Appel à contributions
La couleur des Lumières, dossier thématique de la revue Dix-Huitième-Siècle (DHS), n°51 (2019), Aurélia Gaillard (Université Bordeaux Montaigne) et Catherine Lanoë (Université d’Orléans), dir.
« Toutes les choses visibles se distinguent et se rendent désirables par la couleur »
(Instructions générales pour la teinture des laines et manufactures de la laine de toutes couleurs…,
Muguey, Paris, 1671).
« La couleur est ce qui rend les objets sensibles à la vue » (Roger de Piles, Cours de peinture par principes, 1708)
« Cette pelouse est trop verte » (Diderot, Salon de 1761)
Au carrefour de plusieurs disciplines, littérature, histoire, histoire culturelle, histoire de l’art, philosophie, histoire des sciences, principalement, la question transversale et primordiale des sensations et des émotions à l’époque des Lumières a été largement renouvelée et déclinée sous de multiples thématiques et approches depuis déjà plusieurs décennies et a même contribué à voir éclore une discipline à part entière « l’histoire des sens », représentée notamment par Alain Corbin. On s’est interrogé par exemple sur l’émergence du toucher et de la gestuelle, sur celle du corps sensible, son hygiène, sa beauté (G. Vigarello), sur celle du goût aussi, avec l’avènement de la gastronomie (Jean-Claude Bonnet, La gourmandise et la faim, 2015), ou encore de l’odorat, avec la révolution olfactive de la seconde moitié du 18ème siècle (A. Corbin, Le Miasme et la Jonquille, 1982), et enfin sur la place de la musique et du bruit de la ville (Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au 18e siècle, 2009) etc. La revue DHS a elle-même proposé plusieurs dossiers thématiques autour de ces questions, « Sciences et esthétique » (n°31, 1999), « Le monde sonore » n°43, 2011.
Cependant, alors même que la question de la couleur revêt une importance nouvelle au 18e siècle, avec le prisme de Newton, la défense du coloris par Roger de Piles, l’invention du « rose » (couleur de rose), l’éloge du fard et même dès la fin du siècle précédent avec les fameuses robes couleur du Temps, de la Lune et du Soleil de Peau d’Âne, elle semble mise en sourdine par la critique et surtout sectorisée : essentielle pour l’esthétique et l’histoire de l’art après De Piles, ou encore pour les mathématiciens-physiciens à partir de Newton, la réflexion épistémologique qu’on pourrait attendre sur une telle question n’est pas encore très développée : celle-ci n’est pas à proprement contournée (les recherches autour du clavecin oculaire du Père Castel ou sur la carnation, le fard, en témoignent), mais elle n’a encore été traitée ni de façon autonome, ni transversale – sauf par quelques historiens des couleurs mais qui ne s’attardent pas particulièrement sur le 18ème siècle. Le thème bien analysé par exemple des « peintures des passions » (De Rabelais à Sade, L’analyse des passions dans le roman de l’âge classique, C. Duflo et L. Ruiz, PU de St Etienne, 2003) envisage le plus souvent la « peinture » comme une rhétorique des passions, une expressivité transcrite par le dessin (les dessins des conférences de Le Brun). De même, le nouvel univers d’observation et de recherches ouvert dès 1992 par Henri Lafon (Les Décors et les Choses dans le roman français du 18e siècle, de Prévost à Sade, SVEC) sur l’intérêt que le 18e siècle porte au décor et aux objets et plus particulièrement sur les relations interdépendantes entre le personnel et le mobilier du roman, sur le discours muet construit par les choses, sur l’attention au détail et à la gestuelle, n’a pas donné lieu à un même type d’enquête pour la couleur. Ce mobilier, ces objets qui se mettent à encombrer l’univers romanesques sont-ils donc incolores ? Et en ce cas cette absence même de couleur ne serait-elle pas alors à interroger comme cela a été fait tout récemment par exemple par Catherine Volpihac-Auger pour Montesquieu (Montesquieu : une histoire de temps, ENS éd., 2017) ? Car il y a bien une question de la couleur au 18e siècle, tout aussi primordiale que celle du geste, du toucher, de la voix ou des autres effets induits par les sens. C’est la couleur qui désormais devient « éloquente » pour reprendre le titre de Jacqueline de Lichtenstein (Flammarion, 1989). Elle quitte son cantonnement symbolique pour accéder au monde visuel – et au régime descriptif dans les textes littéraires.
