Katia Papandreopoulou : « Les peintres intimistes : un appel national dans la critique d’art de Camille Mauclair en 1900 » (Histoire de l’art, n° 72, 2013)


Katia Papandreopoulou

Les peintres intimistes : un appel national dans la critique d’art de Camille Mauclair en 1900

Histoire de l’art, n° 72, 2013 : L’art de la façade

VARIA

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À l’aube du XXe siècle, un terme nouveau se répand de manière exponentielle dans les comptes rendus critiques des revues, incarnant des qualités qui s’opposent à l’avènement de la modernité en peinture. Il s’agit de l’intimité, ou bien de l’intimisme. Le critique Camille Mauclair (1872-1945) a initié cet usage en publiant en 1901 une longue étude en deux parties, intitulée « Formation de l’école française. Les peintres d’intimité »1. Il tente d’y réunir de nombreux acteurs de tendances différentes et les présente au public de l’époque comme une alternative, autant picturale qu’idéologique, à l’invasion de la modernité ; comme un espoir, face à sa vision pessimiste de l’avenir pictural. Si certains des protagonistes des intimistes peuvent passer pour insignifiants aux yeux de l’observateur d’aujourd’hui, ils furent néanmoins très chaleureusement reçus au début du XXe siècle, tant par le public et la critique que par l’état et les galeries. L’étude de cette tendance a longtemps été négligée dans les pages de l’histoire de l’art en raison d’une lecture univoque de la période jusqu’aux années 1920. On entrevoyait alors seulement la naissance d’une modernité et d’avant-gardes, laissant de côté les enjeux culturels et politiques de cette période historique en France2. La contribution des « peintres intimistes » peut ainsi être examinée au travers d’un nouveau prisme : plutôt que de privilégier une lecture formaliste des œuvres constituant ce mouvement, il convient de mettre en évidence les facteurs idéologiques qui ont favorisé son émergence durant cette période précise, à travers la critique d’art de Camille Mauclair.

Profondément internationaliste dans ses opinions critiques lors de la première décennie de sa carrière au cœur du symbolisme (1889-1899), notamment à travers sa contribution à la revue Mercure de France3, Mauclair fut l’un des plus ardents défenseurs de l’introduction en France de la production culturelle de l’étranger. Si la modernité symboliste exige que les débats émergents aient lieu loin du pays natal, ce point de vue ne tarde pas à se transformer à la fin de la décennie 1890, dans une France devenue de plus en plus frileuse depuis l’affaire Dreyfus4. La supposée fin du mouvement symboliste reflète alors pour le critique d’une part le besoin d’un art plus social auquel pourrait s’identifier un public large, d’autre part un art plus clairement issu des racines françaises. Ainsi, mauclair remet en valeur un mouvement qui, pour la majorité du monde de l’art, était déjà parvenu à son terme : l’impressionnisme.

C’est alors, entre deux périodes distinctes mais complémentaires, avant et après l’Affaire, et entre deux mouvements d’art différents – le symbolisme et le prolongement de l’impressionnisme – que « l’on peut […] constater depuis quatre années environ une formation de l’avenir de l’école française », comme le remarque Mauclair en 19015. Dans son discours, on rencontre pour mentionner cette école toute une déclinaison terminologique fondée sur la même racine : « intimité »6, ou encore « intimisme »7, alors qu’il se réfère le plus souvent aux peintres « intimistes ». Mauclair publie d’ailleurs chez Floury autour de 1910 un ouvrage intitulé Les Peintres Intimistes, dont il ne reste plus aucune trace aujourd’hui. Dans une lettre adressée au peintre Maurice Denis, le critique lui confiait son contenu :

Le terme d’intimiste est assez étendu en son acception. Faisant un livre sur certains artistes modernes que je considère comme des gens de savoir et de talent sérieux, j’ai d’abord cherché à grouper ceux qui avaient voulu exprimer la vie intérieure des choses ou des êtres, ce que les allemands appellent « Stilleben » dans la nature morte elle-même, la vie du silence – par opposition aux décorateurs et impressionnistes tout extérieurs. Cela conduisait d’abord à la peinture d’intérieurs, au portrait psychologique, à l’interprétation sentimentale du paysage, à l’étude des races – d’où par exemple Prinet, Guiguet, Simon, Le Sidaner et Ménard, Cottet. Puis j’ai étendu l’acception à tous ceux qui cherchent, non la peinture « littéraire » mais la peinture « pensée », la peinture décor d’une idée ou d’une croyance, et cela m’a conduit à Desvallières et à vous. Je n’ai pas voulu qu’on m’accusât de faire un livre sur une seule école technique, « bande noire » de Simon-Cottet Ménard ou autre, et c’est pourquoi j’ai fait place à Vuillard, à Bussy, à Ernest Laurent. En un mot, l’intimisme désigne en mon livre l’envisagement psychologique de tout spectacle et sa transcription dans ce but d’abord8.

