Juliette Milbach
La Maslovka : une cité pour les artistes soviétiques
Histoire de l’art, numéro 78 (2016/1)
VARIA
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À Moscou, au début des années 1930, un ensemble d’ateliers voit le jour portant le nom de la rue qui les héberge, la Maslovka. L’ambitieux projet (fig. 1) devait reproduire la forme d’un paquebot avec crèche, cantine, bibliothèque, café et jardin. Conçu comme une « Cité des artistes » [Gorodok khoudojnikov], le programme est salué par le journal Brigada Khoudojnikov1 [La brigade des artistes] comme la « fin des mansardes » pour les créateurs qui pourront désormais travailler dans de bonnes conditions. En 1931, le premier immeuble sort de terre (fig. 2). Les constructions avancent tout au long de la décennie mais la Maslovka ne prendra jamais sa forme finale, en partie à cause de la guerre. Néanmoins, presque tous les artistes soviétiques importants y sont passés. De ce fait l’ensemble apparaît comme l’un des épicentres de l’activité artistique soviétique.
Les immeubles de la Maslovka qui ont hébergé les artistes durant toute la période soviétique et jusqu’à aujourd’hui2 sont à présent fréquemment menacés par des opérations de promotion immobilière et l’avenir de la « Cité des artistes » est des plus incertains. Revenir sur sa création permet d’éclairer le fonctionnement voulu en amont et partiellement réalisé pour cet ensemble de plusieurs immeubles entièrement dédiés aux arts plastiques.
L’étude de la Maslovka dans le cadre d’un travail sur le processus créatif en URSS se justifie amplement par ce qu’elle révèle de la marge entre utopie soviétique et réalisation pratique mais aussi par la grande richesse du matériau, non encore exploité3. Il faut cependant souligner que ce n’est pas le seul lieu de création pour les artistes moscovites. Ces derniers disposent en effet souvent d’ateliers « secondaires » à la campagne, fréquemment dans le village où ils sont nés à l’instar de celui de Sergueï Guerassimov4 (1885-1964) ou d’Arkadiï Plastov5 (1893-1972). Certains travaillent dans l’enceinte même du Kremlin comme Evgueniï Katsman6 (1890-1976) qui passe ainsi 18 ans de sa carrière au plus près du pouvoir avant de rejoindre la Maslovka. Au-delà des années 1930 qui sont le cœur de notre propos ici, on voit aussi, particulièrement dans les années d’après-guerre, l’apparition dans Moscou d’ateliers luxueux et isolés les uns les autres. Le sculpteur Sergueï Konenkov7 (1874-1971), par exemple, bénéficiera d’un très grand espace près de la place Pouchkine.
L’idée d’un lieu de création collectif est un héritage de la seconde moitié du xixe siècle. On peut penser aux colonies d’artistes à Abramstevo par exemple8. Mais si le projet peut s’appuyer sur des expériences passées, de nombreux éléments liés à la Maslovka sont toutefois le fruit d’une époque tournée vers le collectivisme. Son étude conduit donc à envisager de nouvelles problématiques dans l’étude de la peinture de la période soviétique.
L’aspect mondain de l’atelier, qu’on retrouve à la Maslovka, doit être considéré comme fondamental. Envisager ce lieu de création collectif en prenant en compte ces éléments permet de comprendre les tensions et l’autocensure qui peuvent régner à certaines périodes, mais aussi l’émulation et les dialogues productifs qui peuvent en sortir. Cette sociabilité spécifique amène à se demander si ces ateliers ont permis de transmettre et de contrôler une certaine forme d’art. En effet, la naissance de la Maslovka est concomitante du moment où la vie artistique soviétique se transforme, où de nouvelles institutions apparaissent et où le réalisme socialiste tente de s’imposer. Or cette notion repose sur de nombreuses contradictions. Ces dernières, mises en avant par des recherches récentes soulignent en particulier, outre la difficulté qu’il y a eu à définir le syntagme même9, l’impossibilité à en appliquer les critères mouvants. L’application de cette méthode mal définie a jusqu’ici été étudiée pour le domaine pictural et graphique à l’appui de diverses sources primaires mises à la disposition des chercheurs depuis l’ouverture des archives soviétiques : les protocoles des jurys de prix ou d’exposition, les termes des contrats que les artistes passent avec diverses institutions, mais aussi les mémoires et écrits d’artistes. Il a été montré que dans les années 1930 cohabitent, sinon se heurtent, plusieurs tendances. Des artistes aussi divers que l’un des peintres les plus « ancien régime » de la peinture soviétique Igor Grabar10 (1871-1960), le peintre du Moscou en reconstruction Iouri Pimenov11 (1903-1977) ou encore Sergueï Guerassimov travaillaient tous à la Maslovka. Se demander comment fonctionne le plus grand ensemble d’ateliers dans les années 1930 revient donc aussi à savoir si on peut le compter au rang des structures permettant de mettre en place des règles de production, ou d’élaborer des critères esthétiques pour la peinture soviétique.