À partir de là, le dossier thématique de la revue DHS n° 51 envisage le thème de la « couleur des Lumières » comme suit : d’abord, qu’en est-il de la place de la couleur au 18e siècle ? Peut-on parler de ce siècle comme d’un univers coloré ? Et si oui, quelle en serait la couleur ou quelles en seraient les couleurs ? N’y aurait-il pas alors un siècle clivé en deux, l’un coloré (couleur de rose, couleur du rococo), l’autre blanc hygiénique (traités de blanchiment, blancheur des marbres classiques) ? Enfin, qu’en est-il de la couleur dans les textes littéraires ? À quel moment, dans quels textes, dans quels genres, chez quels auteurs passe-t-on de l’évocation abstraite des somptueux « ornements » et subtiles « grâces » à des descriptions colorées ? Y a-t-il par exemple des auteurs, des genres coloristes et d’autres non ? Et comment, pour des textes, des mots, penser une poétique de la couleur qui ne soit pas une rhétorique des images ?
Ainsi, si la subjectivité de l’être percevant conçu comme homme sensible à l’âge des Lumières a été une question majeure des recherches depuis ces dernières décennies, la valorisation corollaire des sensations chromatiques a été un peu délaissée. Il s’agit donc de mettre en évidence l’importance de la couleur dans le monde des Lumières : théories, débats, inventions, expériences, synesthésies, discours, représentations, poétique.
Les contributions pourront alors aborder les axes suivants relevant principalement de 4 paradigmes :
Un paradigme scientifique, la science de la couleur : de Newton (Opticks, 1704) à Goethe (Traité des couleurs, 1808). Le 18e siècle s’ouvre par un renouvellement complet du discours sur la couleur, inauguré par l’analyse purement physique de celle-ci par Newton (couleur comme vibration de lumière) et ouvre la voie à la « colorimétrie », avec des mathématiciens comme Guillaume Le Blond, Heinrich Lambert. Tout le 18e siècle est ainsi l’occasion d’un débat opposant couleurs physiques et « physiologiques » (psychologiques) – faut-il étudier la couleur « en amont » comme un phénomène physique ou « en aval », comme des effets, des sensations, s’intéresser non à la nature de la couleur mais à sa manifestation, pôle représenté par Goethe à l’autre terme du siècle. Ce paradigme pourra donc être décliné par exemple selon les axes suivants :
• Les théories et débats scientifiques après Newton
• La perception chromatique, l’expérience des couleurs (Cheselden, problème de Molyneux conçu en termes géométriques et non chromatiques ?), Dalton.
Un paradigme médical et philosophique, sensualisme, sens et sensations colorés : dans le contexte du sensualisme et du privilège accordé au corps, mais aussi plus précisément des opérations de la cataracte et des interrogations sur les synesthésies, la suppléance d’un sens par un autre etc., on assiste aussi à une valorisation de l’univers coloré. Cette valorisation s’accompagne également d’un intérêt pour les défauts de la perception chromatique : John Dalton Faits extraordinaires à propos de la vision des couleurs (1794). On s’intéresse enfin à la structure physico-anatomique de la peau et aux différentes couleurs des « espèces humaines » (Le Cat, Traité de la couleur de la peau, 1765). Ce paradigme pourra donc être décliné par exemple selon les axes suivants :
• Correspondances et synesthésies : tons et sons, toucher et vue (le « toucher de l’œil », Encyclopédie, Herder), le clavecin oculaire. Le floral : couleur ou odeur ? Importance donnée au floral dans l’émergence d’un univers coloré – le post-scriptum de Virginie (Paul et Virginie) : évoque la violette et la scabieuse « une jolie fleur d’un bleu mourant, et à fond noir piqueté de blanc », à semer sur le Rocher des adieux. La pervenche de Rousseau (« quelque chose de bleu dans la haie », Confessions). La couleur odoriférante (invention du peintre Dandrillon pour ôter la mauvaise odeur aux vernis des lambris). L’audition colorée.
• La couleur des « espèces » humaines : « le blanc, le noir et le cuivré » (Le Cat), le blanc et le noir (Lettres persanes), le « jaune » (Montesquieu).