À l’heure où le Salon d’Automne provoque de nouvelles réactions dans le monde de l’art, Mauclair propose une alternative picturale, ancrée dans la tradition française et les valeurs du passé, au détriment des acquis formels, intellectuels et, surtout internationalistes, issus du mouvement symboliste contemporain. Devenus le symbole de la renaissance de la « bonne » peinture française selon le critique, les intimistes « ouvrent l’avenir, ils apportent l’âme au moment où nous craignions que l’excès de recherches techniques ne mît fin à toute sincérité dans la peinture »9.

L’esthétique des intimistes

Fig. 1

Fig. 1. Lucien Simon, Le menhir, 1900, huile sur toile, 98 x 131, Paris, musée d’Orsay.

Fig. 2

Fig. 2. Poilleux Saint-Ange, La translation des ossements à l’ossuaire de Trégastel, 1896, huile sur toile, 124 x 230 cm, Saint- Brieuc, musée d’art et d’histoire.

La production picturale de ces artistes, qui centrent plus particulièrement leur attention sur le folklore et le régionalisme, laisse émerger un choix politique qui s’inscrit dans le cadre plus large des tendances conservatrices des pays nordiques et le retour au Volksgeist10. Les intimistes expriment en effet un goût pour la représentation des paysages et du terroir français, les scènes de genre, en particulier moralisantes et religieuses, comme l’illustrent les mœurs bretonnes (fig. 1, 2). Ce groupe a suscité l’intérêt d’une partie de la critique qui, portant ses regards sur le musée du Luxembourg et les Salons, en appelle à la « francité » de ses exposants : de Raymond Bouyer à Louis Vauxcelles, et de Maurice Guillemot à Léonce Bénédite11, cette critique d’art est indéniablement conservatrice, faisant parfois usage de critères raciaux et ethniques. De 1897 jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale, une grande partie du champ artistique se trouve du reste envahie par l’intimisme, comme le constate le critique Raymond Bouyer en 190612.

Fig. 3

Fig. 3. Charles Cottet, Douleur, les victimes de la mer, 1908, huile sur toile, 264 x 345 cm, Paris, musée d’Orsay.

Charles Cottet, Lucien Simon, André Dauchez et René Prinet sont quelques-uns des artistes qui, ayant choisi d’exposer au Salon de la Nationale des Beaux-Arts, au Champ de Mars13, brillèrent d’abord au sein de cette tendance artistique. Après la rupture de 1889 avec le Salon des Artistes français, toutes les attentions se concentrèrent sur le Salon du champ de mars, qui ranimait alors l’espoir d’un renouveau de la peinture française. « On m’a bien affirmé que le Salon des Champs-Élysées était l’asile de l’art académique, et le Salon du Champ de Mars la forteresse des arts nouveaux », écrivait en 1894 Teodor de Wyzeva, dans la Gazette des Beaux-Arts14. Au moment où charles cottet exposait pour la première fois en 1895 L’enterrement (Lille, Palais des Beaux-Arts), il inaugurait la série qui ferait plus tard sa célébrité, Aux pays de mer : les adieux. Par ce triptyque, l’artiste mettait en évidence à la fois la religiosité et la particularité des conditions de vie des bretons, ouvrant ainsi à ses confrères la voie d’une approche plus ethnographique de l’art15 (fig. 3). En réaction contre les tons clairs et la vision industrielle de la ville hérités des impressionnistes, cette nouvelle tendance propose à ses débuts une iconographie qui semble ressusciter des thèmes traditionnels et familiers au public français.

C’est le drame de l’homme et de la mer que Cottet évoque, et les êtres qui naissent, luttent, et meurent au milieu de ce drame sont nécessairement des êtres primitifs, infiniment éloignés des complexités et des superfluités citadines. ce sont des simples16.

Fig. 4

Fig. 4. Charles Cottet, Rayons du soir, port de Camaret, 1892, huile sur toile, 74 x 110 cm, Paris, musée d’Orsay.

Face à la complexité du modernisme, les intimistes misent sur la simplicité. Dans cette même lignée, l’accent est également mis sur la représentation des traditions culturelles régionales et les paysages bretons. Le regard porté sur la terre et les mœurs, indissociablement lié aux principes du régionalisme, est un dénominateur commun pour le groupe, et constitue d’ailleurs l’un des principes fondateurs du renforcement du sentiment national17 (fig. 4, 5).

