Anachronismes, no 2025 – 2
Rédacteur en chef : Thomas Golsenne (INHA)
Rédactrices en chef invitées : Hélène Leroy (Musée d’art moderne de Paris) et Hélène Valance (université de Bourgogne Franche-Comté/InVisu)
En 2008, Perspective publiait un numéro sur la périodisation en histoire de l’art. Dans son introduction, Thomas DaCosta Kaufmann faisait le constat d’un « malaise » éprouvé depuis les années 1960 par des historiennes et historiens de l’art, à l’instar d’Ernst H. Gombrich, à l’égard des approches occidentales totalisantes qui classaient en périodes stylistiques successives les œuvres d’art et les artistes, et même, fondaient la discipline sur ces catégories temporelles et formelles (DaCosta Kaufmann, 2008). La remise en cause concernait les systèmes universalistes comme ceux d’Heinrich Wölfflin, de Wilhelm Worringer ou d’Henri Focillon, alors que le mouvement général de la recherche se dirigeait vers un éclatement et une spécialisation des analyses : la mondialisation de la discipline obligeait à relativiser les périodes élaborées en Europe à l’époque moderne, et le développement de l’iconologie et de l’histoire sociale de l’art incitaient les chercheurs et les chercheuses à circonscrire leurs approches à certaines cultures spécifiques. Chacun et chacune est ainsi spécialiste d’une période historique déterminée, située géographiquement, dont les principes d’intelligibilité sont spécifiques, comme le concept de « period eye » de Michael Baxandall forgé dans les années 1970 le montre exemplairement (Baxandall, [1972] 1985). Si ces démarches critiques ont permis de remettre en cause l’« historisme » du xixe siècle qui confondait la fabrication par les scientifiques de catégories temporelles avec les phénomènes historiques eux-mêmes, si elles ont fait apparaître les périodes comme des objets d’histoire, des « chrononymes » (Kalifa, 2016 et 2020), force est de constater que, dans la pratique, la période reste plus que jamais l’unité temporelle dans laquelle nous pensons et nous étudions l’histoire de l’art.
Pourtant, d’autres voix s’étaient déjà élevées en histoire, en philosophie et en histoire de l’art pour déconstruire épistémologiquement la pratique de la recherche historienne fondée sur la périodisation. Même si le thème de l’anachronisme en histoire de l’art est plus ancien (La Sizeranne, 1894), c’est dans les années 1990-2000, pour des raisons qu’il faudra interroger, qu’il devient véritablement un objet digne d’intérêt pour l’épistémologie des sciences historiques. Ainsi, l’historienne Nicole Loraux, le philosophe Jacques Rancière ou les historiens de l’art Georges Didi-Huberman, Alexander Nagel et Christopher S. Wood en ont appelé, pour différentes raisons, à s’intéresser à l’anachronisme comme méthode. Le défi est de taille, car il est dénoncé, en histoire, au moins depuis Bossuet (qui le définit comme « la confusion des temps ») et passe, « entre tous les péchés, au regard d’une science du temps, [pour] le plus impardonnable », selon Marc Bloch (Bloch, [1949] 1993, p. 176). Effectivement, l’erreur que veulent à tout prix éviter les historiennes et historiens (de l’art) consiste à plaquer les idées, les catégories, les jugements de leur présent sur les sociétés du passé. Au mieux, dans la doxa historienne, l’anachronisme passe pour un mal nécessaire : nous ne pouvons pas faire autrement que de parler depuis notre langue, notre culture, notre présent, nous ne pourrons jamais nous mettre à la place d’un spectateur du xve siècle et regarder Botticelli avec « l’œil du Quattrocento » ; mais nous pouvons tenter de reconstruire une expérience visuelle du passé, d’en produire une représentation aussi fidèle que possible, pour reprendre la position exprimée par Baxandall. Loraux pour sa part vantait « une pratique contrôlée de l’anachronisme », partant du principe que l’histoire devrait être un récit dynamique qui va du présent vers le passé (en lui posant des questions actuelles) et remonte du passé vers le présent, « lesté de problèmes anciens » (Loraux, [1992] 2004). Par exemple, il est plus intéressant de comprendre quels problèmes grecs perdurent dans la démocratie d’aujourd’hui, plutôt que d’examiner les aspects « modernes » de la démocratie grecque antique. Dès lors, on pourrait faire attention aux phénomènes de répétition qui traversent les périodes historiques et engager une réflexion éthique sur les vertus préventives ou réparatrices de l’anachronisme. De son côté, Rancière estime que le rejet de