HISTOIRE DE L’ART – n° 70 – mai 2012
Approches visuelles
Olivier Bonfait, Éditorial (p. 3-4)
Anne Lafont, Ceci n’est pas de l’histoire de l’art… Du sort des approches visuelles en France (p. 5-12)
PERSPECTIVES
Daniel Dubuisson, Sophie Raux, Entre l’histoire de l’art et les visual studies : mythe, science et idéologie (p.13-22)
L’histoire de l’art plonge ses racines dans notre plus vieille culture savante : les spéculations sur le Beau, l’Art, la mimèsis, l’image, l’ut pictora poesis, le rôle de l’artiste, etc., ont précédé de plusieurs siècles sa naissance académique. Face à cette vénérable discipline, qui a depuis longtemps constitué, hiérarchisé et souvent idéalisé ses objets exclusifs, les œuvres d’art, les visual studies s’intéressent très prosaïquement à l’ensemble des processus et des artéfacts visuels. De plus, elles font appel à un certain nombre de notions, de démarches et de théoriciens qui sont habituellement ignorés, voire rejetés par l’histoire de l’art. Leur pragmatisme, leur matérialisme et leur agnosticisme sont aussi catégoriques que ceux de n’importe quelle science contemporaine. La confrontation des programmes scientifiques de ces deux disciplines apparaît donc aussi inévitable qu’indispensable.
Charlotte Bigg, Les études visuelles des sciences : regards croisés sur les images scientifiques (p. 23-30)
Cet article propose une analyse des développements récents qui ont favorisé des rapprochements entre l’histoire des sciences et l’histoire de l’art. On s’intéresse à l’émergence des visual studies of science dans le monde anglo-saxon et des Bildwissenschaften dans le monde germanique, en cherchant à cerner leurs enjeux conceptuels, disciplinaires et institutionnels. L’histoire des sciences trouve son origine dans une évolution plus ancienne, lorsqu’elle s’est progressivement distanciée de l’histoire des idées et des théories pour se tourner vers une histoire des pratiques. Parallèlement, des considérations issues de l’histoire culturelle et des représentations ont investi l’histoire des sciences. Ces évolutions ont préparé, puis influencé la manière dont les historiens des sciences ont abordé les méthodes et les objets de l’histoire de l’art, qui commençait à élaborer des méthodes pour étudier les images scientifiques. Mais si les études visuelles des sciences dans ces différentes incarnations se sont rapidement établies, elles constituent encore un ensemble hétérogène d’approches et d’objets aux fondements théoriques incertains.
Neil McWilliam, À la recherche de l’Amérique profonde : l’art patriotique contemporain et l’idée de communauté nationale (p. 31-42)
L’imagerie populaire produite aux États-Unis par des artistes contemporains tels John McNaughton, Terry Redlin et feu Thomas Kinkade, fait appel à des conceptions conservatrices de ce qui constitue les particularités de la culture américaine – son histoire, son paysage, sa vie quotidienne, la faveur supposément accordée au pays par la divine providence. L’article analyse les ingrédients de cette imagerie d’appartenance nationale, et notamment dans des oeuvres produites depuis l’attentat contre les tours jumelles en septembre 2001. ces oeuvres sont hantées, semble-t-il, par une incapacité d’inventer une image convaincante d’une communauté nationale cohérente et contemporaine, incapacité qui fait echo à l’individualisme exacerbé prôné par l’aile droite du parti républicain et des groupes comme le Tea Party.
ÉTUDES
Audrey Gouy, Perception et compréhension de la gestuelle étrusque : nouvelle approche visuelle de la danse antique (p. 43-52)
Une nouvelle étude de la danse étrusque à partir des sources iconographiques permet de questionner la représentation du geste et du mouvement, et de soulever les limites imposées par la dimension visuelle de l’image. Les avancées effectuées depuis quelques années s’accordent en effet sur l’idée que l’image antique n’est pas une reproduction photographique du réel mais un « produit social complexe ». Sa nécessaire efficacité visuelle et idéologique a amené les artistes à élaborer des codes de représentation spécifiques pour chaque type de danse dans le but de suggérer le mouvement dansé. L’intégration de moyens informatiques comme la modélisation en troisième dimension favorise notre compréhension de la construction de ces productions visuelles antiques. Ainsi, après un bref état de la recherche sur la danse étrusque qui permet de revenir sur les limites méthodologiques et l’outillage théorique à disposition, nous verrons en quoi la dimension visuelle de l’image conduit vers une interdisciplinarité.