Fig. 5

Fig. 5. Lucien Simon, La récolte des pommes de terre, 1907, huile sur toile, 102 x 137,5 cm, Quimper, musée des Beaux-Arts.

Cependant, avant d’être intégrés par la critique dans le courant plus large de l’intimisme, certains de ces peintres sont connus d’abord sous l’appellation de « Bande Noire », qui leur a été attribuée à la suite du succès de la peinture sombre de Charles Cottet18. Il s’agissait d’un groupe de camarades plutôt que d’un groupe cohérent, qui allait s’étendre et changer de perspectives au fil des années (fig. 6). Le choix de la dénomination « Bande Noire » se rapprochait fortement des ambitions des peintres qui en faisaient partie, et qui souhaitaient se confronter à l’esthétique impressionniste alors dominante. Le retour au clair-obscur ainsi que les thèmes religieux et moraux se trouvaient de nouveau à l’honneur alors que leurs recherches sur l’ambiance, l’allégorie et le sentimentalisme s’éloignaient du côté intellectuel, spirituel et formaliste contemporain, issu du mouvement post-impressionniste.

Fig. 6

Fig. 6. Lucien Simon, Groupe d’amis, 1899, huile sur toile, 134 x 180 cm, Paris, musée du Petit Palais (de gauche à droite : André Dauchez, Edouard Saglio, Charles Cottet, André Saglio, René Ménard).

Charles Cottet, Lucien Simon, André Dauchez et René Ménard rejoignent selon mauclair « l’intimisme » qui, comme on le constatera plus loin, réunit davantage de noms et représente une tendance à la fois éclectique et conservatrice. D’abord présent au Salon de la Nationale et à la galerie Le barc de Bouteville aux côtés des Nabis, ce groupe est ensuite accueilli par la galerie Georges Petit et la Société Nouvelle, rejoint par des peintres de la même génération ou un peu plus jeunes, tels Edmond Aman-Jean, Émile Besnard, Jacques-Émile Blanche, George Desvallières, Henri et Marie Duhem, Walter Gay, Maurice Lobre, René-Xavier Prinet, Henri Le Sidaner, Gaston de La Touche, Émile Wéry, Ignacio Zuloaga. Mauclair profita de cette concentration éclectique pour offrir une proposition neuve au public, en choisissant d’intituler « La revanche de l’Impressionnisme » l’un de ses articles où il mentionnait cette « école » française émergente19. Utilisant sa plume contre les anciens Salons et les galeries qu’il jugeait aliénés par la commercialisation et les prix, il considère les habitués du Salon de la Nationale comme les acteurs idéaux pour nourrir cette ambition et ne plus laisser toute la place aux successeurs des symbolistes et des nabis, ni dans les discours ni dans les galeries20.

Le terme « intimiste » condense les ambitions même du groupe. La sécurité apaisante de ce mot succède aux connotations inquiétantes, voire révolutionnaires, que possédait l’expression Bande Noire21. car si, pendant la décennie 1890, la mode était à l’anarchisme dans les milieux intellectuels et culturels, ces mêmes milieux se montrent plus méfiants dans la réception des événements venus de l’étranger avec l’avènement du nouveau siècle. Mauclair contribua par sa plume à ce changement de vision22, qui résulta non seulement des conséquences de l’affaire Dreyfus dans l’imaginaire national, mais aussi du grand effet que les écrits de Maurice Barrès eurent sur lui23. Au-delà de son usage qui permet de désigner une iconographie particulière (scènes d’intérieurs, paysages ou portraits dans un lieu clos), l’« intime » fait référence, en tant que nom de groupe, au sens du familier, du non-troublant, voire du traditionnel. D’après Hans Robert Jauss, l’accueil d’un tel art se trouve a priori favorisé par ses contemporains

par le fait qu’il n’exige aucun changement d’horizon, mais comble au contraire parfaitement l’attente suscitée par les orientations du goût régnant : il satisfait le désir de voir le beau reproduit sous des formes familières, confirme la sensibilité dans ses habitudes […] ou encore soulève des problèmes moraux – mais seulement pour les ‘résoudre’ dans le sens le plus édifiant, comme autant de questions dont la réponse est connue d’avance24.