l’anachronisme par la doxa historienne est le fruit d’une rhétorique qui, d’une part, vise à camoufler la fabrique du passé par les historiennes et les historiens pour affirmer leur objectivité scientifique et, d’autre part, fait de chaque période une totalité culturelle à laquelle ses membres ne pourraient échapper (Rancière, 1996). De ce point de vue, l’accusation d’anachronisme apparaît comme un instrument politique visant à disqualifier des contre-récits historiques qui émanent de groupes sociaux minorisés. Le philosophe pense au contraire qu’il faut examiner comment se manifestent des « anachronies », des formes de résistance au sein de chaque période, de chaque culture, au Zeitgeist dominant. Didi-Huberman quant à lui part d’une philosophie de l’image qui, par nature, serait anachronique, « dialectique » pour reprendre Walter Benjamin, c’est-à-dire toujours écartelée entre le présent et le passé (Didi-Huberman, 2000). Le rôle de l’histoire de l’art est précisément d’étudier comment se manifeste cette double temporalité des images, en faisant éclater les séries chronologiques ou l’unité des périodes, et en procédant par montage, à l’instar de la démarche d’Aby Warburg dans son Atlas Mnemosyne. Enfin, Nagel et Wood abordent l’anachronisme comme un montage de temporalités au sein des cultures historiques elles-mêmes et des œuvres qui en font partie : leur livre Renaissance anachronique montre ainsi que les artistes et les savants de cette période n’ont cessé d’associer des formes, des références, issues de différentes époques, et que ce sont ces types d’associations temporelles qui la caractérisent (Nagel, Wood, [2010] 2015).
Plusieurs motifs nous incitent à reprendre ces débats aujourd’hui. Premièrement, la réflexion sur l’usage de la périodisation en histoire de l’art mérite d’être poursuivie, tant il reste, dans la pratique, autant répandu que peu interrogé. Comment se fait-il, par exemple, que l’histoire de « l’art contemporain » puisse désigner, dans l’Université française, une période qui commence au xixe siècle et, dans les musées, à partir des années 1960 ? Plus généralement, il est frappant de constater que l’histoire de l’art se sert encore couramment de notions forgées il y a deux siècles comme « Renaissance », « art médiéval », « art préhistorique » ; ces anachronismes sont-ils interrogés aujourd’hui ?
Deuxièmement, le modèle de temps linéaire sur lequel se fonde la classification historique conventionnelle en Occident se voit confronté à d’autres cultures du temps, mises en valeur par les études décoloniales (Wainwright, 2011) ou certains courants de l’anthropologie (Detienne, 2000). Comment ces pratiques affectent-elles la manière de comprendre ou de présenter les objets d’art ? De plus, l’essor des approches féministes ou queer (Pollock, 2007 ; Sullivan, Middleton, 2020) en histoire de l’art, ces dernières années, a provoqué autant de réévaluations des manières d’écrire sur l’art que de critiques concernant leur prétendu anachronisme (de la même manière qu’il y a cinquante ans, on taxait d’anachronique l’histoire marxiste de l’art). Comment les protagonistes de ces démarches répondent-ils à ces critiques, qui impliquent souvent un point de vue politique ? Dans quelle mesure peut-on prolonger la remarque de Giovanna Zapperi, formulée à partir de ses recherches sur la critique d’art féministe Carla Lonzi, selon laquelle ces démarches favorisent une conception « discontinue et non linéaire » de l’histoire de l’art, où le montage des œuvres et des images fournit une méthode essentielle (dans Lonzi, 2012) ? Quelles formes de recherche, de pédagogie ou de muséographie renoncent au mode conventionnel, c’est-à-dire chronologique, de présentation des images et des œuvres d’art, et inventent d’autres manières de leur donner sens ? Il semblerait que les musées jouent ici un rôle crucial, puisque des présentations par montages temporels étaient proposées dès l’après-guerre (Scarpa, 2014) et sans doute même bien avant (ne pourrait-on pas concevoir les sanctuaires grecs antiques comme des proto-musées anachroniques ?). Mais n’existe-t-il pas également des recherches qui s’inscrivent dans ce type de démarches aux enjeux politiques assumés, tout en revendiquant l’intérêt de l’approche non anachronique de l’histoire de l’art ? Ne pourrait-on pas aussi distinguer les approches anachroniques, qui ont besoin des périodes comme arrière-fonds, des approches transhistoriques, qui comparent des objets d’époques différentes ?