• La couleur genrée (féminité de la couleur et couleurs féminines)
Le paradigme historique et anthropologique : s’agissant de l’histoire matérielle des couleurs, la cosmétique avec la large place donnée notamment au blanc et au rouge (Catherine Lanoë, La poudre et le fard : une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Champ Vallon, 2008) offre un champ privilégié de recherche. Par ailleurs, alors même que les techniques/manuels d’art tinctorial (C.-F. Fay) se multiplient avec la progression des inventions chimiques et que le marché tinctorial est en plein essor, se développe aussi dans la seconde partie du siècle –– paradoxe ? Évolution ? –– l’art du blanchiment, des tissus mais aussi du décor intérieur, « blanc hygiénique » que Manlio Brusatin analyse comme la construction d’un ethos bourgeois (Histoire des couleurs, Flammarion, Champs, 1986). L’histoire matérielle s’articule alors clairement avec l’histoire culturelle des émotions et des sensations, celle du corps et de l’hygiène, comprenant aussi la dimension anthropologique de la carnation et des couleurs corporelles (G. Boëtsch, D. Chevé, B. Andrieu, J.-P. Albert, P. Blanchard, Coloris corpus, CNRS, 2008). Ce paradigme pourra donc être décliné par exemple selon les axes suivants :
• Histoire matérielle de la couleur et des teintures : art de la peinture, de l’émail, du verre, de la porcelaine, des tissus, teintures, chimie, manuels d’art tinctorial, de blanchiment etc.
• « Les couleurs du corps » (Michel Delon dans Angelica Gooden dir., The Eighteenth-Century Body, Peter Lang, 2002) : la « couleur de chair », incarnat, rougeurs/blancheurs d’où surgit tout à coup par exemple le bleu des veines etc.
• La cosmétique, le fard rouge et le blanc de céruse (C. Lanoë, « La céruse dans la fabrication des cosmétiques… », Techniques et Culture, n°38, 2002 ; « le rouge des Lumières… », Sociétés et représentations, n°25, 2008), les encres bleues (Solange Simon-Mazoyer, « Le conflit entre les excès de la mode et de la santé au XVIIIe siècle : ‘l’habillage’ du visage », dans V. Barras et M. Louis-Courvoisier dir., La médecine des Lumières, Georg Éd., 2001)
Le paradigme esthétique, un visuel coloré : à la suite de la Querelle du Coloris (de Piles), on assiste à une apologie de la couleur, du stuc, de l’illusion (J. Lichtenstein, La couleur éloquente, Flammarion, 1989). Le coloriste Charles La Fosse devient recteur de l’Académie royale de Peinture et Sculpture en 1702. Diderot développe ses « Petites idées sur la couleur » (Essais sur la peinture, 1765). Mais le 18e siècle est aussi celui de l’invention de la couleur « rose », qui reste nommée pendant tout le siècle par le nom de la fleur (couleur de rose). Ce paradigme pourra donc être décliné par exemple selon les axes suivants :
• Couleur de rose/la couleur des roses (La Font de Saint-Yenne) : littérature (libertine) et arts, Couleurs du rococo (« un petit goût de mode très clair » La Font).
• La couleur en peinture, Roger de Piles, le doigt dans la palette, le stuc, la couleur des étoffes.
• Le coloris du nu et la couleur de la sculpture (Herder, Plastik, 1778), la nudité des statues.
• Transparences, lumières, reflets, clairs obscurs : dans les arts décoratifs, la peinture, les « transparents » (gazes, toiles), les glaces, en littérature, « le crêpe transparent » de la belle nuit d’été de Point de lendemain de Vivant Denon mais aussi la « transparence » topique (« rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur » Confessions).
• Couleurs entre elles, le multicolore, l’harmonie : l’arc-en-ciel, la toilette des femmes dans les Bijoux Indiscrets.
• Romanciers/romans du clair-obscur (La Religieuse, Diderot, Sade), de l’absence de couleur ou des couleurs vives, topique des scènes colorées (bals masqués, représentations théâtrales), du décor des salons et boudoirs – un marbre d’un bleu turquin (La Petite maison), un salon vert et or (Pygmalion de Deslandes).
• Le conte de fées : Peau d’Âne, les innombrables îles, oiseaux, robes bleus des « contes bleus », parfois jaunes (contes, oiseaux, Nain Jaune de Mme d’Aulnoy), l’invention de mondes merveilleux ou fantastiques colorés (Lamekis de Mouhy avec ses hommes bleus et ses mondes souterrains multicolores, son « ciel d’un violet pourpré »), Le Prince arc-en-ciel (conte anonyme), le génie Clair-Obscur et son palais de « marbre vert campan » (Funestine de Beauchamp)
• L’orientalisme, les fictions et relations de voyage orientales, le sérail.
Les propositions de contributions sont à adresser simultanément à Aurélia Gaillard (aurelia.gaillard@gmail.com) et Catherine Lanoë (catherine_lanoe@hotmail.com) sous forme d’un titre et d’un résumé d’une quinzaine de lignes avant le 30 novembre 2017. Les articles définitifs seront à rendre pour juin 2018.
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