Dans les périodes de bulles et de crises financières, John Law et son système sont volontiers évoqués dans le discours médiatique en tant que paradigme et exemple historique de l’une des premières crises financières d’origine spéculative. Les références ou allusions qui y sont faites n’examinent cependant pas les spécificités d’une bulle qui ne fut pas uniquement française mais concerna également l’Angleterre et la Hollande, les pays d’Europe les plus engagés dans l’émergence d’un capitalisme financier au XVIIIe siècle.
A partir des pistes ouvertes par Paul Harsin qui donne une édition des oeuvres complètes de John Law en 1934 (ainsi qu’une première édition des écrits de Dutot, proche collaborateur de Law) et de l’ouvrage d’Edgar Faure (La Banqueroute de Law, 17 juillet 1720, Paris, Gallimard, 1977), historiens et historiens de l’économie ont délimité les différentes étapes et analysé l’enchaînement des faits qui conduisirent à une banqueroute de la première banque royale et à l’instauration d’une durable méfiance à l’égard de la finance et de la forme fiduciaire de l’argent. Si ces recherches ont permis d’établir une chronologie et de faire la lumière sur de nombreux aspects du Système (comme l’ont fait par exemple les recherches récentes de l’historien Antoin Murphy sur des écrits inédits de Nicolas Dutot), peu d’analyses ont pris en compte l’événement dans sa transversalité et sa globalité. Les spécialistes de littérature ont également bien identifié les allusions aux événements de 1720, de manière ponctuelle sous la forme de représentations plus ou moins allégorisées (comme dans les Lettres Persanes de Montesquieu) ou de manière plus diffuse en tant qu’effets sur la représentation de l’argent et des transactions par exemple (voir Martial Poirson, Spectacle et économie à l’âge classique, Garnier, 2011). En 2006, deux articles portant sur les représentations de la banqueroute de Law ont été publiés par des spécialistes de littérature qui s’emploient chacun à élaborer une lecture croisée des événements de l’histoire économique et des fictions qui leur sont contemporaines : Yves Citton procède à une relecture d’un texte de Jean-François Melon, un proche collaborateur de John Law, Mamhoud le Gasnévide, qui raconte sous une forme allégorique les événements financiers survenus sous la Régence (« Les comptes merveilleux de la finance : confiance et fiction chez Jean-François Melon », Fééries n°2, 2005-2006) ; Erik Leborgne s’attache à dégager les fantasmes sous-tendant les représentations de l’argent et de la spéculation dans des textes contemporains des événements (« Le Régent et le système de Law vus par Melon, Montesquieu, Prévost et Lesage »,Féeries n°3, 2006). Se situant dans le prolongement de ces travaux, le présent projet entend renforcer l’interdisciplinarité des approches du phénomène et faire le point sur ce qui peut être considéré comme un événement traumatique et structurant de la France moderne, en suggérant trois orientations non limitatives :
– Un traitement temporel et générique différencié : périodiques, journaux, chroniques.
Les participants sont invités à étudier en synchronie l’ensemble de la production de textes entourant les événements des années 1719-1720 de la Régence. L’année de la banqueroute, 1720, n’a par exemple pas encore fait l’objet d’un recensement systématique des périodiques, qui pourraient cependant offrir des renseignements précieux sur les représentations les plus proches des événements de l’actualité et permettre une mise en perspective des différents points de vue. Les « Journaux », comme ceux de Buvat ou Barbier, offrent de véritables chroniques des événements même s’ils sont des versions retravaillées. A un autre niveau de traitement encore, les chroniques à distance offrent un corpus de textes souvent réécrits et publiés plusieurs années après les faits eux-mêmes mais à partir de témoignages directs (Marmont du Hautchamp, Eon de beaumont).
– L’inscription de l’événement dans l’espace : variations européennes, circulation iconographique, modification de l’espace public.
Nous souhaiterions encourager des études sur les différences nationales dans la représentation de l’ascension et de la chute de systèmes financiers. Dans cette perspective, à partir de l’étude du recueil hollandais in-folio de textes et de gravures satiriques publié dans les semaines qui suivirent le crash Het groote tafereel der dwaasheid, Catherine Labio s’est par exemple attachée à dégager les différences nationales de développement et de perception des crises boursières (W. Goetzmann, C. Labio, K. Rouwenhorst and T. Young (éd.) ‘The Great Mirror of Folly’: Finance, Culture and the Crash of 1720, P.U. de Yale).
Des analyses de la dimension transnationale du phénomène pourraient également permettre d’étudier la circulation et l’adaptation des images et de l’iconographie en fonction du contexte et du marché national de réception.
Enfin, les innovations financières de John Law donnèrent lieu à diverses tentatives de modeler l’espace public (décors, peinture, restructuration architecturale du quartier autour de la banque royale, gestion de la circulation dans l’espace public, modalités de contrôle de la rue). Une telle action sur la ville renvoie à une dimension importante des effets de l’épisode sur les contemporains, effets dont il faudra interroger les traces ou leur effacement orchestré.
– Un traumatisme au long cours : de l’onde de choc au clapotis.
Nous souhaiterions susciter des études prenant en compte l’influence à long terme de la crise de l’année 1720, notamment sur la représentation du papier-monnaie, la représentation des échanges financiers, la moralité des transactions, les usages dénotatifs et connotatifs du lexique des opérations financières et commerciales. Est visée ici la dimension symbolique et fantasmatique d’un épisode que Jean-Michel Rey analyse dans Le Temps du crédit (Desclée de Brouwer, 2002) comme participant d’une forme d’inconscient national :
La ruine, la faillite et les autres processus du même ordre : autrement dit ces mouvements imprévus qui viennent très brutalement mettre un terme à ce qu’on nommera peu après « la richesse des nations » ; en obligeant à poser à nouveau la question de savoir en quoi précisément peut consister une telle «richesse», sous quelle forme elle se montre, de quoi elle relève, de quelle manière on peut en hériter, et quel avenir elle est susceptible d’avoir (p. 14).
« Richesse », « ruine », « héritage » : la polysémie des termes n’est pas uniquement le souvenir de l’origine indoeuropéenne commune des vocabulaires du sentiment et de l’économie. Discours dominant et dominateur, l’économie en ce début de XXIe siècle entend imposer un modèle de langage et de raisonnement. Plus qu’un champ disciplinaire ou thématique, c’est un paradigme qui tend à informer nos manières de représenter le monde. Si L’épisode historique envisagé ne marque certes pas le mythique acte de naissance d’un capitalisme qui renaît et se métamorphose à chaque époque, il constitue en revanche la première occurrence, ou en tout cas la plus largement relayée, de la transformation d’un événement économique en fait social « total », dont la diffusion dans la société est assurée par une propagande d’Etat et par les campagnes d’opposition que déchaînent les adversaires du Système.
Les propositions d’intervention seront adressées à :
florence.magnot@univ-montp3.fr
jusqu’au 15 juillet 2013.
http://www.ircl.cnrs.fr/
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