Du point de vue des sources, un site internet entièrement dédié à la Maslovka12 s’est donné pour but de conserver, au moins virtuellement, la mémoire de ces ateliers et offre une source iconographique appréciable13. La presse russe contemporaine documente la construction des ateliers, en particulier dans la revue Tvortchestvo14 [La Création] (fig. 3) et le journal déjà évoqué Brigada khoudojnikov. Surtout on trouve une riche source iconographique du projet dans un très bel album conservé dans les archives de l’Union des artistes [MOSSKh] dont nous reproduisons ici certains feuillets15. Les sources archivistiques nous l’avons dit sont lacunaires. Ainsi, il est peu aisé de comprendre le processus d’attribution de ces ateliers qui dépend de L’Union des artistes et plus tard du Fonds artistique [Khoudojestvenniï Fond]. Néanmoins dans divers protocoles de réunions, on rencontre souvent des cas d’attribution qui permettent de montrer la diversité des systèmes pour recevoir un atelier alors que des cas précis comme celui du peintre Vassiliï Mechkov (1893-1963) relaté ici révèle la trame des baux. Quant aux sources publiées, en particulier les mémoires et souvenirs d’artistes, elles donnent un bon aperçu de l’atmosphère qui régnait à la Maslovka. Ici seront évoqués principalement les deux tomes de mémoires de l’artiste Tatiana Khvostenko (1928-2005). Fille de peintre, elle arrive à la « Cité des artistes » à l’âge de 6 ans. Ses mémoires, titrées Les soirées de la Maslovka près de Dinamo [Vetchera na Maslovke bliz Dinamo] – paraphrasant le recueil de Nikolaï Gogol Les soirées du hameau près de Dikanka – sont un ensemble de souvenirs sur les artistes qu’elle a fréquentés tout au long de sa vie. De nombreuses anecdotes, ainsi que la publication de sources inédites, comme des extraits du journal d’Evgueniï Katsman ou des lettres de sa correspondance personnelle attestent de l’atmosphère et de la vie quotidienne dans les couloirs de la Maslovka. Elle raconte comment les conversations entre les artistes à propos des fraîches nouvelles de l’Union, des dernières décisions de la puissante coopérative artistique [Vskekokhoudojnik] et des expositions en préparation évoluaient rapidement en milliers de petites anecdotes qui emportaient tout le monde dans un fou rire16.
Notre analyse a porté sur trois points au cœur des problématiques de la première décennie d’existence de la Maslovka : la construction et l’élaboration du projet permettant de comprendre les présupposés théoriques à l’utopie de la « Cité des artistes », la question cruciale de l’attribution et enfin la vie quotidienne à la Maslovka. Toutes ces pistes donneront à voir divers aspects de l’atelier et permettront de présenter une première étude sur un lieu effervescent de l’activité artistique des années 1930 moscovites.
L’élaboration et la construction des ateliers : du projet à sa réception dans la presse
Dès 1925, le problème de l’espace de travail pour les artistes devient central. Quelques années plus tard, le projet prend forme de réunir les artistes au sein d’un même corps de bâtiment au nord de la ville, aux abords du stade Dynamo entre les rues Vekhnaia Maslovka (au Nord) et Petrovsko-Razoumovskaia (au Sud). Certains artistes se verront également logés à cet endroit, d’autres continuant à vivre dans différents quartiers et ne disposant à la Maslovka que d’un lieu de travail. L’atelier et l’appartement ne fonctionnent pas ensemble et l’artiste ne bénéficie pas nécessairement des deux.
Sur le plan de l’ensemble (fig. 4) tous les éléments du projet tel qu’il est prévu dès le début de la décennie sont apparents. On achève le premier immeuble (« ж » soit « J »). Il mêle des ateliers « immenses, clairs, construits selon les techniques les plus modernes17 » et des appartements dans lesquels vivent et travaillent 130 artistes. Le projet suscite l’enthousiasme. On le fait visiter aux touristes étrangers et aux moscovites pour lesquels sont organisées des excursions guidées. Le journaliste de Brigada Khoudojnikov relate une de ces visites en 1932 :
Ici se construit la « Cité des artistes », la ville-jardin. Les fenêtres des habitations se tourneront vers le sud, celles des ateliers vers le nord. Les architectes suivent la boussole. Selon leur attribution les bâtiments tourneront le « dos » ou montreront leur « visage » à la capitale. Au centre de la ville seront construits une grande salle de théâtre avec des laboratoires, des espaces d’exposition des ateliers et un restaurant18.
