Leveling up : quand le jeu vidéo devient un art ?
13 et 14 mai 2025,’École normale supérieure-PSL et à l’École nationale des Chartes-PSL
Date limite : 31 janvier 2025,
Résumé
Les premières études sur le jeu vidéo débutent dans les années 1980. Ces travaux précurseurs lancent le débat – aujourd’hui dépassé – entre game studies et play studies en cherchant à définir précisément leur objet d’étude. Il faut cependant attendre les années 2000 pour que ce champ de recherche prenne véritablement son essor (Genvo & Philippette 2023). La diversité des projets, qui sont désormais menés dans une grande variété de domaines scientifiques – non seulement dans toutes les sciences humaines et sociales et mais également au-delà -, légitiment les jeux comme objet d’étude académique. Quelques universitaires proposent même d’identifier ces nouveaux médias comme de véritables œuvres d’art (Tavinor 2024). Tout en prenant une place économique de plus en plus importante, les jeux vidéo sont également reconnus dans les discours politiques (Lalu 2018). Ils sont très tôt intégrés dans le périmètre du ministère de la Culture, même si la reconnaissance par le grand public est plus lente (Coville 2017).
L’industrie vidéoludique, qui est présentée aujourd’hui comme la première industrie culturelle sur le plan économique, semble être identifiée comme le “10e art”. Cette appellation, revendiquée dès les années 1990 (Le Diberder 1993), s’est généralisée avec le temps. Mais il y a encore des débats – sans considérer ici les revendications d’autres formes d’expression artistiques comme le graffiti ou le tatouage. Le “10e art” a des contours flous, il pourrait englober, outre les jeux vidéo, l’ensemble des créations numériques artistiques – regroupant ainsi des objets de natures diverses et des pratiques artistiques multiples. De plus, la reconnaissance comme art ne s’applique pas forcément ni à l’ensemble de l’œuvre – elle peut concerner le graphisme et non le gameplay, par exemple, ce qui n’est pas sans poser des casse-têtes juridiques (Brunaux 2024) – ni à l’ensemble des jeux. Certains sont unanimement reconnus comme des œuvres – le jeu Journey (Thatgamecompany, 2012) est souvent cité pour ses qualités artistiques – alors que d’autres sont plutôt considérés comme des produits de grande distribution destinés à faire du profit.
Ce colloque se propose d’interroger cette reconnaissance progressive d’un objet industriel en tant qu’objet d’art, ainsi que ses limites. En effet, l’artification est un processus multiforme qui gagne à être considéré selon une approche interdisciplinaire (Heinich & Shapiro 2012), d’autant plus que l’arrivée d’Internet participe du développement de cette nouvelle industrie numérique. Les joueuses et joueurs, qui sont à la fois spectatrices ou spectateurs et actrices ou acteurs de ces nouvelles œuvres, ont des moyens d’échange et de communication qui dépassent les canaux plus traditionnels – comme les publications de revues. C’est peut-être grâce à ces échanges plus directs entre internautes que le passage à l’art du jeu vidéo paraît se dérouler encore plus rapidement que celui qui s’est appliqué au 7e art, malgré de grandes similarités entre les deux. Afin d’examiner plus finement les différents aspects de cette problématique, ce colloque sera organisé autour de quatre axes dans lesquels pourront s’inscrire les contributions.
Axes du colloque
La patrimonialisation, un premier niveau vers les mondes de l’art ?
Pour qu’une œuvre soit reconnue comme artistique, la patrimonialisation n’est pas suffisante mais elle constitue une étape importante. Patrimonialiser les jeux vidéo pose des problèmes techniques et stratégiques, comme c’est le cas pour l’ensemble des objets numériques (Bermès 2024). Peut-on garder un jeu sans son support d’origine ? Vit-on la même expérience avec un émulateur qu’avec une console ? Doit-on garder le code source, le jeu jouable ou même l’idée de l’expérience des joueuses et joueurs ? Autant de questions que se posent les grandes institutions, par exemple la BnF, qui organise fréquemment des journées d’études – notamment “Comment préserver et étudier les jeux vidéo… sans y jouer” du 12 mai 2023. Ces interrogations ne sont pas sans conséquences : si les jeux sont considérés comme des œuvres, il faudra alors prendre en compte la volonté des artistes sur les questions de conservation – comme c’est le cas pour les œuvres d’art contemporain.
En outre, sur un plan purement technique, la patrimonialisation pourrait également s’appliquer à tous les types de logiciels : pourtant il est plus aisé de trouver des livres sur l’histoire des jeux vidéo (Blanchet & Montagnon 2020) que sur l’histoire de l’informatique de gestion… Ce biais est-il lui aussi la marque d’un intérêt particulier, dès les archives, pour le monde vidéoludique parce que ce dernier est plus proche de l’art ?
L’entrée au musée : un ticket pour la légitimation ?
