Ce numéro d’Intermédialités propose d’examiner la relation dynamique entre formes de dissimulation et formes de détection. Sa prémisse est que le domaine du caché, et la façon de (se) cacher, se construisent en synergie avec les manières de percevoir, d’interpréter, de juger et de capter propres à un contexte et à une époque donnée. La dissimulation est une stratégie répondant à de multiples besoins : protéger ce qui est sensible, conserver un avantage stratégique, duper, éviter la réprobation sociale ou les sanctions. Les stratégies employées sont tout aussi diverses. Elles peuvent consister à rendre invisible (camouflage), à obscurcir (créer de la confusion, détourner l’attention), à donner à voir quelque chose pour mieux masquer l’essentiel (déguisement, stéganographie, illusion d’optique) ou encore à protéger l’accès (cryptographie, censure et auto-censure). Celui ou celle qui cherche à dévoiler ce qui est caché pourra également dissimuler les moyens de son observation. Chaque nouveau stratagème de dissimulation engendre un nouvel arsenal de détection, générant en retour de nouvelles formes de dissimulation. Ainsi, les arts de la dissimulation évoluent en fonction de l’avancée des techniques, mais aussi en fonction de l’évolution des normes sociales et des rapports de pouvoir. C’est cet agencement de capacités, mettant en jeu des modalités de connaissance sensible du monde et des stratégies de dérobement, que nous invitons à explorer sous l’angle de leur co-constitution.
Le cas du camouflage militaire est exemplaire de ce rapport d’adaptation mutuelle. Durant la Première Guerre mondiale, des artistes camoufleurs de la Royal Academy of Arts de Londres ont repeint la flotte de navires anglais avec des motifs zébrés et colorés. Tirant parti du progrès des connaissances zoologiques et des innovations formelles de l’art moderne, ce camouflage disruptif (dazzle painting) visait non pas à rendre les bateaux invisibles, mais plutôt à entraver le fonctionnement des appareils de vision (télémètres et périscopes) qui permettaient de calculer la trajectoire des navires. Avec l’arrivée de nouveaux moyens de détection (radar, développement de l’aviation) au cours des années suivantes, cette technique devint obsolète. De nouvelles stratégies de camouflage au sol furent développées pour tromper la vue aérienne des pilotes d’avion (fausses trames urbaines, campagnes factices, installations souterraines), elles-mêmes contrecarrées par le perfectionnement des instruments de navigation et de détection aérienne.
Plus largement, on peut considérer la dissimulation comme un vecteur central dans la composition des sphères privées et publiques. Le monde contemporain est traversé par des logiques (en apparence) contradictoires, où l’hypervisibilité médiatique croise les théories du complot et leur croyance en une vérité cachée, elles-mêmes alimentées par l’opacité des infrastructures techniques et financières. L’environnement numérique, façonné par les données massives et le perfectionnement des algorithmes, a multiplié les possibilités de détection des identités et des comportements (Lyon, 2015). Elles ont suscité une résistance au profilage et à la surveillance, faisant largement usage de pseudonymes, de systèmes d’encryption des messages, mais aussi de masques, de maquillage et de vêtements disruptifs visant à berner les caméras de surveillance et autres logiciels de reconnaissance faciale. Les récents développements de la cryptographie ont par ailleurs donné naissance aux crypto-monnaies (bitcoin), nouvel outil d’occultation des transactions financières, ajouté aux manœuvres des sociétés-écrans. Certaines infrastructures tendent aussi à se soustraire à la vue, pour pallier à leur manque d’acceptabilité sociale : Lisa Parks (2010, 2012) a notamment documenté comment des tours de communication cellulaire sont déguisées en palmiers, cactus géants ou mâts de drapeaux nationaux. L’enfouissement est une autre stratégie pour faire disparaître de la vue des infrastructures jugées dérangeantes, tels les réseaux de pylônes électriques, mais aussi les ordures ménagères et les déchets industriels. Dans l’espace urbain, ce sont les signes de la pauvreté que l’on cherche souvent à cacher, notamment de la vue des touristes. En prévision des Jeux olympiques de Rio, un mur coloré fut construit le long de la route de l’aéroport, officiellement pour protéger du bruit les favelas de Maré, de fait commodément dissimulées.