La visite guidée évoque ensuite « des maisons et des ateliers qui seront entourés d’espaces verts les isolant des artères et des rues », des « piscines avec de grands couloirs de nage », un large complexe sportif, etc. Néanmoins l’auteur de l’article se dit insatisfait du résultat qui selon lui n’est pas à la hauteur des espérances que laissait entrevoir le projet.
À partir de 1933, pour parer au manque de place, on lance la construction de deux nouveaux immeubles. Celle-ci est supervisée par les architectes Vladimir Krinskiï (1890-1971) et Alexeï Roukhliadev (1882-1946). Il s’agit sur le plan des bâtiments « A » et « Б » (B) à la pointe de l’ensemble (fig. 5). Le premier, donnant sur la rue Vekhnaia Maslovka, se répartit en deux sections d’habitation sur huit étages et trois sections de six étages d’ateliers d’artistes19. Le second, sur la rue Petrovsko-Razoumovskaia, doit être réservé à l’habitation et s’élever sur huit étages. On prévoit des surfaces assez confortables : des appartements de trois pièces entre 58 m2 et 64,48 m2, des cinq pièces de 127,2 m2. Chaque atelier fait environ 40 m2, pour une hauteur comprise entre 3,3 et 3,9 m sous plafond. Le premier étage est réservé aux sculpteurs auxquels on alloue une surface au sol plus importante et surtout une hauteur sous plafond conséquente (5,80 m).
On prévoit d’y ajouter d’autres unités d’habitation et d’atelier correspondant à tous les immeubles encerclant l’espace central, c’est-à-dire les immeubles « B » ; « Г » ; « Д » et « И » (soient « B », « G », « D » et « I). Au centre, le bâtiment avec une belle surface au sol noté « E » devait être le lieu d’exposition avec à gauche une crèche (« З », soit « Z »). La façade principale devait donner sur la rue Vekhnaia Maslovka que devaient orner les figures sculptées en marbre des maîtres anciens dont Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Van Dyck et Rembrandt. Mais la construction va prendre du retard et seul un dernier bâtiment sera achevé après la guerre. De fait, dans les années 1930, les artistes sont souvent obligés de partager leurs ateliers. La différence entre atelier et appartement est même brouillée dans certains cas. Les artistes spécialisés dans le domaine des arts graphiques sont ainsi encouragés à travailler en appartement. Beaucoup se plaignent de la petite taille de ces ateliers et du fait qu’ils doivent vivre à quatre dans la même pièce20.
Au milieu des années 1930, alors que la Maslovka est en pleine construction, c’est surtout la presse qui entretient la flamme d’un projet grandiose. Les critiques sont enthousiastes. Ils y cristallisent les fantasmes d’une activité artistique à l’abri du bruit du monde, tout en étant bien obligés de concilier ce discours avec celui selon lequel les artistes doivent prendre une part active à la construction de la nouvelle société.
En 1934, la revue Tvortchestvo consacre un dossier à la Maslovka, l’identifiant au Montparnasse parisien dans l’acception de centre artistique. Une vie parnassienne soviétique que le journaliste s’empresse néanmoins de placer loin de la décriée bohème « témoin d’une crise profonde, celle de l’intelligentsia artistique dans les pays du capitalisme21… » Le critique relate une promenade à travers les couloirs de la Maslovka, où chaque porte ouverte offre le spectacle d’un artiste à son chevalet en train de « participer à la construction du socialisme ». Ainsi pour les artistes soviétiques :
[…] le spectre de la crise et du besoin, l’impasse, le manque d’idée, l’œuvre paralysée de leurs confrères occidentaux leur sont inconnus. Une infinie distance sépare nos artistes de la vieille intelligentsia artistique et plus encore de la bohème parnassienne22.
La part utopique du projet apparaît clairement dans les contradictions que donnent à lire ces présentations. Seule une infime partie du projet tel qu’on le voit dans l’album a finalement vu le jour. Les parties communes (fig. 6) devront être improvisées dans les bâtis déjà existants de la première moitié des années 1930. Les derniers bâtiments d’habitation et d’atelier ne seront jamais construits puisqu’après la guerre l’élite artistique se verra proposer des appartements dans les nouveaux gratte-ciels et on logera de moins en moins à la « Cité des artistes ». Néanmoins en ce qui concerne les ateliers, la Maslovka restera extrêmement populaire auprès des artistes. La qualité du bâti, l’intelligence des espaces tels qu’ils ont été pensés lors de la construction, l’entretien des parties communes assuré par l’Union continue de séduire les créateurs jusqu’à aujourd’hui. Et beaucoup se souviennent de cet esprit du lieu voulu comme, sinon fraternel, du moins bouillonnant.
