Appel à communications – Journée d’étude, 31 mai 2023
Maison de la Recherche (Salle Athéna), 4 rue des irlandais, 75005 Paris,
Organisé par : Chloé Pretesacque et Mayeul Victor-Pujebet
Sorbonne-Nouvelle, LIRA
Certaines formes de vie peuvent être qualifiées de liminales tant elles côtoient les seuils et les frontières du vivant ; c’est le cas des vies invertébrées. Ces êtres – méduses, escargots, limaces, anémones, argonautes, poulpes… – sont « presque une qualité » (Ponge, [1942] 2008) en cela qu’ils vivent au plus près de leur milieu naturel et semblent en constituer une simple extension mouvante, sous la forme d’un muscle pulsatile qui se serait détaché du monde. Déliés de toute ossature, les invertébrés épousent plus totalement les formes du monde, jusque dans leurs modulations les plus piquantes – les escargots ne se blessant pas au contact des épines de rose – ; ils sont radicalement ambivalents : à la fois infracassables et en proie à une extrême fragilité. Cette journée sera l’occasion de construire collectivement un bestiaire des invertébrés, déployant leur présence objective et figurée dans les sciences et dans les arts. Nous nous intéresserons également à certaines figurations d’une « humanité invertébrée », ce qui nous a amené à utiliser l’écriture inclusive du titre.
Les invertébrés comme guides dans les ruines contemporaines
Suivre les invertébrés sous-entend de se laisser conduire dans leurs espaces propres. Il faut se baisser à ras le sol, nager, ramper, fouiller la terre, plisser les yeux si l’on souhaite pister un invertébré. Car ces derniers sont davantage des êtres de la surprise, ils apparaissent et disparaissent au gré des rosées ou des courants marins. Spécialistes du secret et des cachettes sombres, ils ont été peu étudiés par les sciences. En effet, ne se laissant ni empailler ni conserver dans du formol, les invertébrés ont été longtemps préservés de trop inquisitrices lumières. Et quelque part, ce halo d’énigme est aussi l’objet de notre étude. Les fondateurs des classifications du XIXème (Cuvier, Lamarck) les ont constitués en « famille ». Aujourd’hui, ce taxon regroupant pêle-mêle quasiment un million d’espèces, contre quelques dizaines de milliers de vertébrés, est devenu obsolète.
De nouvelles approches des vies invertébrées ont été proposées par les sciences humaines, au XXème siècle : les premiers pas de la biosémiotique, avec les travaux de Jakob Johann von Uexküll, se firent entre autres autour du cas de l’escargot et de la méduse, cherchant à reproduire leur Umwelt, leur monde sensoriel (Uexküll, 1956). Cet élan des sciences humaines pour se mettre à la place des vies non-humaines s’est particulièrement enrichi depuis une vingtaine d’années, avec l’annonce d’une nouvelle ère géologique nommée Anthropocène (Crutzen & Stoermer, 2000) qui va de pair avec une remise en question d’un rapport anthropocentré au monde. Ainsi, des disciplines comme l’ethnographie multi-espèces (Helmreich & Kirksey, 2010 ; van Dooren & Bird Rose, 2016) ou l’anthropologie dite élargie (Tsing, 2015, 2022) ont forgé des appareillages disciplinaires voulant penser un tournant ontologique qui met au cœur l’idée d’interdépendance entre les espèces. Cet engouement disciplinaire a fait entrer les chiens (Haraway, 2003), le grizzly (Metcalf, 2008), le loup (Morizot, 2016), les oiseaux (Despret, 2019), ou encore le crocodile (Plumwood, 2021) au rang de guides capables de nous donner les moyens d’apprendre à vivre dans un monde abîmé (Macé and al, 2019). Parmi cette horde d’animaux, et souvent de grands mammifères, les invertébrés, lents et dociles, n’avaient encore fait l’objet que de peu d’attention. L’intérêt qu’ils suscitent est récent: quand des bans de méduses provoquent de « nouveaux monde sauvages » (Tsing, 2022) où rien ne les arrête ; quand des espèces d’escargots endémiques d’Hawaii s’éteignent et créent des silences assourdissants pour les cultures locales, qui y voyait un lien entre le monde des morts et celui des vivants (Van Dooren, 2022). Nous nous demanderons quels sont les gestes narratifs et euristiques produits par les chercheur·euse·s qui se mettent à l’écoute des vies invertébrées. Que nous enseigne la présence contemporaine, entre pullulation et extinction, de ces êtres millénaires ?