Jacques Dupont, l’un des auteurs de l’entre-deux-guerres qui porta un jugement critique sur l’iconographie traditionaliste des artistes que l’on chercha à intégrer à ce groupe, signalait en 1933 dans la revue L’Amour de l’Art :

que les œuvres de la Bande Noire plaisent à un milieu qu’effarouche l’impressionnisme, quoi d’étonnant ! Il y a là quelques emprunts sans doute à l’art nouveau, les couleurs claires, le choix des sujets, mais c’est le fond même de la tradition et des goûts de la bourgeoisie qu’incarnent ces peintres. Nés dans ce milieu, ils ont grandi dans cette atmosphère familiale, ils ont puisé dans leur entourage leur goût d’intimité25.

Fig. 7

Fig. 7. Lucien Simon, Soirée dans l’atelier, 1904, huile sur toile, 228 x 300 cm, collection de la Fondation Iris et B. Gerald Cantor.

En ce qui concerne la question du statut social des peintres que l’on a souhaité ultérieurement intégrer à cette bande Noire, ou à l’intimisme, la majorité d’entre eux sont issus de familles bourgeoises, qui les incitent à effectuer de bonnes études avant de s’orienter vers la peinture. La plupart d’entre eux se formèrent durant les années 1880 dans de petits ateliers ou à l’Académie Julian (Ménard, Cottet, Simon, Prinet) (fig. 7). Et si leurs prédécesseurs, les impressionnistes, ont refusé de s’intégrer dans le système des Salons et des récompenses, les intimistes en revanche nourrissaient à la fois ce même système et l’état par leurs images rassurantes. L’état poursuit systématiquement l’acquisition de nombreux tableaux, la commande de nombreuses décorations, et décerne à ces peintres des prix lors des Expositions universelles.

Mais au-delà de leur présence dans les critiques des revues, les artistes intimistes se réunissent officiellement en tant que groupe en 1905 pour leur première exposition à la Galerie Henry Graves. Les noms qui y figurent renforcent ce besoin d’un « impressionnisme pensé et senti » que mauclair désirait : de Pierre Bonnard, Hermann-Paul à Henri Matisse ou Édouard Vuillard, ces peintres y participent afin d’exposer sous un dénominateur commun : les scènes d’intérieur26. Un an plus tard27, ils se regrouperont sous la simple appellation d’Intimistes, prouvant ainsi que la critique d’art de Camille Mauclair avait réussi à les rassembler.

L’argumentation critique

En étudiant quelques-uns des articles de Camille Mauclair consacrés à cette tendance, nous pouvons mettre en évidence les principaux thèmes utilisés pour le soutien de ce groupe, replacés du reste dans une mouvance intellectuelle plus large et dominant la IIIe République : la tendance conservatrice et anti-moderne. Il s’agit tout d’abord de valoriser la continuité de l’art français depuis le XVIIIe siècle sans intervention extérieure ; de souligner l’importance de la tradition et du paysage à l’échelle nationale et régionale ; de favoriser l’émergence de la psychologie, enfin de valoriser le rationalisme. Face à l’avènement de la modernité, les images familières et innocentes des intimistes apportent une sorte de réconfort. Reprenons chacun de ces critères.

Camille Mauclair élabore une construction de ce groupe explicitement fondée sur une perception de l’histoire de l’art en France et sur des racines incontestables, fortement ancrées dans l’imaginaire collectif. Il fait ainsi appel à l’expertise des générations précédentes, dont la succession est assurée par les intimistes. ces racines ne se trouvent pas dans la latinité, comme dans l’argumentation maurrassienne, mais plutôt dans la fin du XVIIe siècle et le XVIIIe siècle français, période au cours de laquelle le pays retrouve son génie après des siècles d’obscurantisme italien, selon Mauclair28. c’est pourquoi il fait constamment appel aux figures tutélaires de Poussin, Watteau et Prud’hon. mais il ne néglige ni Courbet ni Manet en vue de légitimer cette « nouvelle école française » et de justifier sa place sur la scène contemporaine.

Fig. 8

Fig. 8. Emile René Ménard, Jugement de Pâris, 1907, pastel, 42 x 72, Paris, musée d’Orsay.

À propos de René Ménard, Mauclair souligne que « ses paysages dénotent une filiation toute classique, celle de Poussin, de Vernet, de Claude Lorrain. Ils en ont la tonalité dorée, le souci du style décoratif, la sereine lumière, l’aspect ample et noble ». Plus loin, il affirme qu’« il aime, comme Poussin ou Claude Lorrain, amonceler en de vastes ciels libres de magnifiques architectures de nuées aux formes opulentes. Il est Virgilien, tendre, épris de suavité comme Corot »29 (fig. 8). Paul Flat partage d’ailleurs cet avis dans son compte rendu du Salon de la Nationale où « domine une note légèrement archaïque, comme un souvenir de Claude Lorrain »30. Mauclair confère ainsi une intégrité au paysage pictural français qui passe du XVIIIe siècle à Manet, à Courbet et puis aux intimistes, refusant de prendre en compte l’influence internationale des dernières années, favorisée par le mouvement du symbolisme. Cette argumentation se trouve renforcée par l’intervention d’un autre facteur, à savoir la supériorité de la « race française ». De l’affaire Dreyfus à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le thème de l’identité nationale représente un élément stratégique dans la pratique culturelle conservatrice. « C’est l’idée maurassienne d’un pays réel qui prévaut, le retour aux racines visant à faire appel à la mémoire collective nationale »31. Fervent admirateur des écrits de Herder et de Taine durant la décennie 1890, Camille Mauclair saluait dans le Salon de la Nationale