L’attribution des ateliers
Le processus d’attribution des ateliers est encore difficile à saisir et seules quelques certitudes peuvent être avancées comme le rôle primordial de l’Union. À notre connaissance seules les candidatures de ses membres pouvaient être considérées. Cela montre le caractère sélectif voire élitiste de la Maslovka. En effet, en 1930, être membre de l’Union reste un privilège et est soumis au critère du professionnalisme23.
Il arrive qu’au cours des réunions à l’Union des artistes on fasse des propositions pour « remplir » les nouveaux ateliers : fait intéressant puisque ce sont donc les artistes eux-mêmes qui choisissent leurs futurs voisins. On peut aussi perdre un atelier si l’on n’y travaille pas. Lors d’une réunion de l’Union, le 25 janvier 1939, on réfléchit ainsi à déplacer le graphiste, auteur des plus célèbres affiches politiques, Dmitriï Moor (1883-1946) et aussi à la façon de procéder pour attribuer un atelier au très officiel Dmitriï Nalbandian (1906-1993), peintre de plusieurs portraits de Staline24.
Étude de cas : l’attribution de l’atelier de Vassiliï Mechkov
Nous disposons d’un dossier d’archives complet25 qui nous permet d’aborder la question de l’atelier de Vassiliï Mechkov tout au long de sa vie d’artiste, en partant des contrats qu’il passe avec la Maslovka et de son installation (1939), à son déménagement pour un atelier plus central à l’extrême fin des années 1930 jusqu’à sa mort au début des années 1960. Ce cas montre les clauses des baux de la Maslovka et dégage les avantages que la « Cité des artistes » pouvait représenter pour les créateurs, y compris dans l’après-guerre.
Vassiliï Mechkov signe un premier contrat le 19 janvier 1939. La direction de la Maslovka prévoit de donner en location à l’artiste l’espace n° 39 [il est prévu dans le contrat type de donner aussi la surface en m2 – espace laissé blanc dans le cas présent] au n° 15 de la rue Vekhnaia Maslovka pour un délai de 5 ans avec un loyer dont le prix est fixé par la direction du département moscovite de l’Union des artistes [MOSSKh]. Il n’est pas envisagé ici, y compris dans la trame du contrat type de préciser la somme. Le contrat stipule ensuite que l’espace devra être réservé à un usage exclusivement artistique. L’utilisation de l’espace comme habitation est rigoureusement interdite. Les obligations du locataire ne s’arrêtent pas là, il doit ainsi : 1/ maintenir l’espace propre 2/ n’entreprendre aucun travaux sans l’accord préalable de la direction 3/ payer pour l’utilisation de l’espace au plus tard le 10 de chaque mois 4/ respecter à la lettre le règlement intérieur établi par l’Union 5/ réaliser au moins une fois tous les 3 ans les travaux nécessaires dans l’espace utilisé (ainsi toutes réparations des portes, fenêtres et vitres de son atelier seront à la charge du locataire).
Cinq ans plus tard Mechkov doit apparemment changer d’atelier sans que les raisons en soient explicites et il signe un nouveau contrat en février 1944 pour l’atelier n° 31 du n° 5 Vekhnaia Maslovka. La surface est cette fois indiquée : 26,72 m2. Le bail est à nouveau de 5 ans. Les conditions restent les mêmes que dans le précédent contrat à une exception près : alors qu’en 1939 l’artiste devait rendre des comptes à l’Union, il doit maintenant en référer au Fonds artistique. En outre, il est cette fois précisé ce que l’artiste doit payer mensuellement à la direction de la Maslovka (et donc non directement au Fonds artistique) : il s’agit de 35 roubles 27 kopek. Il y a ensuite un long ajout par rapport au bail précédent concernant les possibilités de rupture du contrat par la Direction. Ces dernières sont très variées. Certaines sont classiques : le locataire se verra exproprié s’il n’utilise pas son atelier durant 6 mois consécutifs ou s’il ne paie pas le loyer ou les charges dans un délai de 3 mois. Mais d’autres sont plus incongrues et leur flou laisse parfois des possibilités d’interprétations larges, politiques comme esthétiques : ainsi l’artiste perd-il son atelier si la direction de l’Union des artistes décide qu’il ne travaille pas bien.
