisation des arts », dont le principe est développé par des sociétés d’éducation populaire, telle la société de vulgarisation artistique « L’Art pour tous » (1901), que la démocratisation de l’art prend le sens d’une éducation à l’art et à son histoire pour le plus grand nombre. Dans un même temps, les publications illustrées telles le Figaro illustré ou L’Art français en revendiquent le concept, et ce parallèlement à une diffusion accrue des œuvres par la gravure.
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