Les humanités environnementales travaillent un tournant épistémologique : aux méthodes classiques de la connaissance scientifique s’ajoutent des gestes littéraires et artistiques. Ces derniers engagent particulièrement la question des affects, entre vies humaines et vies invertébrées (Despret, 2021 ; Hayward, 2008 trad Bigé, 2022 ; Haraway, 2020), affects que nous nous proposons d’explorer collectivement.
Les invertébrés dans les arts
Cette journée d’étude est l’occasion d’ouvrir un nouveau catalogue d’idées et de formes, à travers la découverte en art, en littérature, d’un bestiaire des invertébrés. Bestiaire qui, une fois qu’on s’y intéresse, semble être vieux comme l’Antiquité. Tels argonautes, longtemps restés enfouis dans la mer Égée, peints et sculptés sur des vestiges antiques de l’Âge de bronze (Bradfer, 1998) ; tel escargot démesuré s’acheminant sur le cadre de l’Annonciation de Francesco del Cossa étudié par Daniel Arasse, qui y voit un signe de l’Immaculée (Arasse, 2012).
Nous pourrions cependant faire l’hypothèse d’une présence accrue des invertébrés dans un corpus d’œuvre plus contemporain : le XXème et le XXIème siècle en ont fait une figure de choix, venant alimenter les discours, troubler les imaginaires. Qu’incarnent alors ces vies et ces formes invertébrées dans les œuvres ?
Le poulpe de Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer, incarnation de l’effroyable : « C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes. » (Hugo, [1866] 1980) ? La spirale de l’escargot utilisée comme image du flux de conscience chez Virginia Woolf (Woolf, 1917, 1919) ? Le héros de Méduse de Giancarlo Pastore obsédé par ses troubles intestinaux et se rêvant « à l’intérieur d’une méduse » (Pastore, 2008) ? Et dans l’art contemporain : la présence de coquilles d’escargots laissées çà et là par Mimosa Echard et Youri Jonhson ? Les virtuosités du poulpe montrées depuis les années 1990 par Shimabuku ? Les éponges brandies comme des armes par Josèfa Ntjam ?
Un drame peut commencer devant nous : celui d’une confrontation nouvelle de l’être humain avec l’animal. L’invertébré fut souvent le réceptacle des premières cruautés enfantines, des instincts primaires (Ombrosi, 2022 ; voir le massacre des crabes dans La Route à Los Angeles de John Fante ou encore le ver de terre coupé en deux par les deux adolescents dans La Pornographie de Witold Gombrowicz) : il devient signe de la souffrance. Porteur d’un pathos moderne, qui s’inscrit dans son inéluctable passivité, mais peut se charger cependant d’une puissance nouvelle, parfois menaçante. L’invertébré nous ouvre alors un théâtre de fascinations et de phobies, que nous pourrions investir lors de cette journée d’étude. Quand il devient symbole ou métaphore, il place l’être humain devant ses hantises : en témoigne l’expérience sartrienne où l’être du visqueux devient sous la plume du philosophe existentialiste une insistante présence invertébrée au-devant de lui :
« C’est une fluidité qui me retient et qui me compromet, je ne puis glisser sur le visqueux, toutes ses ventouses me retiennent, il ne peut glisser sur moi : il s’accroche comme une sangsue ». Sartre, 19 L’Être et le Néant, p.655
Dans nos trajectoires, nous pourrons être tenté·e·s de réduire l’invertébré à une simple matière ou propriété (le visqueux, le gluant; le mou, l’informe, la plasticité…) mais nous tenons un maximum à penser l’invertébré en sa qualité d’être vivant. Quitte à aller voir dans certaines œuvres non tant la présence des invertébrés en eux-mêmes, mais de leur métaphore vivante : ces figures humaines désignées comme invertébrées. Quand humanité et animalité se confondent; quand apparaissent des symbioses trans-espèces (Hayward, 2008 ; Haraway, 2020). Telle filiation humain-papillon, chez Donna Haraway, avec ses Camille qui se lient biologiquement avec les papillons monarques. Tel individu escargot, chez Copi, avec Irina dans la pièce L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer, qui semble être très au courant de la vie complexe des sans vertèbres :
« IRINA – Vous savez ce que ça veut dire »invertebrados » ? ».