Martin Szewczyk, Portraits de notables à Éphèse et Pergame (IIe siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C.) : perception visuelle et rôle social (p. 53-62)
L’étude porte sur les portraits de notables dans les cités d’Éphèse et Pergame entre le IIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle ap. J.-C., en appréhendant à la fois les vestiges statuaires et les bases de statues, conservées dans un nombre bien plus important. Il s’agit de retrouver les conditions (topographiques, sociales, psychologiques) de leur perception dans l’espace social, en considérant le rôle social des portraits, images d’une classe mobilisée au sein de la cité. Par ailleurs, ces œuvres s’insèrent dans une série de pratiques particulières à la cité grecque des époques hellénistique et impériale : les honneurs civiques, par lesquels la cité distingue ses membres les plus méritants. Le portrait devient le véhicule de l’idéologie de la cité démocratique (bien que la démocratie soit, dans les faits, malmenée par l’établissement de régimes de notables), et un moyen fort de domination sociale.
Catherine Girard, Massacre rococo. Les bois bizarres peints par Jean-Baptiste Oudry pour Louis XV entre 1741 et 1752 (p. 63-72)
Les bois de cerfs bizarres peints par Jean-Baptiste Oudry pour le roi Louis XV et maintenant conservés à Fontainebleau provoquent un choc visuel dont les études iconographiques et les regroupements monographiques peinent à rendre compte. Les difficultés méthodologiques que pose leur analyse découlent en partie de la tombée en désuétude des pratiques cynégétiques hautement ritualisées de l’Ancien Régime, mais aussi des évocations sexuelles et macabres de ces images. En intégrant la relation sensorielle avec la carcasse de l’animal, la passion de Louis XV pour la chasse, les spéculations des sciences naturelles et les théories esthétiques de Roger de Piles, nous visons à penser l’état de saisissement créé par ces toiles et ainsi libérer leur violence, tant représentationnelle que structurelle.
Katie Hornstein, Le diagraphe de Charles Gavard et l’âge de la reproduction mécanique visuelle en France (p. 73-82)
Cet article porte sur une machine à dessiner et à graver en perspective, le diagraphe de Charles Gavard, qui permet à son utilisateur de réaliser des dessins « en panorama ». Capitaine d’état-major et ancien élève de l’École Polytechnique, Gavard a tenté de faire connaître sa machine le plus largement possible, en publiant quelques notices et en vendant des gravures d’après des dessins réalisés avec le diagraphe. Il a également exposé ses dessins au Salon de 1833 et son diagraphe à l’exposition des produits industriels de 1834. Le fait que le diagraphe ait été envisagé comme un instrument des beaux-arts ainsi qu’un instrument utile à l’industrie anticipe le statut ambivalent de la photographie au milieu du siècle, tiraillé entre industrie et art.
Hélène Valance, Dans le silence de la nuit : obscurité et métaphore raciale dans Searchlight on Harbor Entrance de Winslow Homer (p. 83-92)
Cet article porte sur Searchlight on Harbor Entrance : Santiago de Cuba (1901), tableau peint par Winslow Homer en référence à un épisode crucial de la guerre hispano-américaine, le blocus de la rade de Cuba par la flotte américaine équipée de faisceaux électriques. Alors que ce paysage nocturne de Homer a été lu par ses critiques comme une œuvre méditative et en retrait des événements historiques, il est nécessaire de replacer l’œuvre en dialogue avec la culture visuelle contemporaine pour en faire émerger le contenu politique. On s’attarde sur la métaphore de l’obscurité et de la lumière telle qu’elle est employée dans la rhétorique de l’impérialisme américain naissant, et tout particulièrement sur la valeur raciale de cette métaphore, en essayant d’interroger Searchlight au-delà des limites de la réception critique qui lui a été accordée jusqu’à maintenant.
Flora Joubert, « L’insaisissable : archéologie de la photographie de paparazzi dans le magazine Cinémonde (1928-1940) (p. 93-102)
La photographie de paparazzi est un objet d’étude presque vierge de toute approche universitaire en histoire de l’art. Photographie racoleuse, ce serait une image-marchandise qui n’aurait pour elle que son « matériel de pro ». C’est donc un objet historique et culturel dénaturé à réévaluer. Ce statut marginal de refoulé de la grande histoire de la photographie de reportage offre en effet à l’historien d’art un point de vue nouveau sur la culture visuelle de la société de masse. L’archéologie de cette pratique est menée ici à travers l’étude des premiers reportages de voleurs d’images, dans le magazine Cinémonde de 1928 à 1940. Il s’agit d’analyser la naissance d’une nouvelle iconographie des célébrités à l’heure du star-system, et de faire la généalogie d’un geste photographique inédit qui cherche à saisir l’insaisissable, en prenant pour modèle le rythme cinématographique.