une magnifique affirmation de la jeune école française et une série d’œuvres étrangères. Ne mêlons pas le chauvinisme à l’art ; mais enfin il faut reconnaître la vérité aussi bien à l’honneur qu’au désavantage de son propre pays et cette série d’étrangers vient de nous, elle s’est formée sous notre influence et cela est indéniable32. […] Par-dessus deux siècles et demi d’académisme la filiation française est renouée, l’or pur reparaît au filon, le sang de la race reparle avec une vigueur superbe – nous pouvons saluer la lignée nationale33.

Bertrand Tillier soulignait récemment qu’« en récupérant la tradition artistique à ses fins idéologiques, le nationalisme entend revendiquer des racines visant à forger et légitimer une identité nationale »34. Le nationalisme revendicateur de la fin du XIXe siècle fait abondamment référence à l’idée du paysage national commun et à celle des coutumes, afin de s’ancrer dans l’imaginaire de ses destinataires. L’idée, fort répandue, de maurice barrès de la terre et des morts était indirectement diffusée par le soutien à une peinture fondée sur la représentation par les intimistes des coutumes religieuses, de la vie paysanne et de ses traditions. Henri Focillon exposait en 1928 les renforcements dus à l’expérience de la Grande Guerre, précisant comment les conceptions réactionnaires de la terre et de la nation étaient promues à travers le paysage d’histoire35. Le régionalisme de ce groupe est un facteur décisif qui le liait à la tradition de la représentation du paysage français. Jacques Dupont écrivait en 1933 : « L’amour de la terre, de la glèbe ancienne, allait rapprocher les artistes de la Bande Noire, mieux peut-être que ne l’avaient fait les enseignements de leurs maîtres »36.

Cette forme de légitimité d’un passé commun célébré par la critique était caractérisée par le philosophe Max Weber comme une « autorité de l’éternel hier ». un appel à de telles valeurs, prononcé à travers un discours tel que celui de l’influent Mauclair, témoignait « des lois et coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter »37.

Le vocabulaire utilisé pour la défense de cette tendance trouve ses bases dans le développement de la psychologie, d’une manière savante ou vulgarisatrice, en particulier en ce qui concerne la psychanalyse et l’exploration du subconscient38. Mauclair y voit « une certaine intrusion de l’idéal psychologique dans la peinture, une révélation de l’âme à travers les choses peintes, la suggestion magnétique »39. Le critique a désormais souvent recours à une interprétation de l’œuvre fondée sur la psychologie et le sentiment, qui contrastait avec les recherches de la génération précédente.

La musique, la littérature, ont inspiré les peintres, d’abord dans une mesure excessive : par le mauvais côté extérieur des sujets. Aujourd’hui, c’est par le côté intérieur, par le sentiment, qu’elles réagissent sur nos jeunes peintres et augmentent les richesses de leur vision en y joignant une émotion qui ne compromet en rien l’expression picturale40.

C’est plutôt le retour à la simplicité, au sentiment, à l’expression psychologique que prône désormais Mauclair dans son discours sur les intimistes, critères qui l’incitent à adopter un certain éclectisme. « Ils prouvent que la peinture n’est pas l’art de l’extériorité, qu’elle est la transparence de la vie profonde, révélant les rythmes sous les aspects, l’émotion sous les formes »41. Ce recours au sentimentalisme dans le discours de Mauclair semble être un emprunt des théories de Théodule Ribot et notamment de ses ouvrages de la fin du siècle que le critique admirait, La psychologie des sentiments et Essai sur l’imagination créatrice.