Rapports de pouvoir, rapports érotiques et amoureux, troubles de l’individuation : les personnages-invertébrés écrivent leur drame à eux.
En tirant le rideau de ce théâtre de figures invertébrées, nous vient une question qui est un peu plus que le rêve d’une ouverture quant à cette journée d’étude : et l’interprète ? Et l’acteur·rice ? Qu’est-ce que jouer un·e invertébré·e ? Formulons-le plutôt comme un paradigme : qu’est-ce que jouer en invertébré ? La contradiction ne doit pas tout de suite être levée : les acteur·rice·s, les danseur·euse·s, désigné·e·s en tant qu’êtres osseux, assumant alors la performance d’une invertébration. La scène possiblement serait porteuse du rêve ou de la menace pour l’interprète de se dévertébrer : cela ouvre à nous tout un monde de propositions physiques et ludiques. Allons voir ces possibles gestes de scène qui nous permettront de le penser.
L’interprète et ses mouvements, ses rythmes, ses matières, peuvent se trouver au cœur de nos interrogations. Le corps et l’enjeu de son dépassement ou de sa désagrégation en scène. Imaginaires physiques et mystiques peuvent facilement prendre racine au fond des images et des affects que portent en eux les invertébrés.
Les interventions pourront explorer les axes suivants :
— Les gestes narratifs produits par les sciences et les sciences humaines qui explorent les spécificités des vies invertébrées. Les liens entre science et art et science et littérature.
— La présence d’invertébrés dans des œuvres d’art et littéraires ; en travailler les significations ou l’épaisseur imaginaire.
— Repérer ce qui serait dans une œuvre une figure humaine invertébrée ; en explorer le drame.
— Prendre l’invertébré comme modèle ou anti-modèle de l’acteur·rice ou du danseur·euse sur la scène des arts vivants.
Bibliographie indicative :
Arasse, Daniel. On n’y voit rien: descriptions. Folio 417. Paris: Gallimard, 2003.
Bachelard, Gaston, La Terre et les rêveries de la volonté, José Corti, 1948.
Bradfer, Isabelle. “NAUTILE OU ARGONAUTE ? REMARQUES SUR UN MOTIF ÉGÉEN.” Revue Archéologique, no. 1, 1998, pp. 107–18.
Caziot, Eugène. « Le chant des mollusques et principalement de l’escargot ». Annales de la Société linnéenne de Lyon 60, no 1 (1914): 39‑44. https://doi.org/10.3406/linly.1914.4211.
Chottin, Ariane. « escargot / d’où ». Vacarme 26, no 1 (2004): 80. https://doi.org/10.3917/vaca.026.0080.
Copi, L’Homosexuel ou La Difficulté de s’exprimer, Paris: Christian Bourgois, 1971.
Despret, Vinciane. Autobiographie d’un poulpe: et autres récits d’anticipation. Mondes sauvages. Arles: Actes Sud, 2021.
DIDI-HUBERMAN Georges, « La matière inquiète. (Plasticité, viscosité, étrangeté) », Lignes, Paris: 2000/1 (n° 1), p. 206-223.
Dorlin, Elsa, et Eva Rodriguez. Penser avec Donna Haraway. Actuel Marx confrontation. Paris: Presses universitaires de France, 2012.
Dostoevskij, Fedor Mihailovič, André Markowicz, et Michel Del Castillo. Les nuits blanches: roman sentimental, extraits des souvenirs d’un rêveur. Babel 43. Arles [Bruxelles] [Lausanne]: Actes Sud Labor l’Aire, 1992.