Joséphine Jibokji Frizon, La noosphère conçue pour Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais : étude d’un objet cinématographique (p. 103-112)
En 1968, Alain Resnais met en scène une machine à explorer le temps dans son film Je t’aime je t’aime, rebaptisée « noosphère » par Gilles Deleuze. Cette machine, commandée au scénographe Agostino Pace, est traversée par l’histoire du design anthropomorphique, l’architecture biomorphique, les pneumatiques et l’art-expérience. Cette machine à voyager dans le temps, mais aussi dans les arts, peut être étudiée comme une des incarnations de la fusion entre les fictions du cinéma et des arts plastiques, qui projettent dans l’objet un voyage dans la mémoire corporalisée. Nous proposons d’établir un lien entre la position du personnage du film et celle du spectateur imaginée par l’art des années 1960, au moment du questionnement de l’idéal du spectateur-participant. Ainsi, l’objet cinématographique n’est pas seulement étudié dans son contexte fictionnel : il est aussi un passeur qui projette lui-même son film dans l’histoire de l’art.
Sophie Cras, Les isotypes de Keith Haring : du graffiti au graphisme communicationnel (p.113-122)
L’été 1980 marque la naissance des petits personnages qui deviendront bientôt les icones de l’artiste américain Keith Haring. Silhouettes simples et monochromes, dénuées de visage, de détails ou d’effet perspectif, ces personnages évoquent le vocabulaire codifié de la signalétique officielle internationale. Ils sont aussi pensés comme les instruments d’une communication visuelle universelle, immédiatement efficace. Cet article explore les liens inattendus entre les personnages signatures de l’artiste Keith Haring et les icones initialement conçues dans les années 1930 par l’économiste et philosophe allemand Otto Neurath sous le nom d’Isotypes. Les uns et les autres partagent l’ambition d’un langage universel par l’image, mais qui n’est pas sans contradictions : universel dans sa réception, il se veut réservé dans son énonciation à son seul créateur.
Vanina Géré, Comprendre la démarche de Kara Walker : pluridisciplinarité et histoire de l’art (p. 123-132)
Kara Walker n’a pas vingt ans de carrière derrière elle. Pourtant, son œuvre a fait l’objet d’une exégèse prolifique. Elle présente une double difficulté : son traitement d’un sujet traumatique, la violence raciale, selon des modalités ambiguës. Walker réduit en effet l’interaction humaine à des exactions plus abominables les unes que les autres, qu’elle représente avec ironie et humour noir, dans une forme esthétiquement séduisante. Cet article s’efforce de montrer en quoi l’étude de l’œuvre de Walker révèle l’importance de la démarche propre à l’histoire de l’art, qui replace une œuvre dans son contexte historique et politique, qui la situe par rapport à des pratiques artistiques contemporaines, et la met en rapport avec le corpus historique d’œuvres appartenant au même genre et / ou au même moyen d’expression artistique.
MÉTHODE
Werner Busch, La conception de l’image chez Caspar David Friedrich (p. 133-146)
Cet article propose une nouvelle interprétation de l’œuvre de Caspar David Friedrich, fondée sur le fait qu’elle ne peut être comprise par une approche iconographique traditionnelle, qui chercherait à restituer les liens qu’entretient une image avec un texte source. Friedrich ne fonde pas ses compositions sur une source écrite précise, même si l’évocation d’un univers spirituel, politique et historique prend forme à travers des fragments naturels ou culturels, relevés avec une extrême exactitude. Ces fragments sont assemblés indépendamment de leur origine afin de constituer un nouvel ensemble formel, fait d’indices. Les significations des œuvres de Friedrich sont réévaluées à l’aune d’une analyse circonstanciée des éléments plastiques et du fonctionnement en pendants de nombreuses pièces, sans arrêter définitivement leur sens, car Friedrich privilégierait l’expérience esthétique comme médiation permettant de penser ce qui est montré en rapport avec l’expérience du salut.
Pour acquérir le numéro, veuillez écrire à : revue.histoiredelart@inha.fr
Leave a Reply
You must be logged in to post a comment.