Troisièmement, quelles sont les études, dans le sillage de Rancière, Nagel et Wood, qui abordent les anachronies historiques ? On pense par exemple aux recherches qui se sont développées ces dernières années au sujet des regards modernes et contemporains sur l’art préhistorique (Labrusse, 2019 ; Stavrinaki, 2019), sur les médiévalismes (Powell, 2012 ; Denoël et al., 2023), et au rôle crucial joué par le xixe siècle, où triomphent autant l’historisme chronologique que tous les styles « néo- » ; mais aussi aux études et aux expositions sur les anachronismes dans les cultures visuelles populaires et le cinéma (Valance, Zhurauliova, 2002), sur le paléofuturisme ou les imaginaires du futur (comme en témoigne notamment la period room sur l’afrofuturisme du Metropolitan Museum of Art de New York). Ce volume de Perspective s’efforcera d’établir un premier bilan de ces entreprises.
Les propositions d’articles pour ce numéro de Perspective se répartiront donc suivant les trois axes suivants :
- Anachronismes disciplinaires : on interrogera ici les anachronismes qui informent implicitement, ou de manière impensée, les catégories couramment utilisées en histoire de l’art et en archéologie, afin de comprendre pourquoi elles sont toujours en vigueur, et de déterminer si on peut s’en défaire, si on peut leur substituer d’autres classifications.
- Anachronismes méthodologiques : seront ici envisagées les recherches et les démarches muséographiques, nourries ou non par le recours à d’autres disciplines, qui assument certaines formes d’anachronisme et proposent des récits non linéaires de l’histoire de l’art.
- Anachronies historiques : il sera question ici des études qui analysent les configurations anachroniques produites par les artistes, observables dans des cultures visuelles collectives, anciennes ou récentes.
Perspective : actualité en histoire de l’art
Publiée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis 2006, Perspective est une revue semestrielle dont l’ambition est d’exposer l’actualité de la recherche en histoire de l’art dans toute sa variété, contextualisée et consciente de son historicité. Elle témoigne des débats historiographiques de la discipline sans cesser de se confronter aux œuvres et aux images, d’en renouveler la lecture et de nourrir ainsi une réflexion intra- et interdisciplinaire, en favorisant les dialogues entre l’histoire de l’art et d’autres domaines de recherche, les sciences humaines notamment, mettant en acte le concept du « bon voisinage » d’Aby Warburg. Toutes les aires géographiques, toutes les périodes et tous les médiums sont susceptibles d’y figurer.
La revue publie des textes scientifiques offrant une perspective inédite autour d’un thème donné. Ses auteurs et autrices situent leur propos ; le recours à l’étude de cas doit permettre d’interroger la discipline, ses moyens, son histoire et ses limites. Ainsi, les articles proposés au comité de rédaction doivent nécessairement présenter une dimension méthodologique, fournir un apport épistémologique ou établir un bilan historiographique conséquent et original.
La revue publie des textes soulignant les interrogations actuelles qui animent la recherche en histoire de l’art, les disciplines voisines, celles enfin qui nous interpellent toutes et tous en tant que citoyennes et citoyens. Chaque article veillera donc autant que possible à tisser des liens avec les grands débats sociétaux et intellectuels de notre temps.
En prenant soin d’ancrer la réflexion dans une perspective historiographique, méthodologique ou épistémologique, prière de faire parvenir vos propositions (un résumé de 2 000 à 3 000 signes, un titre provisoire, une courte bibliographie sur le sujet et une biographie de quelques lignes) à l’adresse de la rédaction (revue-perspective@inha.fr) au plus tard le 17 juin 2024.
Perspective prenant en charge les traductions, les projets seront examinés par le comité de rédaction quelle que soit la langue.
Les auteurs ou autrices des propositions retenues seront informées de la décision du comité de rédaction en juillet 2024, tandis que les articles seront à remettre pour le 1er décembre 2024. Les textes soumis (25 000 à 45 000 signes selon le projet envisagé) seront définitivement acceptés à l’issue d’un processus anonyme d’évaluation par les pairs.
Voir la composition du comité de rédaction.
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