On le voit, les termes des deux contrats ne divergent pas grandement et sont relativement souples. Le prix à payer est très faible et correspond principalement aux charges d’eau et d’électricité. Le renouvellement d’un bail se fait sans encombre. La difficulté pour le locataire de la Maslovka apparaît plutôt lorsqu’il entre en conflit avec l’Union ou bien s’il quitte son atelier : il est alors compliqué de réintégrer l’ensemble. C’est ce qui arrivera à Mechkov à la fin des années 1940.
En effet, sa situation se complique à la mort de son père en 1946. Ce dernier, artiste lui aussi, travaillait dans un atelier dans le quartier de l’Arbat dont son fils demande à avoir la jouissance. Il obtient assez rapidement l’autorisation de travailler dans cet atelier puis demande au conseil de quartier dont celui-ci dépend d’y faire des travaux motivés par le fait que l’atelier n’a pas été rénové depuis 12-15 ans et qu’une bombe est venue l’endommager pendant la guerre. Et durant ce temps, on lui accorde de garder son atelier de la Maslovka pour pouvoir continuer à y travailler. Mechkov demande en mai 1947 au directeur du Fonds artistique une contribution financière pour les travaux (construction d’un nouveau poêle, peintures, remise à neuf de l’électricité). Le fait intéressant est l’argument utilisé : il est partout stipulé que cela permettra de libérer un atelier, ce qui en montre le besoin pressant. Le 1er sept 1947, Mechkov signe un bail pour son atelier de l’Arbat avec le département moscovite du Fonds artistique [MOKhF], rompant donc son engagement qui courait jusqu’en 1949. L’atelier est plus grand : 36,4 m2 et les termes du bail sont similaires à ceux pour la Maslovka. Pourtant l’héritage semble être empoisonné : sitôt finis les travaux, la construction d’une nouvelle ligne de métro dégrade de nouveau son atelier, dans lequel il ne peut plus ni travailler ni conserver ses œuvres. Finalement, le 4 novembre 1952, l’organisation s’occupant de la construction du métro lui donne un délai de 10 jours pour libérer l’espace. En 1961, sa situation n’est toujours pas réglée et il n’a reçu aucune compensation du Fonds artistique. On lui propose alors un atelier dans le quartier de Tcheremouchkinskiï au sud de Moscou mais il le refuse au motif que son état de santé lui interdit les longs trajets. Ces dix années compliquées durant lesquelles Mechkov se retrouve sans atelier montrent combien la question de l’espace est toujours cruciale à Moscou. Les enfants des artistes arrivés dans les années 1930 à la Maslovka ont souvent récupéré les ateliers de leurs parents et il est ainsi difficile d’obtenir une seconde chance d’y être logé26.
La vie quotidienne dans les ateliers : des soirées festives aux querelles de couloir
Les mémoires de Tatiana Khovstenko témoignent de l’ambiance bon enfant et animée dans la Maslovka d’avant-guerre. Ces souvenirs doivent cependant être considérés avec circonspection. Arrivée enfant à la Maslovka, ce qu’elle relate des années 1930 et des années de guerre est une réécriture un peu romancée qui laisse voir de nombreux aspects tout en en omettant d’autres : en particulier, la vague d’arrestations de 1937-1938 qui touche certains artistes, dont le graphiste letton Gustave Klutsis, n’est que très brièvement évoquée (p. 171). Avec une certaine nostalgie, Khvostenko insiste sur l’unité et la fraternité qui régnait alors entre les créateurs, sur la manière dont « les artistes et leurs femmes se réunissaient tous ensemble, chantaient, accompagnés à la guitare, plaisantaient, clamaient des vers et s’entretenaient des évènements du monde de l’art27 ».
Dans son immeuble, les artistes, dont ses parents, se réunissaient souvent chez le peintre Vassiliï Svarog (1883-1946) chez qui on retrouvait à peu près toujours les mêmes : Vassiliï Mechkov et sa femme Ekaterina, le peintre Vassiliï Iakovlev (1893-1953), le plus célèbre des écrivains pour enfants Korneï Tchoukovskiï (1882-1969), le cinéaste Mikhaïl Romm (1901-1971) et son frère Alexandre, Igor Grabar et sa femme. Au cours de ces petites réunions se manifestent des groupes d’affinités esthétiques assez significatifs. Ainsi au n° 3 se réunissaient chez Vladimir Tatline des artistes largement moins en vue que ceux évoqués précédemment : David Devinov-Niourenberg (1896-1964) ou Petr Tolkatch (1902-1979). Alors que chez Petr Ivanovitch Kotov (1889-1953), dont la fille apprentie violoniste jouait souvent pour les invités, on retrouvait des artistes surtout connus pour leurs illustrations des thématiques rurales et populaires : Taras Gaponenko28 (1906-1993) et sa femme, Fedor Bogorodskiï29 (1895-1959), Arkadiï Plastov, Boris Iakovlev (1890-1972), membre fondateur de l’Association des artistes de la Russie révolutionnaire avec sa compagne Serafima Rianguina30 (1891-1955). Khvostenko fait remarquer que cette ambiance amicale se ternit largement au début des années 1940 lorsque l’on commence à distribuer des récompenses. Elle évoque alors l’apparition d’une atmosphère compétitive qui n’existait pas dans la décennie 1930. Ainsi, des querelles portant sur le style sont aussi souvent évoquées dans ses souvenirs. Alexandre Labas31 (1900-1983) raconte comment il eut à plusieurs reprises dans les escaliers de la Maslovka des mots avec Arkadiï Plastov lui reprochant sa manière de peindre dix-neuviémiste tandis que ce dernier ne comprenait pas l’absence de perspective.