L’entrée dans des musées des beaux-arts ou d’art contemporain est-elle un critère suffisant pour que les jeux vidéo soient qualifiés d’œuvres d’art et, ce faisant, reconnus comme tels au-delà d’un public de joueuses et joueurs ? Dans des articles de journaux anglo-saxons, l’arrivée, en 2014, de quatorze jeux dans les collections permanentes du Museum of Modern Art à New York est souvent citée comme un tournant. Pourtant les premières expositions dédiées sont plus anciennes. En France, après quelques projets de musée qui n’ont malheureusement pas eu le succès désiré (Haudouin 2023), certaines expositions, comme “Game Story” de 2011 au Grand Palais, ont fait date – l’association Mo5 propose une nouvelle édition de cet événement cette année à Versailles. Ces grandes expositions ont-elles la même valeur qu’une muséification ? Si plusieurs musées consacrés aux jeux vidéo ont vu le jour depuis plus d’une décennie – le musée des machines d’arcade soviétiques de Moscou, ouvert en 2007, fait partie des plus anciens -, élèvent-ils pour autant les jeux en objets d’art ? Après tout, il y a bien un musée du chocolat.
L’exposition des jeux vidéo, quant à elle, pose des questions beaucoup plus pratiques de muséographie. Comment adapter des espaces muséaux, conçus pour des objets qui proposent une délectation plus intérieure, à ces médias dont le propre est l’interactivité (Triclot 2017) ? Par ailleurs, certaines installations d’art contemporain utilisent le jeu vidéo comme matière, ou sont directement des logiciels de jeux. Quel est le statut de ces œuvres ? Perdent-elles leur dimension ludique ? Réciproquement, certains “simulateurs de marche” invitant à la contemplation, comme le Museum of other realities (2020, MOR Museum Inc.), sont disponibles sur la plateforme Steam, ce qui les classe a priori parmi les jeux vidéo : pour autant, peuvent-ils être considérés comme des jeux à part entière, malgré l’absence apparente d’une dimension ludique ?
Les studios indépendants : des jeux d’art et d’essai ?
Il existe une distinction entre des jeux qui seraient des superproductions, appelées Triple-A dans l’industrie, un terme directement repris du secteur de la finance, et les jeux indépendants. Pour les blockbusters, les équipes de production perdraient leur autonomie – certaines se considèrent elles-mêmes comme des groupes d’ouvrières et d’ouvriers – et de ce fait le résultat final ne reflèterait pas la personnalité individuelle des artistes, et s’écarterait de la définition d’art. Les studios indépendants (i.e. par rapport aux marchés financiers) permettraient quant à eux d’exprimer plus librement des individualités distinctes et leurs jeux seraient par essence des œuvres – le Museum of pop culture de Seattle a, par exemple, ouvert une aile dédiée aux studios indépendants. Cette distinction, qui semble héritée du cinéma, est-elle vraiment efficace pour les jeux vidéo ? Alors que l’industrie du jeu vidéo est plus prolixe que jamais – pour ne donner qu’un chiffre, en 2023, 14535 jeux ont été publiés sur la plateforme Steam – les indépendants, qui restent soumis à des contraintes économiques, sont-ils si libres que cela ? Dans le cadre d’un marché du travail lui aussi très concurrentiel, le développement d’un jeu indépendant ne pourrait-il pas être aussi considéré comme une stratégie de carrière personnelle ? Les studios eux-mêmes sont-ils indépendants par choix, ou par nécessité ?
Totalement art ou art total ?
L’évènement “Open museum jeux vidéo” (13 avril – 25 septembre 2023) du Palais des Beaux-Arts de Lille présentait le jeu vidéo comme un art total qui engloberait les neuf autres. Cette notion du XIXe siècle, qui s’appliquait alors à l’opéra, avait été déjà envisagée pour le cinéma. Même si les jeux vidéo se veulent immersifs, sont-ils aussi complets qu’ils le prétendent ? Est-il équivalent de modéliser un personnage en 3D sur un logiciel de design et de créer une statue en bronze ? Le support même du jeu nécessite un appareil de lecture, ordinateur ou console, entre le jeu et la joueuse ou le joueur qui brise quelque peu l’immersion physique. Les avancées de la réalité virtuelle sont-elles suffisantes pour parler d’immersion dans un autre monde, donc d’art total ?