L’intime et le politique se côtoient dans la dimension cachée des rapports sociaux, dans les corps voilés qui se dérobent à la vue, dans le refoulement des affects. Au cœur des processus d’individuation et de socialisation, le secret joue un rôle essentiel tant dans la formation de la psyché que dans la vie collective (Simmel, 1906). Il crée la possibilité d’un monde parallèle, celui du sacré ou de l’occulte, des arcanes politico-administratives et des sociétés secrètes, qui s’organisent et se transforment en fonction des chances d’être révélés. Et c’est la tension entre volonté de cacher et de révéler qui permet de comprendre avec le plus d’acuité comment s’instaurent les luttes d’agentivité, animées par des rapports d’anticipation mutuelle. Le détective Dupin, dans La lettre volée (Edgar Allan Poe, 1844) reproche aux policiers de ne voir « que leurs propres idées ingénieuses […], quand ils cherchent quelque chose de caché, ils ne pensent qu’aux moyens dont ils se seraient servis pour le cacher ». Or « le ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher ». Inspiré par cette nouvelle de Poe, Lacan en a tiré dans son « Séminaire sur la Lettre volée » (1966) une réflexion sur la vérité, le réel, le symbolique et l’inconscient, dans lequel il avance que « ce qui est caché n’est jamais que ce qui manque à sa place ». Derrida, dans Le Facteur de vérité (1980), en propose une critique, interrogeant le « déchiffrement psychanalytique » à travers la métaphore de « ». Posant une équation entre voile, texte et tissu, il suggère que la même étoffe cache et montre à la fois. Ce rapport entre surface visible et « doublure d’invisible » (Merleau-Ponty, 1964) pose une visibilité située par rapport à un arrière-plan « l’une [étant] un objet quotidien d’inquiétude pour l’autre » (Larkin, 2013, p. 336). D’ailleurs, lorsqu’on prend conscience de cet arrière-plan, c’est souvent parce que cette architecture invisible s’écroule, secouant la torpeur de l’oubli. On se souvient de la matérialité du réseau internet lorsqu’il défaille. Et lorsqu’une duperie est révélée, écrit Erving Goffman (1977), le cadre de la machination s’effondre pour laisser place au cadre primaire de l’interaction sociale. Quant au dévoilement de l’idéologie, dans la tradition marxiste, elle expose au grand jour la duplicité des apparences, la vie séparée et aliénée créée par le spectacle de la marchandise (Debord, 1967).
Ce numéro spécial vise des contributions qui interrogent la composition des rapports entre dissimulation et détection, en les resituant dans un contexte social, culturel et technique en évolution.
– En quoi les pratiques, arts et techniques de la dissimulation participent-ils à la formation des sphères privées et publiques ?
– Quels rapports de pouvoir sont à l’œuvre dans cette relation ?
– Quelles occasions révèlent l’infrastructure cachée de l’environnement numérique, de l’espace urbain, du champ économique et politique ?
– Et dans quelle mesure les métaphores de voilement/dévoilement, chiffrement/déchiffrement, visibilité/invisibilité, dispersion/captation permettent-elles de comprendre la dimension cachée de la vie sociale ?
Dans le cadre d’une réflexion sur l’intermédialité, nous invitons les auteur.es à penser les formes de cette relation sous l’angle des médiations matérielles et symboliques qui les constituent. Les contributions pourront adopter soit un angle historique, pour éclairer les milieux de développement de ces formes, ou bien s’attacher à comprendre les logiques, tensions et paradoxes du monde contemporain.
Appel à publication en français et en anglais
Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques est une revue scientifique biannuelle qui publie en français et en anglais des articles évalués de façon anonyme par les pairs. Les propositions de contribution (700 mots max.) pourront être écrites en anglais ou en français. Elles devront être envoyées aux adresses suivantes :
Nathalie Casemajor [Nathalie.Casemajor@ucs.inrs.ca]
Sophie Toupin [sophie.toupin@mail.mcgill.ca]
Les articles définitifs devront avoisiner les 6 000 mots (40 000 caractères espaces compris) et pourront comporter des illustrations (sonores, visuelles, fixes ou animées) dont l’auteur de l’article aura pris soin de demander les droits de publication.