L’exigence de rationalisme dans la peinture devient également, même si cela peut paraître paradoxal, un élément important de la défense des intimistes à laquelle s’attelle mauclair. Ainsi son discours se situe-t-il aux antipodes de l’école formaliste moderne issue des symbolistes. En 1901, le critique présentait assez clairement ses aspirations en ce qui concerne l’intimisme. Il entrevoyait un retour au rationalisme dans la peinture et, par conséquent, dans l’esprit créateur contemporain :

L’ordre aujourd’hui s’est fait. Sans que cela paraisse au jugement superficiel, la peinture française vient d’accomplir un des plus grands efforts d’ordre et de logique qu’elle ait jamais réalisés. une génération entière a compris sa direction morale et technique, et avec une surprenante sagesse elle s’est mise en route42.

Ordre, logique, direction morale, sagesse : toutes ces qualités que le milieu culturel avait perdues à la suite de l’invasion de la modernité se trouvaient maintenant rassemblées, d’après Mauclair, chez les ressortissants mêmes de la Société Nouvelle.

S’éveille à l’ombre de ces maîtres toute une jeune France aux yeux clairs, à l’âme lyrique ou pensive, étendant leur influence, développant leurs idées, imposant leur culte, prouvant au monde entier tout ce que leur génialité contenait de durable, de fort, d’éternellement logique43.

Ce discours est en parfait accord avec les accusations d’irrationalité, de métaphysique, d’obscurantisme et de mysticisme que Mauclair avait auparavant adressées aux symbolistes. En revanche, l’esthétique rassurante des intimistes semblait parfaitement répondre aux besoins d’une génération qui souhaitait le retour aux claires valeurs du passé. L’argument de la rationalité, mis en avant par la pensée réactionnaire européenne de l’avant-guerre, s’inscrit en réalité dans l’idéologie des formes préfascistes.

Épilogue : un choix aux antipodes de la modernité

En ce début de siècle, cette peinture, entre réalisme, impressionnisme et idéalisme, était devenue le symbole de l’art français. Au succès public s’ajoutaient les louanges de la critique, de Raymond Bouyer et Roger Marx en passant par Louis Vauxcelles, Charles Morice, Maurice Guillemot et Gustave Kahn. Camille Mauclair tente d’intégrer les intimistes en tant que mouvement cohérent dans ses ouvrages à caractère historique, en 1921 dans Les États de la peinture française et en 1930 dans Un siècle de peinture française44. Le terme disparaît par la suite de l’historiographie du XXe siècle et les quelques études qui portent sur ces peintres les désignent alors sous le nom de « Bande Noire ». Bernard Dorival, René Huygue et Henri Focillon45 comptent parmi les rares historiens qui aient intégré la Bande Noire en tant que groupe dans l’historiographie, montrant ainsi leur impossibilité à être d’actualité. Plus récemment, une étude sur le régionalisme dans les pays de l’Europe du Nord intégrait beaucoup de ses acteurs, en révélant les aspects sociopolitiques qui font émerger ce groupe46. Mais la partie de l’historiographie contemporaine qui s’intéresse aux intimistes au-delà d’une interprétation formaliste est encore infime et fort peu documentée, malgré leur intérêt en tant qu’exemples d’anti-modernisme.

La défense des intimistes est, dès 1900, le premier signe de repli conservateur de Camille Mauclair, car il condense des thèmes qui préoccuperont ultérieurement le champ culturel français : francité et culte national, réalisme et régionalisme, influences étrangères. Mais ses écrits sur les intimistes constituent aussi sa première tentative en tant qu’historien de l’art, choisissant de placer ses contemporains dans une filiation du XVIIIe siècle français et de proposer ainsi une nouvelle narration nationale de l’art. Très vite, suivant la leçon de maurice barrès et se positionnant aux côtés des traditionalistes et des patriotes, mauclair allait durcir plus encore son jugement sur l’art contemporain. La réaction ultérieure du critique n’est pas une position qui naît à partir de rien dans les années 1930. Elle préexiste, au contraire, dès le tournant du XXe siècle sous d’autres formes, moins évidentes et peu étudiées jusqu’à présent.

Katia Papandreopoulou a récemment soutenu une thèse de doctorat intitulée « Camille Mauclair (1872-1945), critique et historien de l’art : ‘une leçon de nationalisme pictural’ » à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction d’Éric Darragon.

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1. C. Mauclair, « Formation de l’école Française. Les peintres d’Intimité (1) », La Revue, 1901, XXXVI, p. 24- 35 ; id., « Formation de l’école Française. Les peintres d’Intimité (suite et fin) », La Revue, 1901, XXXVI, p. 159-170. Il s’agit ici du premier article-déclaration sur les Intimistes où le critique consacre une étude à l’histoire de cette « école » et à ses acteurs.