Fante, John, La Route de Los Angeles, Christian Bourgois, Paris: 1987.
Gombrowicz, Witold, La Pornographie, Christian Bourgois, Paris: 1995.
Gumbs, Alexis Pauline, et Adrienne Maree Brown. Undrowned: Black Feminist Lessons from Marine Mammals. Emergent Strategy Series, no. 2. Chico, CA, USA Edinburgh, Scotland: AK Press, 2020.
Eva Hayward. « More Lessons from a Starfish: Prefixial Flesh and Transspeciated Selves ». WSQ: Women’s Studies Quarterly 36, no 3‑4 (2008): 64‑85. https://doi.org/10.1353/wsq.0.0099.
Haraway, Donna Jeanne, et Vivien García. Vivre avec le trouble. Vaulx-en-Velin: les Éditions des Mondes à faire, 2020.
Haraway, Donna Jeanne, Jérôme Hansen, et Vinciane Despret. Manifeste des espèces compagnes: chiens, humains et autres partenaires. Paris: Climats, 2019.
Hessler, Stefanie, et Kunsthall Trondheim, éd. Sex Ecologies. First edition. Cambridge, Mass: MIT Press, 2021.
Malabou, Catherine. « La plasticité en souffrance ». Sociétés & Représentations 20, no 2 (2005): 31‑39. https://doi.org/10.3917/sr.020.0031.
Morton, Timothy. « Guest Column: Queer Ecology ». PMLA/Publications of the Modern Language Association of America 125, no 2 (mars 2010): 273‑82. https://doi.org/10.1632/pmla.2010.125.2.273.
Ombrosi, Orietta. Le bestiaire philosophique de Jacques Derrida. Paris: Presses universitaires de France (PUF), 2022.
Pastore, Giancarlo. Meduse. romanzo Bompiani. Milano: Bompiani, 2003.
Plumwood, Val, et Lorraine Shannon. The Eye of the Crocodile. Canberra: Austrtalian National University E Press, 2012.
Ponge, Francis. Le parti pris des choses, Collection Poésie 16. Paris: Gallimard, [1967] 2003.
Lilian M. C. Randall. “The Snail in Gothic Marginal Warfare.” Speculum, vol. 37, no. 3, 1962, pp. 358–67. JSTOR, https://doi.org/10.2307/2852357.
Van Dooren, Thom. A World in a Shell: Snail Stories for a Time of Extinctions. Cambridge, Massachusetts London, England: The MIT Press, 2022.
Seymour, Nicole. Strange Natures: Futurity, Empathy, and the Queer Ecological Imagination. Urbana Chicago Springfield: University of Illinois Press, 2013.
Sartre, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Paris: Gallimard, 1943.
Tsing, Anna, Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Traduit par Philippe Pignarre. Les empêcheurs de penser en rond. Paris: La Découverte, 2017.
Tsing, Anna, Traduit de l’anglais par Marin Schaffner. Proliférations. Petite bibliothèque d’écologie populaire. Marseille: Wildproject, 2022.
Uexküll, Jakob von. Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification. Agora 268. Paris: Pocket, 2004.
Vivre dans un monde abîmé. Critique, Tome 75, no 860-861 (janvier-février 2019). Paris: Les Éditions de Minuit, 2019.
Woolf, Virginia, Traduit de l’anglais par Pierre Nordon. Romans et nouvelles. La pochothèque. Paris: le Livre de poche, 2002.
Modalités de participation : Les propositions de communication (500 mots avec un titre provisoire et une courte notice bio-bibliographique), devront être envoyées aux adresses suivantes : chloe.pretesacque@sorbonne-nouvelle.fr et mayeul.victor-pujebet.1@sorbonne-nouvelle.fr, avant le 10 mars 2023.
La réponse sera donnée à la mi-mars 2023. La journée d’étude se tiendra le 31 mai 2023 à la Maison de la Recherche, 4 rue des Irlandais, 75005 Paris.
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