Il est demandé aux auteurs d’adopter les normes du protocole de rédaction de la revue disponible à l’adresse suivante :
[FR] http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/intermedialites/protocole-de-redaction.pdf
[EN] http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/intermedialites/submission-guidelines.pdf
Pour de plus amples informations sur la revue, consultez les numéros accessibles en ligne sur la plateforme Érudit:
http://www.erudit.org/fr/revues/im/
Calendrier
Date de soumission des propositions : 15 juin 2017
Annonce des résultats de la sélection des propositions : fin juillet 2017
Soumission des textes complets aux fins d’évaluation : 31 octobre 2017
Publication des textes retenus par le comité de rédaction : mars 2018
Bibliographie
Andrea Mubi Brighenti et Alessandro Castelli, « Social Camouflage; Functions, Logic, Paradoxes », Distinktion: Journal of Social Theory, vol. 17, no 2, 2016, p. 228-249.
Roger Caillois et John Shepley, « Mimicry and Legendary Psychasthenia », October, vol. 31,1984, p. 17-32.
Guy Debord, La société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, 1992.
Jacques Derrida, « Le Facteur de la vérité », La carte postale : De Socrate à Freud et au-delà [1980], Flammarion, 2014, p. 399–471.
John Durham Peters, The Marvelous Cloud: Towards a Philosophy of Elemental Media, Chicago, The University of Chicago Press, 2015.
Peter Forbes, Dazzled and Deceived: Mimicry and Camouflage, New Haven, Yale University Press, 2009.
Isla Forsyth, « Designs on the Desert: Camouflage, Deception and the Militarization of Space », Cultural Geographies, vol. 21, no 2, 2014, p. 247-265.
Erving Goffman, Frame Analysis: An Essay on the Organization of Experience, Boston, Northeastern University Press, 1986 [1977].
Henrietta Goodden, Camouflage and Art: Design for Deception in World War 2, London, Unicorn Press, 2007.
Jacques Lacan, « Séminaire sur la lettre volée », Écrits, vol. 1, Paris, Éditions du Seuil, 1966.
Brian Larkin, « The Politics and Poetics of Infrastructure », Annual Review of Anthropology, vol. 42, 2013, p. 327-343.
David Lyon, Surveillance after Snowden, Cambridge, Polity, 2015.
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, suivi de notes de travail, Claude Lefort (ed.), Paris, Gallimard, 1964.
Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Galilée, 2006.
Lisa Parks, « Around the Antenna Tree: the Politics of Infrastructural Visibility », Flow Journal, 2010, https://www.flowjournal.org/2010/03/flow-favorites-around-the-antenna-tree-the-politics-of-infrastructural-visibilitylisa-parks-uc-santa-barbara/ (accédé le 20 mars 2017).
Lisa Parks, « Technostruggle and the Satellite Dish: a Populist Approach to Infrastructure », dans Goran Bolin (dir.), Cultural Technologies: The Shaping of Culture in Media and Society, London, Routledge, 2012, p. 64-84.
Edgar Allan Poe, « La Lettre volée », Histoires Extraordinaires [1856], Charles Baudelaire (tr.), Paris, Michel Lévy frères, 1869, p. 93-124.
Lone Riisgaard et Bjørn Thomassen, « Powers of the Mask: Political Subjectivation and Rites of Participation in Local-Global Protest », Theory, Culture, Society, vol. 33, no 6, 2016, p. 75–98.
Hanna Rose Shell, Hide and Seek: Camouflage, Photography, and the Media of Reconnaissance, Cambridge, MIT Press, 2012.
Georg Simmel, « The Sociology of Secrecy and of the Secret Societies », American Journal of Sociology, 1906, vol. 11, p. 441–498.
Nicole Starosielski, The Undersea Network, Durham, Duke University Press, 2015.
Kurt H Wolff, « The Secret and the Secret Society », dans The Sociology of Georg Simmel. Glencoe, The Free Press, 1950, p. 301-378.
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