2. L’historiographie anglo-saxonne a été la première à s’orienter vers une relecture de la période 1870-1914 en Europe, et principalement en France. Dans cette lignée, les tendances prédominantes sont mises de côté afin de redécouvrir les acteurs et les enjeux qui étaient longtemps restés dans l’ombre. Les travaux de June Hargrove, Neil McWilliam et Richard Thomson constituent des outils méthodologiques précieux pour les historiens d’art qui tentent d’inverser l’image-stéréotype d’une France « moderniste » et « belle époque » et de relire l’histoire de la période à travers le prisme du nationalisme. À ce propos, voir aussi B. Tillier, « Nationalisme et ‘culture visuelle’ », Perspective, 2007, 3, p. 478-482.

3. Nous nous permettons de renvoyer à notre mémoire : K. Papandreopoulou, « La critique d’art de Camille Mauclair dans la revue Mercure de France (1893-1896) », mémoire de master 2 sous la direction d’Éric Darragon, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005.

4. Pour une étude sur les questions de la francité dans le milieu culturel à la fin du XIXe siècle, voir B. Wilfert, « Cosmopolis et l’homme invisible. Les importateurs de littérature étrangère en France, 1885-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/2, 144, p. 33-46.

5. Mauclair, « Formation de l’école Française. Les peintres d’Intimité » (1), p. 24.

6. « [École] conciliatrice de l’impressionnisme et du style, de la notation vive et de la pensée lente, par la renaissance d’un art que, faute de mieux, on peut appeler ‘l’intimité’ », écrivait Mauclair en 1901, ibid., p. 29.

7. « Si la peinture touche à l’intellectualité, c’est pour tâcher d’en imprégner son réalisme, pour produire ce que j’ai appelé l’intimisme » : C. Mauclair, « La revanche de l’Impressionnisme », La Revue, 1901, XXXVII, p. 380.

8. Lettre de Camille Mauclair à Maurice Denis, Saint-Leu-Taverny (Seine-et-Oise), s.d. [ca. 1909], Saint- Germain-en-Laye, musée Départemental Maurice Denis, ms 7819 (1-2).

9. Mauclair, « Formation de l’école française. Les peintres d’Intimité (suite et fin) », p. 164.

10. Le terme, introduit par Johan Gottfried von Herder, signifie l’« âme » ou le « génie » du peuple. ce terme renvoie notamment à la peinture contemporaine du Nord qui mettait l’accent sur le provincialisme. En Allemagne, on rencontre les Heimatkünstler, en Espagne les regionalistas. Voir à ce sujet L. Van Santvoort, J. De meyer, T. Verschaffel (éd.), Sources of the Regionalism in the Nineteenth Century: Architecture, Art and Litterature, Louvain, Leuven university Press, 2008.

11. Voir par exemple l’étude de L. Bénédite, « Charles Cottet », Art et Décoration, janvier-juin 1904, p. 101-116.

12. R. Bouyer, « L’intimisme est partout », Le Bulletin de l’Art ancien et moderne, 28 juillet 1906, p. 213.

13. Camille Mauclair consacre de longs articles aux Salons de la Société nationale des Beaux-Arts dans la Revue Bleue, de 1901 à 1908.

14. T. de Wyzeva, « Le Salon de 1894 : peinture », Gazette des Beaux-Arts, mai 1894, XI, p. 450. Sur le Salon de la Nationale, voir aussi J.-É. Blanche, « Histoire de l’Art contemporain. Les ‘artistes français’ et la ‘Nationale’ », L’Amour de l’Art – Formes, janvier 1934, p. 349-354.

15. Pour une étude plus analytique sur l’artiste, voir « Charles Cottet, des Nabis à la Bande Noire », dans A. Cariou (éd.), Charles Cottet 1863-1925, Quimper, musée des Beaux-Arts, 1984.

16. C. Mauclair, « Charles Cottet », L’Art et les artistes, décembre 1925, 62, p. 78.

17. Plus précisément, Anne-Marie Thiesse remarque : « c’est qu’au XIXe siècle se met en place une conception de la spécificité française fondée sur la variété des ressources naturelles du pays : la France, par sa diversité, peut s’enorgueillir d’être une sorte de résumé idéal de l’Europe, où l’on trouve tout ce qui ailleurs n’existe que séparément » (La création des identités nationales : Europe XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil, 2001, p. 192.)

18. Voir A. Cariou, « Bande Noire », dans J. Turner (éd.), The Dictionary of Art, New York, Grove, 1996, vol. 3, p. 156.

19. C. Mauclair, « La revanche de l’Impressionnisme », La Revue, 15 mai 1901, p. 379-391.

20. Voir J. Simpson, « The Société Nationale. The Politics of Innovation in Late Nineteenth-century France », Apollo, février 1999, p. 49-54.