Dans cet avant-guerre, la vie sociale à la Maslovka ne se cantonne pas aux soirées plus ou moins privées dans les ateliers. Conçus justement pour favoriser les discussions dans des lieux plus vastes, les espaces communs s’organisent à leur tour principalement grâce à l’initiative des habitants. La cantine se met en place avec une aide financière de l’État mais surtout grâce à l’énergie des femmes d’artistes, en particulier Natalia Nikonova qui en prend la direction32. À la fin des années 1930, c’est la même Natalia Nikonova qui organise un club dans le premier bâtiment de la Maslovka. Les dîners y sont copieux, on y sert des pelmeni (ravioli) de Sibérie faits par les enfants et les adultes de la Maslovka, on joue de la guitare, on chante, etc. C’est dans ce club aussi parfois que l’on fait venir des modèles, très nombreux avant la guerre (Khvostenko).
Durant toutes ces années 1930, des espaces communs voient donc le jour, souvent improvisés par les habitants, et permettent de nombreuses activités engageant la Maslovka vers une possible autarcie des artistes : une bibliothèque d’art prend forme, on ouvre une crèche. Au deuxième étage, une salle commune permet aux jeunes de se retrouver pour jouer aux dames et aux échecs et pour danser. L’hiver, dans la cour, on installe une patinoire.
Les abords de la Maslovka sont évidemment peu à peu colonisés par les artistes. Khvostenko raconte ainsi le quotidien dans le petit débit de boisson en face des ateliers du premier bâtiment qui portait l’inscription « Pivo » (Bière) mais que tout le monde appelait Radimovka en référence au peintre Pavel Radimov qui y avait organisé sa première exposition personnelle33. Une atmosphère chaleureuse et bruyante s’en dégageait, alimentée par des visiteurs quotidiens buvant souvent à crédit et dont les rires s’entendaient à plusieurs centaines de mètre à la ronde. Khvostenko présente la Radimovka comme un lieu important de l’atmosphère de la Maslovka dans lequel se tenaient de véritables conciliabules au cours desquels ont été tranchées toutes sortes de questions artistiques.
L’ensemble d’ateliers ne se limite pas toutefois à un lieu d’échanges entre artistes. C’est un lieu de travail mais aussi de visites : il sert à la fois à la création de l’œuvre et à sa diffusion. Cet aspect officiel de l’atelier semble prendre de l’ampleur après la guerre. Ce ne sont pas seulement les récompenses (en particulier le Prix Staline) qui ont rendu l’atmosphère plus compétitive mais aussi la nouvelle hiérarchie en partie imposée par la « réacadémisation » du système à partir de 1947. Les « aînés » ou les peintres ayant le plus de responsabilités visitent les ateliers et donnent à leurs collègues des « conseils » de thématiques à illustrer. D’autre part, l’atelier sert de plus en plus aux artistes de lieu pour montrer leurs travaux aux critiques, aux membres des commissions d’achat et aux jurys d’exposition qui y viennent pour faire leur sélection. Ainsi les débats artistiques qui s’y tiennent contribuent largement à définir le réalisme socialiste et l’ambiance de la Maslovka est tributaire de l’ambiance extérieure. Or tout montre que durant les années 1930 les débats vont bon train.