La notion d’art total s’appuie sur le fait que les jeux vidéo sont composés de plusieurs arts distincts, dont la musique, le dessin, le design… Mais cela suffit-il à les considérer comme des œuvres d’art – ce qui impliquerait une certaine transitivité de la notion d’art elle-même, et à ce compte les musées deviendraient eux-mêmes des œuvres ? Séparer les différentes phases de création d’un jeu vidéo entre des rôles simplement techniques et des activités artistiques – donc déjà reconnues dans la famille des neuf autres arts – révèle un impensé : un nouvel art ne signifie-t-il pas l’émergence d’un nouveau type d’artistes ? Les codeuses et codeurs sont-ils moins artistes que les level designers – alors même que ce sont eux qui décident comment bouge le personnage, comment tombe la pluie, etc. ? L’interactivité, qui est reconnue comme la particularité de ces nouvelles œuvres, ne serait-elle pas justement le sommet de ce que nous devrions rechercher dans un art total – plus que la présence, ou non, de l’ensemble des autres arts ? Cette interactivité, liée à la notion de gameplay, serait-elle un art en soi ? Dans ce cas, l’expérience de jeu, qui n’est pas passive, doit-elle être considérée comme une activité de co-création ?
Bibliographie
Barbier Benjamin, Le processus de patrimonialisation des cultures populaires à l’ère numérique : le cas du jeu vidéo, Thèse de doctorat, Paris 8, 2016.
Bermès Emmanuelle, De l’écran à l’émotion : quand le numérique devient patrimoine, Paris, École nationale des chartes-PSL, 2024.
Blanchet Alexis et Montagnon Guillaume, Une histoire du jeu vidéo en France : 1960-1991 : des labos aux chambres d’ados, Houdan (Yvelines), Pix’n Love éditions, 2020.
Brunaux Geoffray, Le jeu vidéo, un objet juridique identifié, Paris, Mare & Martin, coll. « Droit privé & sciences criminelles », 2019.
Clais Jean-Baptiste (dir.), Game story, Paris – Grand Palais, RMN Cat. d’exp. 10/11/2011 – 09/01/2012, 2011.
Coville Marion, « Formuler le jeu vidéo comme un “bien culturel”. Politiques publiques françaises et reconnaissance culturelle des jeux vidéo », 2017, https://shs.hal.science/halshs-02535412, consulté le 26 novembre 2024.
Genvo Sébastien et Philippette Thibault (dir.), Introduction aux théories des jeux vidéo, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Jeu / Play / Spiel », 2023.
Haudoin Dorian, La place du musée du jeu vidéo en France. Étude de cas : la Cité du Jeu Vidéo à Lyon en 1998, Mémoire d’étude (1re année de 2e cycle), École du Louvre, 2023.
Heinich Nathalie et Shapiro Roberta (dir.), De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « Cas de figure », 2012.
Le Diberder Alain et Le Diberder Frédéric, Qui a peur des jeux vidéo ?, Paris, Editions La Découverte, coll. « Cahiers libres /Essais », 1993.
Tavinor Grant, L’art des jeux vidéos, trad. Alexandre Declos, Rennes, PU Rennes, coll. « Aesthetica », 2024.
Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 477, 2017.
Ter Minassian Hovig, « Les jeux vidéo : un patrimoine culturel ? », dans Géographie et cultures, no 82, 2012, p. 121‑39, https://hal.science/hal-00832148, consulté le 3 avril 2024, L’Harmattan.
Modalités de soumission
Le colloque international aura lieu à Paris, les 13 et 14 mai 2025, et se déroulera à l’École normale supérieure-PSL et à l’École nationale des Chartes-PSL. Les frais de transport et d’hébergement seront pris en charge par l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL.
Les communications seront données en français. La publication d’actes est envisagée.
Les propositions de communication ne devront pas excéder 2000 caractères, espaces compris et seront accompagnées d’un titre provisoire, d’une bibliographie indicative et d’une courte biographie de l’auteur. Les propositions seront envoyées par mail, en PDF, au plus tard le 31 janvier 2025, aux deux adresses électroniques suivantes :
christophe.carini-siguret@chartes.psl.eu
lea.saint-raymond@ens.psl.eu
Comité scientifique
David Benoist, chargé de collections Jeux vidéo au sein du service Multimédia du département Son, vidéo, multimédia de la BnF.
Emmanuelle Bermès, maîtresse de conférences en ingénierie de la donnée et du document, responsable pédagogique du master « technologies numériques appliquées à l’histoire » à l’ENC-PSL.
Christophe Carini-Siguret, doctorant à l’ENC-PSL, Centre Jean Mabillon, accueilli à la BnF.
Christophe Gauthier, Professeur d’Histoire du livre et des médias contemporains à l’ENC-PSL.
Léa Saint-Raymond, maîtresse de conférences en histoire de l’art à l’université PSL, UMR 8066 Institut d’histoire moderne et contemporaine, directrice de l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL.
Magalie Vetter, présidente de l’association Swiss Video Game Archivists et membre du Groupe d’étude sur le jeu vidéo de l’université de Lausanne et de l’école polytechnique fédérale de Lausanne.
Comité d’organisation
Christophe Carini-Siguret, doctorant à l’ENC-PSL, Centre Jean Mabillon, accueilli à la BnF.
Léa Saint-Raymond, maîtresse de conférences en histoire de l’art à l’université PSL, UMR 8066 Institut d’histoire moderne et contemporaine, directrice de l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL.
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