« Le rôle des images dans le façonnement de la sensibilité occidentale ne peut être sous-estimé ». Ainsi Christiane Klapisch-Zuber achève, dans la conclusion de Le Voleur de Paradis (2015), de convaincre quant à la nécessité méthodologique du travail de l’historien – l’historienne, comme elle le précisait – sur les images, leur iconographie, leur style et leur poids dans la visualité médiévale. Agrégée d’Histoire-Géographie en 1959, Docteur de Troisième Cycle en Histoire en 1966, Christiane Klapisch-Zuber a marqué l’histoire des mentalités par l’acuité de son regard, qu’elle posait avec joie et générosité sur l’art de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance.
Chef de travaux (1962-1969) puis Maître-Assistante et Maîtresse de Conférences (1969-1981) dans la VIe section de l’EPHE, devenue l’EHESS où elle est Directrice d’étude (1981-2002) puis Directrice d’étude honoraire (2002-2024), Christiane Klapisch-Zuber a exploré de nombreux aspects alors méconnus de l’histoire sociale, démographique et culturelle du Moyen Âge, en particulier italien. Soucieuse de conférer du sens à des sources parfois arides, elle a mis en lumière, d’un ton chaleureux et limpide, des phénomènes complexes et tacites qui caractérisent les relations humaines. Dans ses enquêtes, l’histoire de l’art a toujours reçu une attention soignée.
Son rapport aux œuvres d’art n’est pas seulement scientifique : il est aussi affectif, tant elle a parcouru de musées avec sa grand-mère, à Paris comme à Florence – un rapport qu’elle a entretenu toute sa vie, comme en témoigne son impressionnante bibliothèque personnelle de catalogues d’exposition. Son inclination pour l’histoire de l’art trouve d’abord un terreau de recherche fertile dans l’histoire des marbriers de Carrare, à laquelle elle consacre une thèse reliant le travail des sculpteurs à l’activité des tailleurs de pierres (1969). Cette approche d’histoire sociale et matérielle de l’art traverse ensuite ses investigations sur l’histoire des familles à Florence, pour certaines remaniées dans Mariages à la florentine (2020), qu’elle fonde sur des sources textuelles comme sur des peintures de coffres de mariage, des tempera sur bois, des fresques, des terres cuites vernissées ou encore des gravures sur cuivre.
L’approche de Christiane Klapisch-Zuber répond aux exigences d’une histoire des images qui prend en compte les conditions de leur production et de leur utilisation. Son travail ne se clôture pas, néanmoins, au seuil de leur rôle social. Il s’étend à l’histoire des artistes, dont elle explore l’onomastique, notamment dans les Vies de Vasari. Se faire un nom (2019) contribue ainsi autant à une histoire informée de la parenté dans l’Italie de la Renaissance qu’à une histoire des peintres et de leur image.
Mais c’est certainement dans deux ouvrages consacrés à l’efficacité discursive de l’image que Christiane Klapisch-Zuber s’empare le plus d’outils et de méthodes de l’histoire de l’art, qu’elle associe à ceux de l’histoire des représentations. Dans L’Ombre des ancêtres (2000), elle retrace avec érudition l’histoire antique et médiévale des diagrammes en arbre, examinant minutieusement leurs aspects opérationnels et figuratifs. Son enquête ne se limite pas à comprendre les formes matérielles et mentales qui président à l’imaginaire de l’arbre de la parenté. Elle analyse également dans le détail des arbres diagrammatiques issus d’autres systèmes de pensée, tel le Lignum vitae de Bonaventure de Bagnoregio. Dans Le Voleur de Paradis, elle s’interroge sur la spectacularité de l’image de la crucifixion en Italie et en Allemagne. Sa mise en regard avec l’histoire des mentalités et des doctrines témoigne d’une observation fine du style des images, en particulier du corps du Christ, qui n’hésite pas à convoquer des pans entiers de l’histoire de l’art, de l’iconographie byzantine de la Dormition de la Vierge aux inventions de Bellini et leur transmission à son gendre Mantegna.
Christiane Klapisch-Zuber est décédée dans la nuit du 28 au 29 novembre 2024.
« Que transmettre ? », demande-t-elle dans le dernier chapitre de Mariages à la florentine. Dans la pensée de Christiane Klapisch-Zuber, la question de l’héritage, du legs à la génération suivante, a traversé plus d’un demi-siècle de recherches internationales empreintes d’un engagement humaniste sans faille. Appliquée aux images, cette question montre le rôle essentiel qu’elle a conféré à l’histoire de l’art dans l’histoire de la vie quotidienne, de l’intime, de la perception de soi et des identités. À travers une bibliographie abondante, mais aussi lors de nombreuses discussions formelles ou informelles qu’elle avait toujours plaisir à alimenter, Christiane Klapisch-Zuber a transmis. Elle a d’abord transmis sa gaieté, sa joie de chercher, son entrain pour la découverte et pour l’établissement de corrélations inattendues. Elle a ensuite transmis son inventivité, son goût de l’aventure intellectuelle, son courage du dépouillement des sources, sa bravoure devant des images qu’il était parfois ardu de commenter. Elle a enfin transmis son humanité, sa simplicité et sa bienveillance, toujours dignes et exigeantes, à des générations de collègues, de jeunes chercheurs et d’étudiants – y compris en histoire de l’art, tant elle s’exprimait avec enthousiasme à propos du pouvoir normatif des images et aimait travailler les outils de l’histoire du regard. Et c’est ce regard qui, au fil de milliers d’heures passées à observer les sociétés se refléter dans les images, l’a conduite au premier rang des historiennes de l’image médiévale, une discipline dans laquelle sa rigueur et sa modestie, petit à petit, ont fait son nom.
Naïs Virenque
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