Dans l’état actuel des recherches, certains points de détails sur le déroulement du travail au sein des ateliers restent flous. On perçoit assez mal encore la répartition des tâches entre les espaces de la Maslovka et ceux dans des infrastructures liées aux responsabilités diverses des artistes (structure d’enseignement par exemple). Par ailleurs, comprendre comment et où se noue la relation avec les disciples et celle avec les acheteurs restent des points à définir. De même, la dimension symbolique de l’atelier devrait faire l’objet de plus amples recherches. Dans la peinture russe du xixe siècle, la valeur de transmission de l’atelier vu comme un lieu de vie où les multiples élèves, souvent gentlemen en costume de ville, contemplent ou dessinent l’éternel modèle féminin livré nu à leurs yeux sont presque aussi nombreux que dans la peinture occidentale. Nous renvoyons ici en particulier aux peintures de Boris Koustodiev (1878-1927) figurant l’atelier du maître de la peinture réaliste russe Ilya Répine à la toute fin du siècle. Avec la construction des bâtiments de la Maslovka, on publie un certain nombre de photographies dans la presse pour montrer le nouvel artiste au travail sans pour autant que cela ne renouvelle radicalement l’iconographie. Néanmoins, cet article a montré comment la société s’organise autour des questions cruciales du logement et du lieu de travail, régis par l’État qui voit là une manière de récompenser ou de punir les élites, fait qui concerne l’ensemble de la société et non pas seulement les artistes, principalement peintres, étudiés ici34. L’atmosphère des années 1930 à la Maslovka témoigne d’échanges vifs et animés qui viennent alimenter une historiographie relativement récente invitant à voir la décennie comme la prolongation des années 1920 et non comme celle d’une activité artistique muselée par la mise en place de nouvelles institutions de contrôle. La Maslovka est un exemple de ces lieux dans lesquels l’informel de la vie artistique soviétique s’est mis en place, déstabilisant les certitudes d’une vie culturelle muselée par un pouvoir central.
Juliette Milbach est docteur en Histoire de l’art contemporain, chercheur associé au Centre d’étude des mondes russes, caucasiens et centre-européens – CERCEC (EHESS/ CNRS).
notes
1. Le mensuel Brigada Hudožnikov paraît seulement pour les années 1931 et 1932. Y sont publiés des comptes rendus d’expositions et des articles plus fournis sur l’activité artistique en URSS.
2. Que soit remercié ici Nikolaj Plastov qui nous a permis de visiter à plusieurs reprises la Maslovka et certains de ses ateliers entre 2007 et 2010.
3. On peut regretter la difficulté d’accès à certaines sources archivistiques. En effet, en l’absence de fonds consacré à Moscou aux Archives nationales d’art et de littérature [RGALI], de nombreux documents faisant mention de la Maslovka se trouvent dans des fonds privés, ce qui rend leur accès difficile.
4. Sergej Gerasimov naît et réalise la première partie de ses études à Možajsk, village situé à une centaine de kilomètres à l’ouest de Moscou. Artiste important dès les années 1920 (il est diplômé en 1913), il devient un artiste majeur dans la décennie des années 1930 et peint un des tableaux les plus connus de la guerre. Il enseigne dans de nombreuses institutions et occupe des fonctions administratives importantes.
5. Arkadij Plastov est né à Prisloniha, bourgade de la Volga à quelques dizaines de kilomètres d’Ul’ânovsk. Après des études à Moscou de 1912 à 1917, il retournera dans son village jusqu’en 1931, date à partir de laquelle il vit entre Moscou et la campagne. Il est célèbre dès le milieu des années 1930 pour ses grandes compositions inspirées de la vie paysanne.
6. Evgenij Kacman est un des membres fondateurs de la très offensive Association des artistes de la Russie révolutionnaire [AHRR] tout au long des années 1920. Il fait partie des artistes invités à la datcha de Staline. Son journal, sur lequel travaille actuellement le chercheur américain Angelina Lucento, laisse entrevoir une personnalité particulièrement complexe.
7. Sergej Konënkov est un sculpteur très populaire pour ses travaux sur bois. Il passera de nombreuses années aux États-Unis (1924-1945) avant de retourner travailler en URSS.
8. Ce dernier lieu fonctionne d’ailleurs encore à la période soviétique comme une résidence secondaire : le peintre et poète Pavel Radimov (1887-1967) est le premier à s’y construire une maison, la sculptrice de L’Ouvrier et la kolkhozienne présenté à l’exposition parisienne de 1937, Vera Muhina (1889-1953) ou encore Evgenij Kacman y ont des datchas. Tatâna Hvostenko l’aborde en citant des extraits du journal du peintre Evgenij Kacman, cf. T. Hvostenko, Večera na Maslovke bliz Dinamo, t. 2 : Za fasadom proletarskogo iskusstva, Moscou, Olimpia Press, 2003, p. 34.
9. En cela le livre de Régine Robin reste le plus éclairant : R. Robin, Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
10. Igor Grabar est diplômé de l’Académie de Saint-Pétersbourg, il passe deux ans à Munich pour compléter sa formation. Membre du Monde de l’art, il a une très bonne connaissance de la peinture européenne et travaille autant comme historien de l’art que comme peintre durant toute sa carrière.
