Au Québec, l’année 1967 marque une mutation dans la manière de désigner l’exercice de la censure : le « Bureau de censure », qui avait mis les ciseaux dans des milliers de films, devient le « Bureau de surveillance ». Témoignant de certains acquis de la Révolution tranquille, le concept de surveillance décline certes l’abandon des stratégies de censure proscriptive et prescriptive que le Clergé avait déployées ; mais il désigne aussi un renouveau des modes opératoires de la censure.
Il est aujourd’hui possible de publier au grand jour une édition illustrée des Cent vingt journées de Sodome de Sade. Cette apparente levée de censure suffit à nos yeux à indiquer une mutation dans la régulation de l’ordre des discours, et cette mutation demande à être elle-même mise en lumière par une réflexion attentive aux modes opératoires de la censure tels qu’ils se développent dans une culture où la rentabilité semble être devenue l’ultime finalité. La configuration culturelle contemporaine favorise les productions qui veulent bien jouer le jeu du capital : elle inscrit toujours plus intimement la contrainte de l’argent à la source même de la création des arts, des discours et des savoirs. La subordination des activités, des pensées et des sensibilités au capitalisme n’est certes pas absolue ; mais elle s’avère tout de même hautement déterminante, au point où elle n’est plus balisée par des limites facilement discernables.
La régulation des discours ne passe plus par l’interdiction, mais par une sélection qui s’effectue selon une logique de marché : les discours subversifs ne sont plus directement censurés, mais l’attention qui leur est accordée demeure minime aux côtés des produits culturels qui se vendent le mieux. Si les rapports économiques qui influencent les orientations politiques de nos sociétés occidentales autorisent la circulation des discours contestataires, c’est que ces derniers se noient de toute manière dans la masse d’informations que les médias produisent chaque jour. Pire encore ; si elle fait vendre, la contestation risque elle-même de nourrir l’hégémonie du système économique.
Si nous cernons là l’effet délétère d’une société organisée selon des impératifs économiques, il faut aussi reconnaître qu’à la censure revient une fonction structurante. Qui voudrait d’une culture où tout peut être dit et fait ? Depuis Freud, on comprend mieux à quel point le respect de la loi qui fonde toute civilisation implique le développement d’une autocensure que chaque sujet de la collectivité effectue sur ses propres désirs. Entre la reconnaissance des effets structurants de la censure et le développement d’un regard critique sur ses plus récents modes opératoires, nous voudrions ouvrir un espace de discussion attentif aux nouvelles valeurs qui déterminent la circulation des discours et des savoirs. L’urgence qui motive la réflexion commune tient à la nécessité de revenir interroger le désir propre à la responsabilité culturelle des individualités qui refusent la subordination de la vie humaine à la logique économique.
Voici quelques pistes de réflexions auxquelles pourront s’intéresser intervenants et intervenantes :
Censure et autorité institutionnelle
Autocensure
Censure et prolifération des discours
La censure comme formation langagière
Censure et littérature
Censure au cinéma
Normativité et transgression culturelles
Censures médiatiques
Censure et société de consommation
Censure et financement de la recherche ou de la création
Culture de masse et propagande
Censure et political correctness
Analyse d’un cas de censure spécifique
Les propositions d’interventions (environ 200 mots) seront envoyées avant le 8 avril 2016 à censuresaucontemporain@gmail.com. Nous favoriserons les propositions attentives à la démystification des modes opératoires de la censure, mais aussi à la mise en place d’un regard critique sur le rapport entre les activités de contestation et le développement d’une richesse culturelle qui ne saurait se réduire à la logique de la rentabilité.
Les interventions auront lieu le 19 et le 20 mai 2016 à Montréal entre les murs de la Médiathèque littéraire Gaëtan Dostie, autour du lancement du livre-disque illustré Ouverture du cadavre de Sade, publié par Possibles Éditions.
Conférenciers invités : Pierre Hébert et Alain Deneault
Organisé par Bianca Laliberté et Dominic Marion, en collaboration avec le GROS – Groupe de recherche en objectivité(s) sociale(s) et Possibles Éditions.
Sélection bibliographique
Pierre Bourdieu, « La censure », Questions de sociologie, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 1984/2002.
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 1990/2003.
Alain Deneault, Faire l’économie de la haine. Douze essais pour une pensée critique, Montréal, Écosociété, 2011.
La médiocratie, Montréal, Lux éditeur, 2015.
Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits IV. 1980-1988, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
Norbert Elias, La civilisation des mœurs [1939], trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture [1929], Œuvres complètes XVIII. 1926-1930, dir. Jean Laplanche, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, éd. aug., Paris, Raisons d’agir, 2005.
Jacques Hébert, Obscénité et liberté, Montréal, Éditions du jour, 1970.
Pierre Hébert et Patrick Nicol, Censure et littérature au Québec. Le livre crucifié. 1625-1919, Montréal, Fides, 1997.
La censure dans tous ses états, dir. Claude Lévesque, Montréal, Hurtubise, 2008.
Dictionnaire de la censure. Littérature et cinéma, dir. Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry, Montréal, Fides, 2006.
L’affaire Sade. Compte-rendu exact du procès intenté par le Ministère Public, Paris, Pauvert, 1957.
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