21. L’expression remonte à la Révolution française : la Bande Noire désignait alors un ensemble de spéculateurs qui achetaient à très bas prix des châteaux, et les œuvres d’art qu’ils renfermaient, afin de les détruire ou d’en tirer profit. Elle inspira les auteurs du romantisme, notamment Victor Hugo qui intitula ainsi l’un de ses poèmes publié dans Odes et Ballades.

22. Camille Mauclair reconnaissait en 1905 : « Partout se décèle l’attraction réactionnaire, le besoin de ‘remonter aux origines’, l’inquiétude d’être ‘Français’ » (« La réaction nationaliste en art et l’ignorance de l’homme de lettres », La Revue, janvier 1905, p. 160).

23. En effet, vers 1903, Mauclair avouait à Barrès qu’il revenait à ses écrits politiques, et que ce n’était que maintenant qu’il partageait ses opinions. Le lien entre Mauclair et Barrès est traité dans notre thèse de doctorat.

24. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 58-59.

25. J. Dupont, « Histoire de l’Art contemporain. La Bande Noire », L’Amour de l’Art, décembre 1933, 10, p. 60-65.

26. Voir Première exposition d’ensemble d’Intimistes (Peintres d’Intérieur) (cat. exposition : Paris, Galeries Henry Graves, 10-25 février 1905), Paris, Galeries Henry Graves & co Ltd, 1905. Ces peintres sont : Hugues de Beaumont, Albert Belleroche, Pierre Bonnard, André Bourgeois, Henry Caro-Delvaille, Paul de Castro, Germaine Druon, Jeanne Duranton, Jean Galtier- Boissière, Hermann-Paul, Pierre Laprade, Ernest Laurent, Maurice Lobre, Eugène Martel, Henri Matisse, Richard Millier, Étienne Moreau, Henri Morisset, René-Xavier Prinet, Édouard Vuillard.

27. Du 14 février au 3 mars 1906, Galerie Henry Graves.

28. Michela Passini soulignait récemment que « entre les dernières décennies du XIXe et le début de la Grande Guerre, la construction historiographique d’une renaissance ‘nationale’ s’est faite en étroite imbrication avec la négation de toute référence étrangère, en érigeant l’art italien en repoussoir ». M. Passini, La Fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’art en France en et Allemagne 1870-1933, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2012, p. 9.

29. C. Mauclair, Les États de la peinture française 1850-1920, Paris, Payot, 1921, p. 124.

30. P. Flat, « Les Salons de 1901. I. La Société Nationale », Revue Bleue, mai 1901, XV, p. 613.

31. Sur cette argumentation voir Z. Sternhell, « Les fondements intellectuels du nationalisme », dans Les Anti-Lumières du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006, p. 366-417.

32. C. Mauclair, « ‘L’intimisme’ au Salon de la Société Nationale », La Revue Bleue, mai 1902, XVII, p. 556.

33. Ibid., p. 561.

34. Tillier, « Nationalisme et ‘culture visuelle’ », p. 480.

35. H. Focillon, La Peinture, XIXe et XXe siècles : du réalisme à nos jours, Paris, Laurens, 1928.

36. Dupont, « La Bande Noire », p. 60.

37. M. Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 105.

38. Outre l’œuvre d’Henri bergson, mauclair paraît très réceptif à celui de Théodule Ribot, auteur particulièrement lu dans les milieux symbolistes.

39. C. Mauclair, Les États de la peinture française de 1850 à 1920, Paris, Py, 1921, p. 149.

40. Mauclair, « Formation de l’école française. Les peintres de l’intimité » (1), p. 30.

41. Mauclair, « ‘L’Intimisme’ au Salon de la Société nationale », p. 558.

42. Mauclair, « Formation de l’école Française. Les peintres d’Intimité (1) », p. 27.

43. Mauclair, « Formation de l’école française. Les peintres d’Intimité (suite et fin) », p. 170.

44. Mauclair, Les États de la peinture française de 1850 à 1920 ; id., Un siècle de peinture française, 1820-1920, Paris, Payot, 1930.

45. B. Dorival, Histoire de l’art. Du réalisme à nos jours, Paris, Gallimard 1969 ; R. Huygue, « Histoire de l’Art contemporain. Le détachement de l’Impressionnisme », L’Amour de l’Art, décembre 1933, 10, p. 49-53 ; Focillon, La Peinture, XIXe et XXe siècles.

46. Voir E. Storm, « Regionalism and High culture: The case of Painting, 1890-1914 », dans Sources of the Regionalism in the Nineteenth Century, p. 160-181.

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