11. Ûrij Pimenov est membre, dans les années 1920, de la société des artistes de chevalet [OST], qui prône des thématiques principalement sportives et industrielles dans un style hérité plus ou moins directement des avant-gardes.
12. Ce site a été créé en 2004. http://www.maslovka.org/ [dernière consultation le 29 juin 2016].
13. Le site se révèle cependant fort incomplet et ne présente aucune source véritablement nouvelle (la plupart des visuels sont tirés de la presse de l’époque). En outre, la rubrique très prometteuse recensant des habitants de la Maslovka ne propose que des biographies sommaires qui ne précisent pas les limites chronologiques de leurs séjours à la Maslovka.
14. La revue mensuelle, dépendant de l’Union, est exclusivement consacrée aux arts plastiques et paraît à partir de 1934.
15. Nous tenons ici à remercier chaleureusement la bibliothécaire du MOSSKh, Tamara Ûdina, pour l’aide précieuse qu’elle nous a apportée et les documents qu’elle a généreusement mis à notre disposition au cours d’une mission de recherche réalisée en mars 2016.
16. T. Hvostenko, Večera na Maslovke bliz Dinamo, t. 1 : Zabytie imena, Moscou, Olimpia Press, 2003, p. 10.
17. D. Lâhovec, V. Gercenberg (dir.), « Rastet v Moskve Gorodok hudožnikov », Tvorčestvo, 1934, n° 5.
18. E. Garf, « Konec mansardy. Gorodok hudožnikov na Maslovke », Brigada hudožnikov, 1932, p. 52.
19. Moscou, RGALI, fonds 962, Inv. 17, d. 16.
20. Moscou, RGALI, fonds 2943, Inv. 1, d. 196.
21. Lâhovec, Gercenberg (dir.), « Rastet v Moskve Gorodok… ».
22. Lâhovec, Gercenberg (dir.), « Rastet v Moskve Gorodok… ».
23. Ânkonvskaâ note qu’en 1939, à peine 20% des artistes sont acceptés dans l’Union de Moscou. Ses membres ne peuvent être que : 1/ des artistes ayant reçu une formation spécifique et travaillant en permanence dans le domaine des beaux-arts, ayant un œuvre de grande qualité et original, participant régulièrement à des expositions, ou ne participant pas à des expositions mais ayant des œuvres dans les musées et galeries. 2/ Les artistes auteurs d’une œuvre originale dans des théâtres nationaux. 3/ Les critiques et historiens de l’art ayant un travail personnel scientifique et publiant dans des maisons d’édition soviétiques. 4/ Les maîtres de créations populaires, conçues comme des œuvres d’art uniques de haute qualité. Cf. G. Ânkonvskaâ, Iskusstvo, den’gi i politika : hudožniki v gody pozdnego stalinizma, Perm, Monografiâ, 2007, p. 54.
24. Moscou, RGALI, fonds 2943, Inv. 1, d. 196.
25. Moscou, RGALI, fonds 2619, Inv. 1 d. 104.
26. Moscou, RGALI, fonds 2619, Inv. 1 d. 104.
27. Hvostenko, Večera na Maslovke bliz Dinamo, t. 1, p. 16.
28. Taras Gaponenko est formé au VhuTeMas / VhuTeIn (1924-1930). Actif à Moscou, il commence à exposer en 1928, il est membre de l’AHRR de 1924 à 1930. Son œuvre la plus célèbre, Le Déjeuner avec les mères figure la visite des enfants à leurs mères durant la pause aux travaux des champs.
29. Fedor Bogorodskij commence des études de droit avant de devenir peintre. Membre du Parti, il est un temps proche des futuristes, il entre en 1924 à l’AHRR. Il bénéficie d’une mission à l’étranger en 1928, durant laquelle il se rend à Berlin puis en Italie chez Gorky. De 1932 à sa mort, il occupe des postes privilégiés au sein des institutions.
30. Serafima Rângina est auteur d’un grand nombre de toiles célèbres et sans doute une des femmes peintres les plus connues de la peinture soviétique. Elle est décrite comme particulièrement redoutable et manipulatrice dans les mémoires de Khvostenko.
31. A. Labas, Vospominaniâ, Saint-Pétersbourg, Palace édition, 2004, p. 93-96.
32. Hvostenko, Večera na Maslovke bliz Dinamo, t. 1, p. 43.
33. Hvostenko, Večera na Maslovke bliz Dinamo, t. 1, p. 49.
34. Voir à ce sujet l’ouvrage de Katerina Azarova sur l’appartement communautaire, en particulier le chapitre 2 consacré à la question dans les années 1920-1950 : K. Azarova, L’Appartement communautaire. L’histoire cachée du logement soviétique, Paris, Éditions du Sextant, 2007.
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